Évoquer la sécurité ou la santé des personnes pour justifier un déluge de lois liberticides et l’entretien d’un arsenal répressif gigantesque alors que les principales causes de morbidité et mortalité évitables sont quasiment laissées-pour-compte pose un problème de fond. En faisant passer la santé après les intérêts économiques mais avant la liberté individuelle, le législateur prend la responsabilité de mettre en place une société à la fois pathogène et totalitaire à laquelle il n’échappera pas lui-même.
Les obsessions
Depuis plusieurs dizaines d’années, quatre problèmes qui ne sont pas apparus au même moment mais qui coexistent actuellement font l’objet d’une attention extraordinaire de la part de l’État. Il s’agit de la consommation de drogues, des accidents de la route, du terrorisme et dernièrement de l’épidémie de Covid. Le nombre de lois votées (plus d’une centaine, une tous les ans en moyenne dans le cas du terrorisme), de même que les moyens humains et techniques considérables qui sont engagés pour les faire respecter, témoignent du volontarisme parlementaire sur ces questions. Ainsi une part majeure de l’activité des forces de l’ordre et de l’appareil judiciaire est consacrée à la constatation et à la sanctiondes infractions à la législation routière (la quasi-totalité des 20 millions de contraventions distribuées chaque année en France, 40 % des quelque 600 000 condamnations prononcées) et à la législation sur les stupéfiants (plus de la moitié de l’activité de la police sur le terrain, 12 % des condamnations prononcées).
La lutte anti-terroriste et les mesures contre l’épidémie de Covid ne sont pas en reste avec l’intervention constante ou ponctuelle de l’ensemble des forces de l’ordre (militaires, gendarmes, policiers nationaux et municipaux, vigiles privés).
Le coût budgétaire de ce volontarisme est énorme aussi bien en termes de masse salariale que de moyens techniques engagés, les recettes provenant des contraventions et des amendes ne contrebalançant absolument pas les dépenses nécessaires pour entretenir l’énorme système répressif et judiciaire.
Le prétexte
Il ne s’agit pas de discuter de la pertinence ou de l’efficacité de ce volontarisme car il est relativement facile de constater ses succès (dans le cas des accidents de la route), ses échecs (dans le cas de la consommation de drogues) ou ses effets incertains (dans le cas du terrorisme ou de l’épidémie de Covid). L’important est ailleurs. Il s’agit de la raison officiellement affichée : assurer la sécurité ou protéger la santé de la population. Évoquant l’épidémie de Covid, « la priorité, c’est la protection de la santé de nos concitoyens » (Jean Castex), le « seul objectif, c’est de protéger les Français » (Olivier Véran), « je ne répéterai pas, non plus, combien la prévention du terrorisme reste l’une de nos priorités nationales et quotidiennes » (Édouard Philippe), « les victimes de la route sont des victimes parfaitement évitables, il n’y a pas de fatalité, si la politique a un sens, c’est bien celui-là : sauver des vies (Nicolas Sarkozy), « il faut briser ce tabou, lancer un grand débat national sur la consommation de drogue et ses effets délétères. Ceux qui prennent de la drogue – et cela concerne toutes les catégories sociales – doivent comprendre que non seulement ils mettent leur santé en danger, mais qu’ils alimentent aussi le plus grand des trafics » (Emmanuel Macron).
Le problème
Cette justification pose un problème majeur. Avant de l’aborder, il faut préciser les termes et présenter quelques chiffres.
La signification du mot sécurité, bien qu’il soit sur toutes les bouches, est assez floue ; si l’on parle de l’intégrité physique ou mentale des personnes, c’est alors une définition très proche de la santé et l’on ne voit pas très bien pourquoi utiliser parfois un terme, parfois l’autre.
De fait, faire une overdose, avoir un accident de voiture, recevoir une balle ou un coup de couteau, être hospitalisé pour une infection de Covid sont des événements portant atteinte à la santé des personnes bien que le mot sécurité soit souvent employé. S’il s’agit de ce que les personnes ressentent, il faudrait alors parler de risque de perdre sa santé, un ressenti largement déterminé par les médias et l’État comme on le verra avec les chiffres ci-dessous. S’il faut insister sur l’équivalence des mots sécurité et santé, c’est que les principales causes évitables de perdre la santé ne sont pas les overdoses, les accidents de la route, les attentats ou l’épidémie de Covid, ce sont les maladies cardiovasculaires et les cancers qui, comme les problèmes évoqués ci-dessus, ne font absolument pas partie du vieillissement naturel de l’organisme humain, ne faisant que refléter l’inadéquation fondamentale entre notre mode de vie actuel et notre patrimoine génétique qui a évolué dans un environnement très différent.
