Il est aisé, s’agissant du Conseil constitutionnel, de mesurer le chemin parcouru depuis la promulgation de la Constitution de 1958. Alors qu’il était l’une des institutions reléguées à la fin des programmes et des manuels de droit constitutionnel, le Conseil a conquis ses lettres de noblesse, au point d’être présenté comme étant, avec le recul, l’innovation majeure de la Ve République et d’être conçu comme le gardien ultime des droits et des libertés.
Le Conseil constitutionnel a, depuis le 5 mars 2018, cinquante-neuf ans. Créé par la Constitution du 4 octobre 1958, il n’a été installé qu’à cette date après la prestation de serment des membres nommés. Sa première décision date du 23 avril 1959 en tant que juge de l’élection des députés et des sénateurs, après qu’une Commission constitutionnelle provisoire eut rendu une centaine de décisions dont seulement cinq prononcèrent l’annulation d’opérations électorales intéressant des députés élus lors des élections législatives des 22 et 30 novembre 1958. En ce qui concerne le contentieux des normes, il a fallu attendre les décisions n° 59-2 et n° 59-3 du 24 juin 1959, dans lesquelles il a statué comme juridiction, constitutionnelle cette fois, pour censurer, au fond, plusieurs dispositions des règlements des deux assemblées parlementaires.
Après l’élection du président de l’Assemblée nationale et du président de la République, et leur entrée en fonction, il avait fallu désigner les membres du Conseil constitutionnel, le 20 février 1959, à raison de trois par autorité de nomination, elles-mêmes au nombre de trois1. Pour parachever la composition du Conseil constitutionnel, le président de la République dut nommer le président de l’institution, par application de l’alinéa 3 de l’article 56. Le général de Gaulle fit le choix de nommer à cette fonction Léon Noël, désigné en qualité de membre pour six ans seulement, ce qui eut des répercussions quant aux possibilités – en termes de date – pour les autres présidents de la République, de nommer les successeurs de M. Noël.
Les articles de la Constitution relatifs au Conseil constitutionnel n’ont pas été l’occasion de débats très importants lors de la rédaction de la Constitution de 1958. Un titre VII est spécifiquement consacré au Conseil constitutionnel dont les articles 58 à 60 sont relatifs au contentieux électoral au sens large, englobant la régularité des opérations de référendum. L’article 61 a été, pendant longtemps, le seul qui intéressait les compétences du Conseil constitutionnel, à propos du contrôle, obligatoire, des règlements des assemblées et des lois organiques et du contrôle facultatif des lois dites ordinaires aux alinéas 1er et 2. Quant à l’article 62, il est relatif à l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel, tant à l’égard des pouvoirs publics qu’à celui des autorités administratives et juridictionnelles et il précise également que la disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application.
Le titre VII a été l’objet d’un petit nombre de révisions, la première en 1974 pour élargir la saisine à « soixante députés ou soixante sénateurs » (article 61 alinéa 2), la deuxième en 2003 pour limiter les compétences du Conseil constitutionnel aux seuls référendums nationaux (article 60). Il a fallu attendre la loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République pour que le titre VII connaisse une évolution très importante en instituant un contrôle a posteriori des lois par l’insertion d’un nouvel article 61-1 et par la réécriture partielle de l’article 62, après une tentative similaire ratée en 19902.
Le Titre VII n’est pas le seul ensemble de dispositions consacrées au Conseil constitutionnel. Le Conseil apparaît ainsi, à propos du président de la République, aux articles 7 et 16, et à l’article 11 modifié en 2008 à propos du contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel des propositions référendaires d’initiative partagée. Quant aux articles 39, 41, 37 alinéa 2, ils intéressent des mécanismes de surveillance de la répartition des compétences normatives entre la loi et le règlement.
De façon presque incidente, le Conseil constitutionnel apparaît aussi à l’article 54, au sein du Titre VI relatif aux traités et accords internationaux. La révision n° 92-554 du 25 juin 1992, préalable à la ratification du Traité sur l’Union européenne, a élargi la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés et soixante sénateurs, sur le modèle de ce qui avait été réalisé en 1974.
Il faut ajouter à ces dispositions constitutionnelles celles qui ne concernent que certaines parties du territoire. C’est le cas de l’article 77 alinéa 3 inséré par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 à propos des lois du pays de Nouvelle-Calédonie soumises au contrôle du seul Conseil constitutionnel avant leur publication3.
