Il n’est pas de société sans morale. Or la société française n’en a plus. Mais personne n’a pris l’exacte mesure de cette hécatombe qui plonge aujourd’hui le pays dans une insécurité jamais connue auparavant – « mieux » encore, personne ne veut voir en France un PROBLEME MORAL (inconnu, soulignons-le, de la plupart des autres sociétés européennes). On veut bien admettre chez nous le déficit financier, le manque d’emplois, l’inflation galopante … mais pas la catastrophe morale [Proudhon aurait ici parlé, fort justement, de « syncope morale »]. Alors les gouvernements – qui pressentent tout de même le problème, ou « qu’il y a problème » – partent dans les mesurettes ou les incantations : il faudrait, disent-ils, par exemple à l’école, plus d’autorité, le port de l’uniforme, l’interdiction de l’abaya, dans les rues, les stades, les familles, les entreprises, une meilleure lutte contre les incivilités et l’agressivité sous toutes ses formes. Avec ces mesurettes ou incantations, le tour serait joué, et la paix sociale retrouvée.
Les faits de la démoralisation sont connus. Partout, des injures, insultes, harcèlements, fraudes et escroqueries, coups assénés – parfois (et de plus en plus) mortels. Partout la disparition de la retenue et la libération des instincts. L’ « Empire de la force » a définitivement terrassé l’Etat de droit. Les « nouvelles règles » dans ce pays sont simples : « Tu m’ennuies, je te frappe », « tu me gênes, je te frappe » ; « tu me refuses une cigarette, me jettes un mauvais regard, je te tue ». C’est l’ensauvagement, le retour à un état primitif de la vie psychique. L’homme n’est aujourd’hui plus guidé que par ses pulsions, pulsions de mort plus que de vie évidemment. Ainsi, la raison s’est-elle au fil des ans effacée chez « l’ensauvagé », qui peut être dorénavant n’importe qui : un enfant, un homme, un policier, un politicien.
Répétons-le, aucune société ne peut vivre sans morale, c’est-à-dire sans un corpus de règles et valeurs, lesquelles s’imposent absolument aux individus. C’est la condition même du fonctionnement social.
Avec la morale, se dégage une conscience collective qui va guider les consciences individuelles et créer une harmonie collective.
Dans toute société, l’individu doit par conséquent faire l’expérience de la contrainte (qui, soit dit en passant, assure la liberté des autres), doit se soumettre, en telle ou telle circonstance ou en tel ou tel lieu, à telle ou telle obligation., accepter les « impératifs catégoriques », comme ne pas tuer, ne pas violer, ne pas torturer.
Aujourd’hui, il n’y plus d’apprentissage moral : ni en famille auprès des parents, ni à l’école auprès des « maîtres » – nulle part. Il s’ensuit qu’il n’y a plus de vécu moral. Ne l’oublions pas – mais il vaut mieux ici en faire rappel -, le « sentiment moral » de l’enfant s’acquière, il n’est pas inné.
Sur les choses, en réalité, il est clair que nous ne portons plus de jugements moraux ou rationnels, mais des jugements émotionnels et que nous voulons conformes à nos intérêts.
Alors, à qui ou à quoi attribuer la responsabilité de ce « désarment moral » ? Bien sûr, des voix s’élèvent pour crier : « C’est la faute à mai 68 », au fameux : « Il est interdit d’interdire ». Sans nier toute responsabilité de l’événement en question, la faute, en fait, n’est pas politique, elle n’est ni de droite ni de gauche. Tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, ont contribué à cet affaissement moral de la société française. Tous ont laissé dériver l’individualisme vers une sorte de totalitarisme. C’est bien lui, l’individualisme excessif, qui crée le désordre et génère la violence en exaltant en permanence les « moi » devenus ainsi souverains. Le « bon plaisir » n’est désormais plus royal, mais « démocratique ». Les « moi » avancent sans brides : ils sont donc particulièrement destructeurs et désaffiliant.
L’individu individualiste est de ce fait profondément antisocial – pire encore asocial puisqu’il se considère comme la mesure de toutes choses, en estimant qu’il est à lui-seul sa raison d’être et sa fin.
La re-civilisation des mœurs est à présent une urgence absolue. Nous n’avons que trop tarder à redonner à l’individu une pleine personnalité sociale. Comme disait Péguy, « il faut que la France continue », et la France ne peut continuer dans ce chaos moral. Il faut, pour reprendre le mot de ce même Péguy, « enduire » de morale une société qui en est totalement dépourvue. Attention, par « morale », il ne faut pas entendre quelque « ordre » imposé d’En-Haut. Il faut entendre par « morale » les « mœurs » c’est-à-dire un ensemble de règles et de valeurs qui assurent le vivre-ensemble. La morale ainsi entendue, qu’elle soit laïque ou religieuse [peu importe après tout sa nature – les valeurs chrétiennes par exemple sont-elles si différentes des valeurs démocratiques ?], la morale donc a pour vocation à apprendre aux hommes à se bien conduire, à faire naître en eux les valeurs positives d’amour et de fraternité. Dans une société, en effet, chacun a le devoir de s’intéresser à son prochain, il ne peut être seulement engagé pour lui-même. Péguy, encore lui, disait qu’il fallait aussi un peu penser aux autres.
Il est donc temps d’engager la France dans une réforme des comportements.
C’était delà le vœu exprimé par le médiateur de la République Robert Fabre, il y a près de quarante ans (en 1986). « Il faut, écrivait-il, changer la mentalité des citoyens », faire reculer les égoïsmes et développer une éducation civique pour tous (et pas seulement pour les jeunes). Il faut rétablir les saluts élémentaires qui ouvrent à l’autre, comme « bonjour », « merci », « au revoir », « s’il vous plaît » … Rétablir les « bonnes manières ». Redonner son statut plein à la langue française. Un pays, c’est d’abord une langue. Or la langue française se meurt, à coups d’innovations sémantiques dont la bêtise n’a d’égale que le nombre (exorbitant). C’est regrettable quand on sait qu’une langue, c’est une façon de penser.
S’agissant de l’école, le président Macron a raison de rappeler, dans son interview au Point (août 2023) que l’instruction civique doit être considérée comme « une matière essentielle » et qu’il faut envisager, à cette fin, une lecture chaque semaine, d’un grand texte fondamental sur nos valeurs », suivie d’une discussion. Nous proposerions volontiers pour notre part une grande « Leçon d’éducation morale et sociale » chaque matin. Comme naguère, une maxime (d’auteurs anciens ou modernes comme Gandhi, Camus, Fanon…) serait inscrite au tableau et discutée pendant 45 minutes. Pour les parents, imaginons des sortes de « Cours du soir » pour échanger sur les valeurs – cours ouverts à toutes les familles de France.
Michel Fize, sociologue
Auteur de « La Crise morale de la France et des Français » (Mimésis, 2017)