Après plusieurs heures de suspens, les quelques 65 millions d’électeurs turcs ont « infligé » au président sortant, Recep Tayyip Erdogan, un deuxième tour, qui se déroulera, le 28 mai prochain.
Celui qui, dirige le Parti de la Justice et du Développement (AKP) depuis sa création en 2001, occupe le pouvoir depuis mars 2003, d’abord comme Premier ministre, puis Président, depuis sa première élection, en août 2014 et sa réélection, en juin 2018, voit ainsi briser son souhait de battre, dès le premier tour, son principal rival. Recep Tayyip Erdogan aborde, cependant, le second tour, en ballotage très favorable, avec 49,5% des suffrages, soit plus de 27 millions de Turcs lui ayant confié leurs votes.
Dans ce contexte d’accusations croisées de trucage du vote, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, de sensibilité de centre gauche, aura réussi le tour de force de rassembler près de 45% des suffrages, soit près de 24 millions de Turcs, à la tête d’une opposition hétéroclite, quoiqu’exceptionnellement réunie.
Si le président turc sortant a de bonnes chances d’être élu, dans une dizaine de jours, eu égard aux rapports de voix des deux autres candidats, dont Sinan Ogan, de sensibilité ultra-nationaliste, dissident du parti d’action nationaliste (MHP) n’hésitant pas à brandir comme le président Erdogan, le pan-turquisme comme étendard ; le parti présidentiel, l’AKP, maintient, son écrasante majorité au sein de la Grande Assemblée nationale, avec 267 députés. Le CHP de centre-gauche, devra, lui, se contenter de 169 députés, auxquels, il convient d’ajouter les 61 députés du Parti de la gauche verte (YSP) et les 50 issus du parti ultranationaliste du MHP. L’AKP sort ainsi grand gagnant de ce scrutin présidentiel et législatif.
Pour beaucoup de Turcs, dont c’était la première participation à un scrutin, l’aggravation de la situation économique, dont témoigne une inflation galopante – à la hausse constante depuis 21 mois, avoisinant désormais une augmentation mensuelle de 100% – ainsi qu’un niveau de chômage élevé reparti à la hausse depuis janvier dernier (10% de la population, et 20% pour les jeunes) n’aura été un facteur de démobilisation.
Bien au contraire, avec un taux de participation particulièrement élevé (88,84 %) les Turcs, pourtant durement affectés par le terrible tremblement de terre, de février dernier, ayant provoqué le décès de près de 50 000 personnes en Turquie (6000 personnes, en Syrie) dans la province de Gaziantep, ont déjoué tous les pronostics, en redonnant leurs votes, à celui, pourtant ouvertement accusé d’avoir couvert les agissements de la « Mafia du bâtiment », responsable de l’effondrement de nombres immeubles ayant aggravé le bilan du séisme.
Le thème de la corruption, largement illustré par les révélations quotidiennes d’un proche d’Erdogan, en la personne d’Ali Yesildag, n’aura, cependant, guère handicapé le candidat de l’AKP et de sa coalition présidentielle « l’Alliance du peuple » (Cumhur).
Le locataire du « Palais blanc » (Cumhurbaskanligi Sarayi) que l’on perçoit le plus souvent à travers son Hubris néo-ottomane et son aspiration pour la « démocratie souveraine », chère au « mage du Kremlin », Vladislav Sourkov, aura réussi à faire « oublier » les fragilités de l’économie turque, en affirmant, voire en sur-jouant, son réajustement stratégique tendant vers l’Eurasie. Le paradoxe veut que le président Erdogan, qui se revendique à la fois de l’héritage impérial du Sultan Soliman 1er « le Magnifique », tout en ne récusant pas le legs républicain de Mustafa Kemal Atatürk, joue là, « en même temps » sur la corde sensible de ce que la Turquie estime être une injustice commise à son égard, à l’aune du démantèlement de l’Empire Ottoman, via le Traité de Lausanne, en 1923.
Il n’aura, cependant échappé à personne, que tout en réaffirmant son rôle de gardien des Détroits des Dardanelles et du Bosphore, et donc de jure, garantissant le droit de faire entrer ou sortir les navires de guerres en mer Noire, que lui confère la Convention de Montreux de 1936, Ankara cherche désormais, également, à s’amender du Traité de Paris de 1947, visant à démilitariser les îles grecques, au grand dam de Paris.
Les griefs, sont d’ailleurs pléthores entre Paris, Bruxelles et Ankara, quel que soit le vainqueur du scrutin, le 28 mai prochain, à l’instar de l’ingérence turque en Libye ; de la différence d’approche sur le dossier de la réhabilitation du régime de Bashar el-Assad, caractérisée par le retour de Damas au sein de la Ligue arabe et la question kurde en Syrie, sans oublier l’épée de Damocles que constitue la présence des quelques 3,5 millions de réfugiés syriens en Turquie.