La Constitution prévoit également plusieurs lois organiques. En réalité, l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1968 contient l’essentiel des dispositions organiques et elle a été modifiée treize fois. La modification la plus importante est, sans conteste, celle apportée par la loi n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, qui a fixé le régime de la procédure de contrôle a posteriori des lois en lui donnant le nom de « question prioritaire de constitutionnalité ».
Dans le cadre de ces textes, complétés par quelques décrets et règlements de procédure, le Conseil a pu acquérir une légitimité de moins en moins contestée et des compétences nouvelles.
Une institution contestée à l’indépendance renforcée
Il n’était pas dans les intentions du constituant de 1958 de créer une Cour constitutionnelle mais, au contraire et dans la tradition héritée de l’histoire, un organe dont les membres sont désignés par des autorités politiques et dont l’ancêtre direct était le Comité constitutionnel de la IVe République. Néanmoins, le Conseil constitutionnel a su s’abstraire de cet héritage et acquérir une réelle indépendance qu’il a lui-même constitutionnalisée.
Une institution d’apparence politique
La composition du Conseil constitutionnel fait partie des questions récurrentes dans la doctrine et, parfois, dans le débat politique. Tout – ou presque – a été dit quant à l’absence de conditions de désignation des membres du Conseil. L’article 56 se contente d’affirmer que « le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n’est pas renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans. Trois des membres sont nommés par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale, trois par le président du Sénat ». En outre, le président du Conseil constitutionnel est choisi, lui aussi discrétionnairement, par le président de la République. Si rien ne vient le préciser dans les textes, la pratique des nominations des différents présidents a montré, en dehors du cas de M. Guéna, nommé en tant que membre par le président du Sénat, mais devenu président en remplacement de M. Dumas au bénéfice de l’âge en 2000, que les présidents de la République ont toujours choisi en tant que présidents des membres qu’ils avaient eux-mêmes désignés. Ce fut le cas depuis le premier d’entre eux, M. Noël en 1959, jusqu’à M. Fabius en 2016.
L’absence d’un quelconque contrôle avait été l’objet de critiques, quant au respect des conditions de nomination. La révision de 2008 avait tenté d’y remédier en prévoyant une procédure d’avis donné par les commissions des assemblées parlementaires. Pour les nominations effectuées par les présidents des assemblées, seule la commission de l’assemblée concernée est compétente. Pour celles opérées par le président de la République, l’article 56 renvoie à la procédure de l’article 13. Jusqu’à présent, les nominations des membres du Conseil n’ont donné lieu à aucun avis négatif. Et la comparaison avec les États-Unis ne joue guère en faveur de la procédure française. Les relations entre les pouvoirs exécutif et législatif sous la Ve République ont habitué à une certaine docilité de la part des assemblées qui contraste avec les pratiques américaines.
Pour autant, le caractère politisé de ces nominations, du fait de la nature politique des autorités qui y procèdent, n’a pas nui à la qualité des personnes nommées, choisies pour leur expérience à la fois technique et politique.
Juger la loi n’est pas un métier dans lequel il est possible de faire carrière et les autres modalités de désignation qui sont susceptibles d’exister, par exemple par les assemblées elles-mêmes, ne garantiraient pas mieux l’indépendance supposée des membres. On se rappellera le mot souvent répété de Robert Badinter, lors de la première séance qu’il présida en 1986 selon lequel les membres devaient avoir « un devoir d’ingratitude à l’égard de ceux qui les avaient nommés ».
Aux critiques adressées aux nominations des membres, s’ajoutent celles intéressant la présence des membres de droit et à vie que sont les anciens présidents de la République. Alors que de nombreuses propositions ont été faites, sans succès, pour supprimer cette catégorie, y compris dans le projet de révision constitutionnelle présenté en Conseil des ministres le 9 mai 2018, la présence très limitée des anciens présidents de la Ve République, en dehors du cas de M. Giscard d’Estaing qui n’assiste d’ailleurs qu’aux seules décisions rendues dans le cadre du contrôle a priori des lois, milite en faveur de la suppression de cette anomalie voulue en 1958 pour remercier les anciens présidents de la IVe République d’avoir facilité l’accession au pouvoir du général de Gaulle en 1958.
