Alfred Spira, professeur de santé publique, membre de l’Académie de médecine, a accepté de répondre aux questions d’Arnaud Benedetti sur la crise sanitaire mondiale provoquée par le coronavirus.
Revue Politique et Parlementaire – Pourquoi les Européens, et les Français notamment, n’ont-ils pas généralisé à l’instar de ce qu’ont fait les Coréens les tests à l’ensemble de la population ?
Alfred Spira – D’abord parce que ces tests, ou plutôt les matières premières nécessaires pour les pratiquer (les polymérases), n’étaient plus et ne sont toujours pas disponibles sur le marché national et international. On ne dispose que d’un petit nombre quotidien de tests (quelques milliers), pour une population totale de 67 millions de personnes ! Une course de vitesse est maintenant engagée pour en produire de nouveaux, pour produire des polymérases. Jusqu’au 12 mars, nous étions en “phase 2” de l’épidémie, tentant de la stopper : isolement complet et traitement des cas détectés d’infection, identification de tous leurs contacts (“contact tracing”), mise en quarantaine de 14 jours des cas contacts (la période d’incubation est comprise entre 4 et 11 jours environ), diagnostic précoce des contacts et cas positifs, le tout assorti à des mesures d’hygiène “barrières” (lavage des mains, gels hydro-alcooliques, distanciation sociale…). Depuis nous sommes dans une phase 3 d’atténuation de l’épidémie, les contacts des cas ne sont pas identifiés (le virus circule trop rapidement pour cela) et ne sont plus mis en quarantaine, un confinement généralisé a été décrété. Il est plus ou moins bien suivi.
On a autorisé le premier tour des élections municipales, contre toute logique strictement épidémiologique.
Ceci est associé au renforcement des mesures “barrières” : fermeture des établissements scolaires, fermeture des frontières, lavage des mains pendant 20 secondes toutes les heures (pas de gel hydro-alcoolique disponible en quantité suffisante) ; distanciation sociale (suppression des réunions, respect d’une distance de 1,50 m entre les personnes, sans masques puisqu’il n’y en a pas et que leur efficacité est discutée…) ; confinement, diminution aussi importante que possible du nombre de personnes rencontrées (l’objectif est de passer en moyenne quotidienne de 50 à 5). On peut ainsi espérer “aplatir” la courbe de l’épidémie : diminuer le nombre de cas d’environ un tiers, étaler leur survenue sur plus longtemps de façon à ne pas rapidement saturer les services de santé, tout en espérant la découverte rapide d’un traitement, en attendant un hypothétique vaccin.
Les pays comme la Corée du Sud, Singapour, Hong Kong, Taiwan, ont agi de façon différente, par une phase de suppression de l’épidémie beaucoup plus énergique : très large pratique des tests, isolement et traitement des cas, traçage des cas contacts à l’aide des GPS contenus dans les téléphones, quarantaine, très strict respect par la population des consignes sanitaires de distanciation, port des masques. Ils ont rapidement réussi. Maintenant, la question est de savoir si la relative faible proportion de la population qui a été en contact avec le virus ne va pas se traduire par un rebond de l’épidémie dans quelques mois ?
RPP – Certaines modélisations sont apparemment particulièrement alarmantes. Que nous disent ces modélisations ? Quelles sont les limites – si elles existent – de ces dernières ?
Alfred Spira – Les modèles mathématiques reposent sur des hypothèses concernant le taux de reproduction de la maladie (le nombre de personnes infectées par chaque personne porteuse du virus, R0), la durée d’incubation, le nombre de personnes contacts, la durée de contagiosité, l’efficacité attendue des stratégies de prévention et d’éventuels traitements, le taux de létalité (proportion de décès parmi les personnes porteuses du virus)… ils sont très sensibles à ces hypothèses et à la qualité des données réelles disponibles. On a maintenant un tout petit peu plus de deux mois de recul, ce qui est vraiment peu.