Pourtant, l’UE a promis, à travers son Pacte migratoire de 2016, la somme conséquente de 6 milliards d’euros, à l’horizon 2026, pour y faire face !
Les sources de tensions restent ainsi vives entre Ankara et Bruxelles.
Le blocage, depuis 2019, du processus d’adhésion, pourtant le plus ancien acté entre l’UE et un état tiers, puisque remontant à avril 1987, n’ira guère en s’améliorant, malgré l’adhésion de la Turquie, à la toute nouvelle Communauté Politique Européenne (CPE) portée sur les fonts baptismaux, en octobre 2022, à Prague, à l’instigation française, à l’aune de la Présidence tchèque du Conseil de l’UE.
Le nouveau président réussira-t-il à gommer l’image d’une Turquie, qui se prétend passerelle entre l’Occident et l’Orient, mais, qui pour certains, ne serait, en fait que le « cheval de Troie », d’un bloc oriental, volontiers révisionniste et agressif vis-à-vis de l’Occident…
La Turquie, sait, en effet, souffler le chaud et le froid !
En témoigne, la remise en cause des zones économiques exclusives en Méditerranée orientale, à l’aune des 3500 milliards de M3 de ressources gazières que la doctrine juridiquement révisionniste et géopolitiquement agressive « Patrie bleue » (Mavi Vatan) entend exploiter aux dépens des ZEE grecques et chypriotes.
Néanmoins, en parallèle, tout en ne récusant pas son appartenance à l’OTAN, depuis 1952, et ce malgré 447 jours de guerre en Ukraine, la Turquie s’est imposé comme facilitateur et médiateur en Ukraine. Cela est dû, principalement à l’habilité diplomatique de son président, à la dextérité de son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, et la finesse de son conseiller spécial et porte-parole, Ibrahim Kalin. Il en va ainsi, de l’accord sur l’exportation des céréales et fertilisants ukrainiens, obtenu par Ankara, de haute lutte, le 22 juillet dernier, renouvelable le 18 mais prochain.
Par ailleurs, Recep Tayyip Erdogan, qui avait soutenu l’affirmation d’un Islam politique, issu des Printemps arabes, en Afrique du Nord (Tunisie, Egypte, Libye, Soudan) et au Levant (Syrie, par le soutien au Front Al-Nostra, notamment) réussit ainsi à garder la main, là où ses coreligionnaires, frèro-musulmans, comme lui, à l’instar de Rached Ghannouchi, en Tunisie ; Mohamed Morsi, en Egypte, ou encore Fayez el-Sarraj, en Libye, ont tous échoué à prendre ou à garder le pouvoir.
Les actuels déboires du général Abdel Fattah Abderahmane al-Burhan, ardemment soutenu par Ankara – en contre-alliance du soutien des EAU et d’Israël au général Mohamed Hamdane Daglo, sur fond d’Accords d’Abrahams – en étant une illustration géopolitique prégnante.
A cet effet, l’entrisme dont font preuves plusieurs organisations cultuelles se revendiquant de l’Islam de France, à travers, notamment, du Ditib, émanation en France, du ministère turc des affaires religieuses (Diyanet) ou encore du Milli Görüs, mouvement réputé proche des Frères musulmans, explique qu’une majorité des 700 000 Turcs vivant en France, tout comme les 1,5 millions de Turcs qui résident en Allemagne, aient placés, dès le premier tour, Recep Tayyip Erdogan et l’AKP, largement en tête des deux scrutins présidentielle et législatifs.
En tout état de cause, quelque-soit le résultat du second tour de l’élection présidentielle, fixé au 28 mai prochain, le président turc pourra toujours s’appuyer sur un net repositionnement de la Turquie dans l’espace turcophone, notamment en Asie centrale, à travers l’Organisation des états turciques.
Ce « pantouranisme », qui puise dans le sentiment d’appartenance à un même espace linguistique, ethnique, spirituel, bref, civilisationnel, conforte ainsi la Turquie, d’aujourd’hui et de demain, dans un basculement « oriental », caractérisé par son affirmation de puissance leader du « Sud Global » émergent, face aux ambitions saoudiennes, entre autres.
C’est ce dont témoignent les velléités de rapprochement et d’association avec le groupe des BRICS – ayant vocation à se rebaptiser Brics +, lors de son prochain Sommet à Durban, cet été, en accueillant en son sein l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Algérie, sur fond de « dé-dollarisation » des transactions financières et d’indépendance énergétique, vis-à-vis de Washington.
Il en va de même, avec le G20 et l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) dont Ankara est « partenaire de discussion » depuis 2012, mais qui compte intégrer prochainement, l’organisation selon les mêmes modalités que l’Iran, qui en est membre depuis septembre 2021.
Quelque-soit, ainsi, l’issue du scrutin, le 28 mai prochain, l’Europe et la Turquie ont besoin, l’une de l’autre…
Emmanuel Dupuy
Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)