Une institution indépendante
À la composition contestée du Conseil constitutionnel, répond un statut dont le caractère contraignant est allé en se renforçant au fil des années afin de protéger l’indépendance du Conseil.
Il se caractérise par un mandat d’une durée de neuf ans, fixe et non renouvelable. Cette durée se situe dans la moyenne de celles observées pour les juges constitutionnels dans les pays étrangers (neuf ans au Portugal et en Italie, douze ans en Allemagne), à l’exception des États-Unis où les juges de la Cour suprême fédérale sont nommés à vie.
Les membres du Conseil sont astreints à un certain nombre d’obligations de réserve dont le régime n’est pas prévu par la Constitution. Il est fixé par l’ordonnance organique et surtout par le décret d’application du 13 novembre 1959 relatif aux obligations des membres du Conseil constitutionnel4. Ils ont pour obligation générale de s’abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l’indépendance et la dignité de leurs fonctions et ils ne peuvent pas, ainsi, s’exprimer sur les affaires dont le Conseil a été saisi ou dont il serait susceptible d’être saisi, ni occuper au sein d’un parti ou groupement politique tout poste de responsabilité ou de direction, ce qui a pu poser, pour certains anciens présidents de la République, quelques problèmes d’application.
La liste des incompatibilités était, à l’origine, relativement courte et cette brièveté s’expliquait par la volonté de garantir l’autorité du Conseil par l’indépendance de ses membres à l’égard du seul pouvoir politique. Elle s’est élargie au fil des ans, ce qui illustre sans doute la place de plus en plus grande du Conseil constitutionnel au sein des institutions et la nécessité corrélative d’assurer à ses membres un statut protecteur. Parmi ces incompatibilités, certaines sont électives, d’autres sont professionnelles.
La seule fonction élective incompatible, dans la Constitution de 1958, concernait le mandat parlementaire, qui ne visait donc que le mandat de député ou de sénateur, puis en 1977 celui de représentant français au Parlement européen assimilé aux parlementaires nationaux. La loi organique du 19 janvier 1995 notamment relative aux incompatibilités applicables aux membres du Parlement et à ceux du Conseil constitutionnel a fait du principe de l’incompatibilité de la fonction de membre du Conseil constitutionnel avec tout mandat électoral, y compris local, une obligation générale. Seuls échappent à cette incompatibilité les mandats professionnels et syndicaux. Le développement des lois relatives aux collectivités territoriales justifiait que l’interdiction concerne aussi les titulaires de mandats locaux.
Les incompatibilités professionnelles se caractérisaient aussi, à l’origine, par leur faible nombre. La Constitution, dans son article 57, ne prévoit que l’interdiction, pour un membre du Conseil constitutionnel, d’être « ministre », qu’il faut comprendre comme signifiant « membre du gouvernement ». Cette interdiction logique s’expliquait par le rôle d’arbitrage que le Conseil est appelé à jouer entre l’exécutif et les assemblées parlementaires. Tout comme l’incompatibilité avec le mandat parlementaire est assez évidente, celle avec la fonction de ministre l’est aussi. Sur l’ensemble des membres du Conseil constitutionnel et ayant été nommés membres du gouvernement, peu de cas se sont présentés. Ce fut d’abord celui de Georges Pompidou, désigné Premier ministre le 14 avril 1962 puis, en 2017, celui de Nicole Belloubet, nommée ministre de la Justice. Si plusieurs parlementaires sont devenus membres du Conseil constitutionnel, aucun ministre en fonction n’a choisi de devenir membre du Conseil, illustrant le prestige de la fonction exécutive sous la Ve République.
Comme en matière d’incompatibilité élective, une réforme était sans doute nécessaire afin de protéger l’impartialité de l’institution. Celle-ci s’est produite, en réalité, en deux temps. La loi précitée du 19 janvier 1995 a tout d’abord disposé que « les incompatibilités professionnelles applicables aux membres du Parlement sont également applicables aux membres du Conseil constitutionnel », estimant qu’il était logique d’exiger autant de ceux qui jugent la loi que de ceux qui la font.
Ensuite, la loi organique du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a souhaité définir spécialement le régime des incompatibilités qui pèsent sur les membres du Conseil, en proclamant que « L’exercice des fonctions de membre du Conseil constitutionnel est incompatible avec l’exercice de toute fonction publique et de toute activité professionnelle ou salariée ». Elle a même précisé que « les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec l’exercice de la profession d’avocat », démontrant, a contrario, que la place des professions para-judiciaires devenait primordiale au sein de ce qui était devenu une véritable juridiction.
