La postérité retiendra du 31 janvier 2024, au lendemain du discours de politique générale prononcé par le second Premier ministre de la 2ème mandature Macron démarrée en avril 2022, l’image consternante des tracteurs des agriculteurs de France face à face avec des blindés Centaures déployés sur les grands axes menant à la capitale et devant le marché d’intérêt national de Rungis pour leur en barrer l’accès. Ces nouveaux véhicules d’intervention de la gendarmerie ont connu un de leurs premiers engagements durant les violentes émeutes urbaines consécutives à la mort de Nahel Merzouk. Pour mémoire, au cours des épisodes d’insurrection du début de l’été 2023, 5954 véhicules ont été incendiés, 1092 bâtiments ont été dégradés ou saccagés, la police a procédé à plus de 3400 interpellations et la vie d’édiles municipaux et de membres de leurs familles a été menacée…
Rien de comparable en amplitude et volume de dégradations, atteintes aux biens et aucune attaque de personnes physiques aujourd’hui dans le cri de désespoir et les manifestations des agriculteurs, une colère au demeurant légitime , traduisant le réveil d’une France trop longtemps oubliée et malmenée par la technostructure aux manettes à Bruxelles et ses relais politiques à Paris et dans bon nombre de capitales européennes. Dans l’effondrement général et cette impression qu’un point de bascule est atteint aujourd’hui au delà du concept même de crise, les Français jugeront et se feront leur propre idée des lignes rouges à ne pas franchir- un suicide d’agriculteur tous les deux jours ou bien une incursion dans des locaux de Rungis valant aux auteurs de ce geste symbolique 15 mises en garde à vue et 79 interpellations, les inconvénients du blocage d’autoroutes engendrant perturbations et retards certes fort pénibles pour les autres usagers ou bien des décennies d’erreurs bureaucratiques endossées par des gouvernants hors sol impactant au point de la pourrir la survie de ceux qui nourrissent l’ensemble de leurs concitoyens au prix d’un travail éreintant et dévalué ? Les disproportions sont trop flagrantes et la résilience des acteurs du monde agricole dans sa grande diversité comme celle de nombreuses autres catégories de travailleurs atteint sans doute ses ultimes limites. Quand il ne reste plus rien à perdre et qu’en face de ses revendications et aspirations à une meilleure reconnaissance et à une plus juste rémunération de son labeur, on se heurte à un mur de faux-semblants, de « mesurettes », de débuts de réponses dont on sait bien qu’elles seront sujettes à des décisions prises ailleurs qu’à Paris et sous contraintes que nos dirigeants ne maîtrisent plus depuis longtemps, la tentation de renverser la table se profile et les artifices de la communication gouvernementale destinés à pallier un manque d’anticipation criant, dont on a été abreuvé ad nauseam sans résultats suffisants, n’arriveront plus à calmer l’exaspération des damnés de la terre que sont devenus les derniers représentants d’une profession qui a forgé l’identité de la France depuis des siècles… Les risques de radicalisation du mouvement agricole et de déflagration générale sont bien réels dans un environnement où de nombreuses causes de mécontentement dans d’autres secteurs d’activité viennent s’additionner à cette colère qui couvait depuis des mois en sourdine toute relative.
L’opinion publique au dernier jour du mois de janvier retiendra plus durablement l’image de ces tracteurs face à face avec des blindés, comme dans le cauchemar d’une guerre incompréhensible entre forces de l’ordre et agriculteurs, que celle des annonces d’un jeune Premier ministre accolé à une botte de paille déclarant qu’il plaçait l’agriculture au dessus de tout avant de parvenir à obtenir la levée du barrage de Carbonne sur l’A64, un des premiers érigés par le mouvement de la révolte agricole, dans ce qui prend avec le recul du temps l’allure d’une habile opération de communication politique. C’est bien triste et dommageable pour la suite des événements dans un climat de tension qui monte, avec vraisemblablement des arrière-pensées peu avouables comme le pourrissement possible de la situation espéré par certains dans les coulisses du pouvoir et les dissensions que d’aucuns voudraient voir émerger entre organisations syndicales agricoles pour les instrumentaliser afin d’étouffer toute remise à plat et refonte drastique d’un modèle à bout de souffle qui a conduit l’agriculture européenne et française à l’extrémité actuelle.
Dans les grandes envolées médiatiques du moment, on parle de siège de Paris ou de Lyon sans réellement mesurer ce que recouvre un tel terme ni même porter son regard sur les conflits qui embrasent divers points du globe… Le siège c’est bien plutôt le monde agricole qui l’a subi jusqu’à présent, accablé de normes empilées les unes sur les autres par des technocrates éloignés des réalités du terrain, livré à la concurrence déloyale intra-européenne, aux assauts de la mondialisation et de ses accords de libre-échange déséquilibrés, accusé de tous les crimes possibles contre l’environnement par les tenants de l’écologie punitive, condamné à disparaître dans une vision de décroissance teintée de malthusianisme après avoir été invité à produire plus quand il fallait nourrir un monde où la famine affectait encore bien des parties des continents hors Europe.
Plusieurs des formules utilisées par Gabriel Attal dans son discours-fleuve de politique générale reprenant un catalogue de mesures déjà annoncées lors de la conférence de presse présidentielle du 16 janvier 2024, après un long exercice d’autosatisfaction macroniste remontant à 2017, pourraient s’appliquer au besoin urgent de remédier au drame vécu par le monde agricole : débureaucratiser, désmicardiser, déverrouiller, etc… Quant à la défense de l’exception agriculturelle française et à la reconquête de notre souveraineté alimentaire, la simplification de la PAC, l’avancée sur les jachères, l’opposition à la signature du MERCOSUR dans sa version actuelle, on verra ce qui ressortira du Sommet européen de Bruxelles où se joueront la crédibilité de la parole gouvernementale et la résolution d’une crise qui n’a pas été anticipée et qui ne se résoudra certainement pas avec les artifices de communication usuels.
Encore moins avec les navrantes images d’une journée contraire à la fierté d’être Francais et à la reconnaissance due à nos agriculteurs, qu’on voudrait effacer au plus vite de la mémoire collective pour conjurer s’il est encore possible l’accélération de notre déclin et pour dissiper l’atmosphère de crépuscule teinté de désespoir qui caractérise la période traversée actuellement par le « cher et vieux pays »…
Éric Cerf-Mayer
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