La mobilisation des 7 et 8 mars 2023 n’a peut-être pas abouti au blocage redouté de la France – la menace de journées noires agitée en boucle par les médias si commode pour essayer de retourner l’opinion publique contre la contestation en cours-, mais on aurait bien tort de sous estimer le début de ralentissement en tache d’huile occasionné par les manifestations massives observées sur tout le territoire, en tablant uniquement sur un pourrissement et un délitement du mouvement social par lassitude des grévistes et dislocation de l’unité syndicale au fil du temps.
On passera sur la disparité des chiffres de comptage des grévistes et manifestants de plus en plus ridicule entre le discours officiel et la réalité du terrain ; il suffit de se trouver à la croisée d’un cortège dans les rues d’un grand nombre de cités de toutes tailles du « cher et vieux pays » pour constater l’ampleur du mouvement. Les signaux inquiétants de violence marginale pour le moment, enregistrés en amont et à la fin des cortèges doivent aussi faire l’objet de la plus grande attention : jusqu’à présent aucun dérapage irrémédiable n’est venu entacher la marche des protestataires et c’est à une poignée de Black blocs (toujours les mêmes fauteurs de troubles que le pouvoir n’arrive pas à neutraliser avant des journées d’action pourtant annoncées avec suffisamment de préavis et malgré un dispositif policier amélioré par rapport à celui mis en œuvre en saison 1 de la mandature prolongée le 24 avril 2022 …) qu’il faut attribuer l’acte marquant de vandalisme intolérable perpétré sur la voiture d’un médecin en déplacement professionnel dans une rue de Paris le 7 mars 2023. Prenons garde néanmoins à l’exaspération qui monte en sourdine un peu partout devant l’impavidité affichée par l’exécutif : elle est bien réelle et les syndicats ne parviendront pas indéfiniment à la contenir si le gouvernement persiste dans sa marche forcée et se mure dans une posture de fausse porte ouverte en renvoyant à un processus parlementaire dévoyé de facto, qu’il a lui-même contribué à décrédibiliser par tactique hasardeuse depuis le début d’une séquence politique d’une rare médiocrité, la résolution de la crise.
Se fier à la résignation des Français « d’en bas », en proie à une dégradation de leurs conditions de survie, au vote d’un projet de loi si contesté dans son état actuel, est un calcul dangereux à moyen terme qui risque de bloquer toutes les autres velléités de réformes dans une mandature obérée par les conditions discutables de sa reconduction. « C’est une révolte ? Non Sire, c’est une Révolution… « .
On voudrait rejouer le drame fondateur de la France « moderne » qu’on ne s’y prendrait pas autrement, pourraient avancer les réfractaires à l’incroyable gâchis auquel le pays profond assiste aujourd’hui, et gare à ce sur quoi finira par déboucher une telle attitude… Quatre ans c’est très long pour maîtriser la rancœur et la haine des inégalités entre « premiers de cordée et ceux qui ne sont rien » à leurs yeux, accumulées depuis la révolte étouffée des Gilets jaunes en l’absence de réponses dignes de ce nom à leurs cris de désespoir et à leurs revendications à plus de justice et de respect pour leurs attentes.
On n’enjambera pas indéfiniment des crises sociales sporadiques d’une intensité qui finira par être cumulative dans l’environnement explosif national, européen et international actuel, porteur de toutes les violences possibles…
Le pourrissement de la situation susceptible de renverser le courant dans le degré d’affaissement actuel du pays n’est plus une « option » possible. Les menaces de réquisition peuvent également considérablement envenimer les tensions qui vont s’exacerber si l’appel lancé par l’intersyndicale au Président de la République reste sans réponse, dans le climat de défiance qui s’est installé entre l’équipe gouvernementale actuelle et les porte-paroles du mouvement social. Comment pourrait-il en être autrement quand une grande proportion des ministres s’abîme en créant des polémiques lamentables pour autant qu’ils n’en soient pas directement les objets, et cela dans tous les domaines possibles, contribuant à saper une image déjà brouillée par une communication erratique et bien mal coordonnée ? Depuis les origines – affaires Benalla, Griveaux notamment..- le concept d’exemplarité semble inconnu dans le logiciel de la macronie. La présomption d’innocence autorise toutes les audaces et les accommodements les plus discutables avec la morale élémentaire et le minimum d’honnêteté intellectuelle (et autre !) qu’on serait en droit d’attendre d’une équipe dirigeante dans la phase d’extrêmes difficultés à laquelle est confrontée la France de mars 2023.
Quand on veut du respect on s’en procure et alors là on peut prétendre être légitime dans les leçons qu’on entend donner à ceux qui s’égarent dans des comportements en phase avec les airs en vogue au sein des « start-up nations » et au siècle du règne des you-tubeurs et autres icônes du monde en marche…quand la communication se veut instantanée au détriment du fond et de la réflexion préalable à toute action. Imagine-t-on un seul instant la scène surréaliste, incongrue et déplacée d’un Garde des Sceaux s’abaissant à adresser des bras d’honneur à un membre de la représentation nationale au cours de l’examen d’un projet de loi dans l’enceinte du Palais Bourbon à l’époque du Général de Gaulle ? Évidemment non, et on mesure hélas à ce genre de pas de clerc -devrait-on dire de parvenu de la politique en clin d’oeil au Prince de Salina dans la Sicile du Guépard ?- combien on est tombé bas dans l’échelle de nos valeurs collectives en s’enfonçant dans le « marais » politique de l’heure vendu comme solution à tous nos maux, qui n’est pas sans renvoyer en écho lointain à d’autres périodes de déclin dans notre longue histoire…
Il n’y a plus qu’à espérer que les personnes qui défilent dans les rues du pays et celles qui organisent les actions de durcissement du bras de fer contre la réforme n’assimilent pas ce geste déplorable à une forme d’ expression représentative de la désinvolture à leur égard de la France d’en haut et du mépris de l’équipe gouvernementale pour leur combat, dans la mesure où il n’a entrainé aucune condamnation notable (sans parler de sanction !)…
C’est dans une telle atmosphère que l’on escompte sortir sans que l’on sache trop comment de la tempête qui commence à souffler sur le Royaume hexagonal, à peine oublié un périple présidentiel en Afrique achevé dans la touffeur tropicale de Kinshasa où on a pu aussi mesurer notre place dans la reconfiguration du monde tout pendant que l’on ignore la tournure prise par les combats à Bakhmout…