Il a fallu attendre cependant 2008, et presque concomitamment à la révision constitutionnelle de 2008, pour que le Conseil constitutionnel se prononce sur sa propre indépendance dans la décision du 9 juillet 2008 relative à la loi organique relative aux archives du Conseil constitutionnel.
Il a jugé que la loi ne portait atteinte ni à la séparation des pouvoirs ni à l’indépendance du Conseil constitutionnel qui résulte de l’ensemble des dispositions du titre VII de la Constitution, alors même que le terme n’y figure pas. Le Conseil procédait ainsi à une lecture constructive des dispositions expresses du texte, faisant de lui une institution de la République.
Régulateur des pouvoirs publics et juge constitutionnel
Alors qu’aux origines de la Ve République, le Conseil n’était conçu que comme un instrument du parlementarisme rationalisé, il est devenu une juridiction à part entière au point de faire craindre à certains qu’il ne devienne une Cour suprême. Intervenant, pendant longtemps, dans le seul cadre du contrôle a priori, c’est-à-dire avant la promulgation de la loi, le Conseil semblait se situer à l’intérieur même du processus législatif, ce qui conduit le Conseil à être un acteur de ce processus, un « co-législateur » en quelque sorte, qui exercerait non pas un contrôle juridictionnel mais un contrôle « institutionnel » lequel par son objet même – la loi, expression de la volonté de la majorité – relèverait d’une fonction éminemment politique. Le Conseil a pourtant pris soin d’affirmer très tôt qu’il ne disposait pas d’une compétence générale l’autorisant à régler toutes les difficultés relatives à l’application de la Constitution. En même temps, le Conseil a su interpréter de manière extensive la Constitution pour devenir un gardien essentiel des libertés, rôle que la révision de 2008 a fini par consacrer.
Des compétences strictement définies
Dès la décision du 14 septembre 1961 Demande d’avis présentée par le président de l’Assemblée nationale à propos de la recevabilité de la motion de censure, le Conseil a estimé que « la Constitution a strictement délimité la compétence du Conseil constitutionnel ; que celui-ci ne saurait être appelé à statuer ou à émettre des avis que dans les cas et suivant les modalités qu’elle a fixés ». Cette auto-limitation vaut aussi bien pour les compétences en tant qu’organe consultatif qu’en tant que juridiction constitutionnelle. La prudence du Conseil, qui s’explique notamment par la « jeunesse » de cette institution créée en 1958 qui ne souhaitait pas faire preuve d’activisme en dehors de ses attributions alors qu’elle était chargée de faire respecter la Constitution par les autres organes de l’État, s’est manifestée dans de nombreuses occasions. C’est ainsi qu’il s’est refusé à contrôler les lois adoptées directement par le peuple français (décision du 6 novembre 1962, à propos de la loi relative à l’élection du président de la République) ou à contrôler les lois constitutionnelles (décision du 26 mars 2003). Le Conseil constitutionnel s’est lui-même qualifié, à cette occasion, « d’organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics ». Si la compétence du Conseil est définie par la seule Constitution, les dispositions organiques qui sont prises pour son application ne peuvent être adoptées que dans le respect des principes constitutionnels. Les lois organiques adoptées pour compléter la Constitution ne pourraient non plus avoir pour objet d’étendre les compétences du Conseil constitutionnel, en dehors du champ prévu aux articles 57, 61-1 et 63, comme il l’a rappelé dans la décision du 23 septembre 1992, loi référendaire ou Maastricht III, qui affirme que sa compétence « n’est susceptible d’être précisée et complétée par voie de loi organique que dans le respect des principes posés par le texte constitutionnel ».
Le Conseil a également, et de manière tout aussi constante, affirmé que le pouvoir dont il dispose n’est pas de nature identique à celui du Parlement qui possède un pouvoir général d’appréciation et de décision car le Conseil ne peut, quant à lui, statuer qu’en droit (décision du 15 janvier, loi relative à l’interruption volontaire de grossesse). Cette dernière décision, importante à différents points de vue, a illustré une autre forme d’auto-restriction de la part du Conseil qui a refusé d’opérer un contrôle de la compatibilité des traités et accords internationaux avec les lois françaises en considérant que le seul contrôle qu’il était habilité à exercer était celui du respect de la Constitution, alors même que l’article 55 de cette dernière affirme la primauté des traités sur les lois.