En Chine, les critères diagnostiques ont changé au début de l’épidémie. Les modèles commencent néanmoins à converger et semblent prévoir qu’en France le pic de l’épidémie pourrait survenir dans environ un mois, plus ou moins deux semaines (nous sommes le 21 mars), puis décroître. Ceci dépend beaucoup de la proportion de la population qui applique strictement les recommandations, de leur efficacité réelle. On peut espérer qu’ensuite le niveau d’immunité collective sera suffisant pour qu’il n’y ait pas de rebond. Le nombre de personnes infectées par le virus pourrait être d’environ 60 % de la population (1-1/R0), dont 70 à 80 % sans pratiquement pas de symptômes.
Le nombre total de décès pourrait se chiffrer en plusieurs dizaines de milliers, voire de centaines de milliers de morts (l’estimation centrale actuelle est comprise entre 100 et 300 000).
Mais ceci résulte de calculs reposant sur des hypothèses très rapidement changeantes. Une chose est certaine : plus les mesures de protection et de prévention seront appliquées, moins important sera le nombre de victimes. L’avenir est donc dans nos décisions collectives et dans leur application par chacun de nous. Ceci pose le problème éthique important d’une éventuelle restriction des libertés individuelles pour un bénéfice collectif.
RPP – Pour ce qui concerne la stratégie vaccinale quelles sont les pistes aujourd’hui qui se dégagent ?
Alfred Spira – La recherche vaccinale n’en est qu’à ses tout débuts. Une course de vitesse est engagée dans de multiples directions qu’il est trop tôt pour détailler. Malheureusement, dans le meilleur des cas, un délai d’environ 18 mois est incompressible pour espérer disposer éventuellement d’un vaccin.
RPP – Estimez-vous que la gestion de la crise en France a t’elle suffisamment été réactive ? N’avons-nous pas sous-estimé le risque ?
Alfred Spira – En France, la gestion de la crise a été bien adaptée pendant la phase 2, en particulier grâce à la réelle transparence qui a été de mise. Il fallait en effet faire monter rapidement les stratégies de protection et de prévention sans provoquer de panique et en espérant ne pas complètement bloquer l’économie. Le gestion a été, pendant les premières semaines, proportionnée au risque. Malheureusement de petit clusters sont rapidement apparus, puis celui très important de Mulhouse, qui a été au-delà des capacités de prise en charge “classique” et qui a considérablement accéléré la diffusion dans tout le pays et même au-delà. Il est toujours facile de dire a posteriori que la gestion aurait alors dû être plus rapide, avec un passage plus précoce en phase 3.
Par contre annoncer la fermeture des établissements d’éducation et autoriser en même temps la tenue d’élections générales a été pour moi incompréhensible, compte tenu des risques encourus.
Ceci a en outre diminué la prise en compte sérieuse par la population des mesures barrières et de distanciation sociale annoncées par ailleurs. Ceci conjugué à la pénurie de gels, à la quasi absence de masques, à l’insuffisance du nombre de tests disponibles rend depuis la gestion plus que difficile. Dans un contexte européen (ECDC inaudible) et mondial (OMS peu entendu et en retard) non harmonisé. Ceci a engendré des prises de position de hauts responsables de la vie publique pour le moins problématiques, concernant en particulier les masques, accroissant la défiance d’une partie de nos concitoyens. Certaines voix permettent néanmoins, de façon quotidienne, d’avoir accès à des informations claires et fiables. Il est aujourd’hui important que les efforts de chacun et de tous convergent vers une lutte disciplinée contre cette épidémie. Ce n’est qu’après que viendra le temps du bilan, de l’analyse a posteriori des éventuelles erreurs et de leurs conséquences, qui devront bien entendu être prises en compte.
Alfred Spira
Professeur de santé publique
Membre de l’Académie de médecine
Propos recueillis par Arnaud Benedetti