Les chiffres sont révélateurs : chaque jour en France, en moyenne, une personne meure d’overdose (7 000 décès au cours des 20 dernières années), une dizaine d’autres décèdent sur les routes (92 000 décès au cours des 20 dernières années), aucune n’est victime d’un attentat (310 décès au cours des 20 dernières années), une cinquantaine décèdent du Covid (jusqu’à un millier au pic de l’épidémie). À titre de comparaison, environ 800 personnes en moyenne meurent chaque jour d’une maladie cardiovasculaire ou d’un cancer avec une grande constance (6 millions de décès au cours des 20 dernières années), cela sans compter les quelque 2 000 qui sont victimes d’un accident cardiovasculaire non mortel ou chez qui un cancer est diagnostiqué, de même que le nombre encore plus important de personnes qui sont atteintes par les prémisses de ces pathologies (obésité, hypertension, diabète, dyslipidémie, troubles du sommeil, dépression). Pour le dire autrement, l’essentiel de la différence existant en France entre l’espérance de vie à la naissance (environ 82 ans) et l’espérance de vie en bonne santé (environ 64 ans) est attribuable à ces pathologies, soit une vingtaine d’années de souffrances parfaitement évitables.
Les oubliés
Quels sont l’arsenal législatif et les moyens humains et techniques déployés pour lutter contre les maladies cardiovasculaires et les cancers ?
On sait depuis longtemps que pour éviter l’apparition de ces pathologies, il faut agir sur les facteurs de risque majeurs que sont les conditions de travail dans les entreprises privées ou publiques et certains des produits qu’elles fabriquent : boissons alcoolisées, tabac sous ses diverses formes, matériaux amiantés ou plombés, véhicules émetteurs de particules fines, aliments déséquilibrés, pour ne citer que les plus connus. Sans s’attarder sur le rôle historiquement promoteur de l’État dans la consommation d’alcool et dans le tabagisme ou plus récemment dans la pollution atmosphérique liée aux particules fines émises par les moteurs diesel, plusieurs constatations peuvent être faites lorsqu’une volonté de lutter contre ces problèmes s’est manifestée : un nombre de textes législatifs extrêmement faible (moins d’une vingtaine pour l’ensemble des facteurs de risque cités ci-dessus), leur adoption toujours très tardive souvent des dizaines d’années après l’identification des problèmes, leur contournement ou les dérogations accordées à la moindre occasion, le manque abyssal de moyens humains et techniques pour les faire respecter, les sanctions ridiculement faibles prévues en cas d’infraction. En se limitant à l’actualité récente, on peut constater : la réintroduction de la publicité pour les vins 25 ans après son interdiction et « tant que je serai président, il n’y aura pas d’amendement pour durcir la loi Evin » (Emmanuel Macron), les effectifs de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes en diminution constante alors qu’un buraliste a une probabilité d’être contrôlé une fois par siècle et que deux tiers d’entre eux vendent du tabac à des mineurs à un âge où l’accoutumance se développe, la publicité en particulier à destination des enfants pour des aliments totalement déséquilibrés dont la qualité nutritionnelle, qui ne fait l’objet d’aucune régulation, n’est pas systématiquement signalée sur les étiquettes (le Nutri-Score restant facultatif), le nombre d’inspecteurs et de médecins du travail en diminution constante et la disparition des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (même s’il n’y en avait que 22 000 pour les 1,2 million d’entreprises qui auraient dû en avoir, ce qui donne une idée à quel point cette mesure obligatoire avait été imposée), les réformes sur l’indemnisation du chômage (un facteur de surmortalité majeur) et sur l’âge de départ à la retraite qui ne font pas la moindre allusion à la santé des chômeurs ou des retraités, la recherche publique sur les facteurs de risque sous-financée alors que les exonérations fiscales accordées aux entreprises privées au travers du Crédit d’impôt recherche ne font l’objet d’aucun contrôle sérieux.
Les raisons
Dans ces conditions, peut-on décemment déclarer que la santé de la population est une priorité pour l’État ?