En définitive, le seul pouvoir susceptible de conférer des compétences nouvelles au Conseil, mais aussi de s’opposer à lui, est le constituant lui-même, qui peut modifier le texte constitutionnel lorsqu’une loi est déclarée totalement ou partiellement inconstitutionnelle.
Il s’agit alors de surmonter « par le haut » l’obstacle dressé par le Conseil sur la route de la loi, ou, éventuellement, du règlement parlementaire. Cette technique a été comparée par le doyen Vedel à la procédure des « lits de justice » de la France d’Ancien Régime par laquelle le monarque venait briser la résistance des anciens Parlements. Elle est expressément prévue à l’article 54 avant l’autorisation de ratifier un engagement international. Elle ne l’est pas, expressément, pour les lois à l’article 61. Mais elle a été utilisée, pour la première fois, après la décision du 13 août 1993 censurant la loi relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. Le gouvernement a jugé nécessaire de faire réviser par le Congrès du Parlement la Constitution en insérant un nouvel article 53-1 relatif aux conditions du droit d’asile dans un espace délimité par des accords entre États européens (loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993)5.
Le constituant est alors le seul organe habilité à intervenir pour fixer des normes qui échappent tant au législateur qu’au pouvoir réglementaire. Le Conseil constitutionnel agit comme un répartiteur de compétences, entre le constituant et le législateur « ordinaire », ou selon l’analyse de Louis Favoreu, comme un « aiguilleur » entre ce qui est possible par la loi et ce qui ne peut résulter que d’un changement de Constitution.
C’est ainsi le constituant qui a refusé, en 2008, de modifier le nom de l’institution en invoquant la diversité des compétences du Conseil constitutionnel, le gouvernement soutenant que le Conseil n’est pas « une juridiction comme les autres », mais aussi « une institution originale qui joue un rôle capital dans l’équilibre des pouvoirs constitutionnels ».
L’introduction de la QPC par la révision de 2008, entre autres exemples, a montré que c’est au peuple constituant d’avoir le dernier mot.
La protection constitutionnalisée des droits et des libertés
Parallèlement à sa volonté de ne pas outrepasser des compétences étroitement définies, le Conseil a pu développer des jurisprudences qui ont pu dépasser une interprétation limitative des attributions. Comme toute juridiction, le Conseil a parfois été tenté d’aller jusqu’au bout de ses compétences. C’est ainsi que, dans le cadre du contrôle a priori, il s’est estimé saisi de l’ensemble de la loi et pas seulement des articles contestés par les auteurs de la saisine. Il a jugé que la saisine avait pour effet de mettre en œuvre « la vérification… de toutes les dispositions de la loi déférée, y compris de celles qui n’ont fait l’objet d’aucune critique de la part des auteurs de la saisine (décision du 30 décembre 1996, loi de finances rectificative pour 1996). Dans la même décision, il a jugé qu’à partir du moment où une saisine parvenait au Conseil, ce dernier devait statuer, ce qui interdisait toute forme de désistement de la part des auteurs de la saisine. Ces interprétations prétoriennes allant, dans certains cas, au-delà de ce que prévoyait la Constitution s’expliquent notamment par les lacunes des textes constitutionnel et organique donnant ainsi une grande liberté au juge. On ne peut que rappeler ici la fameuse formule du doyen Vedel indiquant que « Du moment que rien n’est permis, mais que rien n’est défendu, tout est permis » (« Vingt ans de saisine parlementaire »).
Cette conception objective du contentieux constitutionnel dont les intérêts dépassent ceux des auteurs de la saisine a été confirmée par la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution qui dispose aussi que la transmission d’une QPC entraîne l’obligation pour le Conseil de régler la question de constitutionnalité « l’extinction de l’instance, pour quelque cause que ce soit », étant sans incidence sur l’examen de la question.
L’exemple le plus significatif de l’audace du Conseil se trouve bien sûr dans la décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 par laquelle il a assimilé le Préambule et les textes auxquels ce dernier renvoie, à savoir la Déclaration des droits de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946, à la Constitution proprement dite, étendant de manière considérable la liste des normes de référence auxquelles les lois et les engagements internationaux peuvent être confrontés. Cette décision remarquable à tous points de vue a permis au Conseil de devenir une véritable juridiction constitutionnelle. Cet élargissement parfaitement prétorien, alors que les intentions des rédacteurs de la Constitution de 1958 n’étaient pas de donner une valeur normative à ce Préambule, a rendu possible – et utile – l’ouverture de la saisine à 60 députés ou 60 sénateurs par la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974. Il a aussi, et surtout, permis que la Constitution révisée en 2008 introduise un contrôle a posteriori des dispositions législatives susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit (article 61-1). Si cette dernière avait été restreinte à ses seuls articles numérotés, un tel contrôle n’aurait eu qu’une faible effectivité, l’essentiel des droits et libertés étant inscrits ou déduits des dispositions de la Déclaration des droits et du Préambule de 1946, auxquels s’est ajoutée la Charte de l’environnement de 2004.
L’introduction et le développement des QPC (702 décisions rendues à ce jour depuis 2010 contre 760 depuis 1959 dans le cadre du contrôle a priori) ont renforcé le caractère juridictionnel du Conseil dont les règles procédurales et les compétences se rapprochent de celles en vigueur dans les Cours constitutionnelles européennes.
L’un des buts de la révision de 2008 prévoyant un contrôle a posteriori, à côté et non à la place d’un contrôle a priori, était de doter la France d’un instrument procédural équivalent à ce qui existait dans la plupart des pays européens comparables. L’encadrement des règles par la loi organique du 10 décembre 2009, l’édiction d’un véritable Règlement de procédure, certes adopté par le Conseil lui-même, illustrent la transformation d’un Conseil en une véritable Cour et ont voulu garantir une procédure contradictoire, publique et impartiale de nature à satisfaire les exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le Conseil constitutionnel est devenu ainsi un instrument majeur de la protection et de la garantie des droits, non pas à la place des autres juridictions nationales et européenne, mais à leur côté. La question principale est alors celle des relations, parfois franches et cordiales, qu’elles peuvent entretenir les unes avec les autres. Le risque – présenté parfois – que le Conseil constitutionnel se transforme en Cour suprême, du fait notamment de ses décisions QPC qui interviennent dans des litiges en cours, a très peu de chances de se produire. La place des juridictions souveraines, Cour de cassation et Conseil d’État, est telle en France qu’elles ne sauraient tolérer une hiérarchisation des juridictions au profit du Conseil. En outre, ce sont elles qui décident, souverainement, de transmettre ou non, les questions de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Michel Verpeaux
Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne
- Pour que le renouvellement triennal prévu à l’article 56 alinéa 1er de la Constitution puisse connaître une application, les autorités de nomination durent désigner, parmi les trois membres choisis par chacune d’elles, celui qui n’aurait qu’un mandat de trois ans, celui qui aurait un mandat de six ans et celui qui aurait la chance d’exercer un mandat complet de neuf ans. ↩
- JO du 24 juillet 2008, p. 11890. Le titre VII avait été l’objet de plusieurs tentatives de révision. En 1990, avait été déposé le 2 avril un projet de révision des articles 61, 62 et 63. Ce projet, approuvé par l’Assemblée nationale le 26 avril 1990, a été modifié par le Sénat le 14 juin 1990. La discussion ne s’est pas poursuivie. En mars 1993, un projet identique a été déposé, mais le résultat des élections législatives et le changement de majorité parlementaire qui en est résulté ont empêché la discussion de cette révision constitutionnelle. ↩
- De même, l’article 74 alinéa 9, ajouté par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, confie au Conseil la procédure de déclassement de lois intervenues dans le domaine de compétence d’une collectivité dotée de l’autonomie après autorisation du Conseil. ↩
- Ce texte ajoute, par rapport à l’ordonnance du 7 novembre 1958, un cas supplémentaire d’incompatibilité qui n’est prévu ni par la Constitution ni par la loi organique, et dont la conformité à ces textes est discutable. ↩
- L’intervention du constituant a suscité, préalablement, un intense débat quant à sa nécessité juridique mais l’autorité de la décision du Conseil constitutionnel a bien été combattue. Le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, a profité de la tribune du Congrès pour rappeler les bornes qui devaient s’imposer au Conseil constitutionnel et critiquer le pouvoir d’interprétation créatrice qu’il s’est arrogé. Cette intervention a suscité, en réponse, une polémique entre le Premier ministre et le président du Conseil constitutionnel. ↩