Il faudrait être plus précis : la santé est présentée comme une priorité lorsque les intérêts économiques ne sont pas en jeu mais elle cesse d’être une priorité lorsqu’ils le sont. On connait les raisons de cette duplicité, les cris d’orfraie des entreprises à la moindre perspective de régulation et leurs fadaises habituelles sur la responsabilité sociétale ou environnementale, l’économie solidaire, le volontariat, l’autodiscipline et les chartes, les fondations, les partenariats public-privé, le crédit d’impôt recherche, la sauvegarde de l’emploi, l’image de la France, alors que le seul et unique curseur possible pour une entreprise dans un marché concurrentiel est le profit qu’elle peut générer à partir des capitaux investis. « Cette logorrhée responsable » donnait la nausée à l’économiste Milton Friedman, un des chefs de file de l’ultra-libéralisme : « Peu de choses me soulèvent davantage l’estomac que de regarder ces spots télévisés, en particulier ceux de certaines compagnies pétrolières, qui voudraient nous faire croire que leur seule raison d’être est la préservation de l’environnement, ont-ils d’autres responsabilités que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires ? Ma réponse est que non, ils n’en ont pas d’autres ».
Les conséquences
Un corollaire manifeste de ce volontarisme sélectif est qu’il aboutit à une surveillance et à un contrôle de plus en plus étroit des individus qui se voient a priori suspectés d’être des drogués, des chauffards, des terroristes ou des contaminants. Parfois, il s’agit non seulement d’empêcher l’individu de nuire à autrui mais aussi à lui-même comme dans le cas du port imposé de la ceinture de sécurité dans les véhicules. Les contraintes imposées à la population sont de fait de plus en plus importantes, il suffit de considérer le nombre de fois où les jeunes des quartiers se font contrôler pour une éventuelle consommation de cannabis (le nombre annuel d’interpellations est passé de moins de 10 000 dans les années 1970 à plus de 200 000 aujourd’hui), la succession des panneaux de limitation de vitesse et des radars sur les routes secondaires, les contrôles d’alcoolémie et d’usage de drogues au volant en milieu rural, la vidéosurveillance, l’ouverture des sacs avant l’entrée dans des lieux recevant du public, le contrôle des chaussures dans les aéroports, les couvre-feux, les restrictions de circulation, les contrôles d’attestations ou de passeports sanitaires, le port du masque.
Même les rares mesures pour prévenir les maladies cardiovasculaires et les cancers ciblent souvent le comportement des individus, il s’agit par exemple de leur interdire de fumer ou de boire dans telle ou telle circonstance ou les obliger à réduire leur vitesse ou à laisser leur voiture au garage lors des pics de pollution.
Épaulé par des moyens technologiques de plus en plus performants (Internet, réseaux sociaux, ordinateurs, logiciels de reconnaissance faciale ou corporelle et d’analyse comportementale, capacités de stockage de l’information, téléphones portables, réseaux mobiles à haut débit, géolocalisation, radars, caméras et vidéosurveillance, drones, satellites, intelligence artificielle, interconnexion des fichiers), ce volontarisme participe directement à la mise en place d’une société totalitaire dans laquelle la possibilité de tracer de manière permanente les moindres paroles, écrits, faits et gestes de chacun d’entre nous, aussi bien dans la sphère publique que privée, risque de devenir bientôt une réalité.
L’ironie de l’histoire
En résonance avec des médias prompts à mettre en avant certains problèmes et à en masquer d’autres, le législateur affirme faire de la santé de la population une priorité lorsque les intérêts économiques ne sont pas impliqués mais en fait une non-priorité lorsque ces intérêts sont en jeu. Les conséquences de cette duplicité sont de deux ordres : l’une anecdotique et ironique est que le législateur se concentre sur des problèmes dont il ne sera probablement pas victime tandis qu’il délaisse d’autres dont il sera probablement victime. L’autre beaucoup plus globale et sérieuse est l’accumulation de mesures liberticides et répressives préfigurant la mise en place d’une société totalitaire parfaitement décrite par George Orwell dans son roman 1984 et à laquelle le législateur n’échappera pas comme tout à chacun. Certains diront que la mise en place de cette société est en fait l’objectif poursuivi dans des temps où l’instabilité sociale ne peut que grandir, alimentée par les exigences de plus en plus importantes du capitalisme et la détérioration de l’environnement. Il ne faut en effet jamais perdre de vue que le cauchemar de l’État, ce ne sont pas les crises sanitaires, ce sont les mouvements sociaux de très grande ampleur avec grève générale et manifestations de rue massives, type mai 68, seuls susceptibles de changer l’ordre des choses.
Pierre MENETON
Chercheur en santé publique à l’Institut national de la santé
et de la recherche médicale (Inserm)
Pierre Meneton est intervenu comme expert dans plusieurs institutions nationales et internationales ainsi que dans les médias. Il est à l’origine des révélations sur le scandale du sel caché dans l’alimentation et sur la surmortalité liée au chômage. Il vient de publier le livre 2084 chez humenSciences auquel le lecteur est invité à se référer pour obtenir les références et sources des citations, faits et chiffres rapportés dans cet article.