Comment conduire le pouvoir ? C’est à cette question que s’efforce de répondre ce nouveau dossier de la RPP. Une question très ancienne comme nous le rappelle Michèle Coltelloni Trannoy dans un article qui nous plonge dans le domaine de la grande érudition. Les sociétés antiques, l’Égypte, la Grèce, Rome, ont expérimenté dès les origines la figure du savoir dans sa relation au politique, tout autant qu’elles ont échafaudé des solutions variées quant au statut à accorder à cette articulation ainsi qu’à ceux qui avaient la charge de produire des connaissances. Ces dernières se transformant au cours du temps et selon les aires culturelles. Le débat traverse l’histoire, à commencer par l’histoire des idées.
Platon est l’un des premiers à l’installer en dessinant une cité idéale gouvernée par des « philosophes-rois ». Pour autant la rationalisation a ses limites dès lors qu’il s’agit de se mouvoir dans cet univers de passions et d’intérêts contradictoires que constituent les affaires humaines. Le rêve saint-simonien d’une « administration des choses » en lieu et place du « gouvernement des hommes » se heurte à l’irréductibilité du politique. Dans un entretien croisé fort stimulant, Pierre Musso et Olivier Dard reviennent sur cet héritage, sa signification profonde dans l’histoire des idées, ses limites aussi. Le savant peut éclairer le politique mais il ne peut en aucun cas s’y substituer. Max Weber en a distingué avec acuité les profils : là où la démarche scientifique s’émancipe des émulsions de la société, loin des opinions et des intérêts, pour établir une connaissance, la politique a une toute autre vocation, puisque arbitrant entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité elle doit se frayer un chemin à l’épreuve d’une histoire dont elle ne peut appréhender la matière qu’au prisme de l’incertitude structurelle de l’avenir. S’il peut y avoir des conditions objectives en science, il n’y a que des conditions humaines dès lors qu’il s’agit de diriger des sociétés. La science de la cité ne peut être que relative.
Dans l’entretien qu’ils accordent à Olivia Recasens, Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire au CEA, et Antoine Armand, Rapporteur de la Commission d’enquête parlementaire sur la perte d’indépendance énergétique de la France, échangent avec franchise sur un cas d’école : l’enjeu énergétique et celui du nucléaire, scarifié par un débat idéologique, des pressions électorales et une déficience de culture scientifique parmi les dirigeants et leurs conseillers. On sait désormais ce qu’il advint de cette congruence… Ce sont bien des « implants idéologiques » également qui menacent une autre souveraineté, alimentaire celle-ci, et stigmatisent toujours plus une profession, agricole comme l’explique avec force Sylvie Brunel. La protection de l’environnement est une nécessité mais, par trop souvent portée par une méconnaissance de la particularité des enjeux, elle est érigée en croyance religieuse. Ce sont bien des préjugés qui aujourd’hui surdéterminent tant une agit-prop radicalisée que des contraintes réglementaires qui désormais minent en profondeur la sécurité alimentaire de la France en voie de « désagriculturisation »…
Thierry Libaert s’interroge sur le rôle de la communication dans la relation « Savoir, pouvoir et démocratie ». Pas de démocratie certes sans communication mais celle-ci, à l’heure du big data, ne renforce pas plus notre capacité à maîtriser le savoir qu’elle ne rend plus audible et acceptable le pouvoir. La communication est une nécessité démocratique mais elle est une nécessité sous condition d’écoute. Au demeurant à l’épreuve de la révolution numérique, les cadres du pouvoir démocratique sont profondément bousculés. Entre liberté d’expression et ordre public, le nouvel espace public qui s’installe est le théâtre de nouveaux questionnements quant à sa régulation. C’est l’objet de la contribution de Claudine Guerrier, prolongée par celle du sociologue Rémy Rieffel qui ausculte les formats numériques du débat public en pondérant l’idée de leur brutalité. Plus encore que l’enjeu régulateur, l’accélération époustouflante de l’intelligence artificielle vient renverser les fondements de nos sociétés, elle pose le problème de ce que Laurent Alexandre, dans un papier qui ne manquera pas de susciter des réactions, appelle « la démocratisation de l’intelligence », problématique qui à ses yeux ne rencontre que des réponses politiques insuffisantes, notamment en ce qui concerne la transmission et son vecteur privilégié, l’école. Maxime Tandonnet se penche sur ce que conseiller veut dire. Il parle de ce qu’il connaît, ayant exercé cette fonction sous un ancien Président mais il en parle avec la hauteur de vue de l’historien, retraçant la genèse du conseil au Prince dans la longue histoire, et y décryptant en toute lucidité les nécessités, les limites et les servitudes. L’ombre n’est pas forcément, loin s’en faut, l’énergie du pouvoir, elle peut souvent et plus qu’à son tour en être le duplicata servile mais sans la légitimité du souverain. Si crise démocratique il y a, elle est principalement à tous les niveaux dans une forme d’irresponsabilité oublieuse des peuples.
Comment objectiver une décision, une mesure, la fonder en raison ? La statistique souvent est le levier ultime de cette intention mais elle n’en demeure pas moins aléatoire, pouvant recouvrir par des arguments d’autorité des partis pris discutables et qui doivent être discutés. C’est là le propos de Sami Biasoni qui en appelle à une éthique collective afin d’éviter les pièges d’une raison non dénuée d’usages instrumentalisant. Il en va de même de cette science dominante des gouvernements qu’est devenue l’économie. Toute prétention à l’objectivité se doit d’être interrogée car elle n’est pas exempte des représentations du moment, des relations au pouvoir selon le degré de proximité avec ce dernier. Fort de toute la subtilité de sa grande culture économique, toujours passée au tamis de l’histoire, Jean-Yves Archer rappelle : « Clairement, l’interpénétration entre le savoir des économistes est évolutive en contenu et en repérage spatio-temporelle ». Autre problématique et non des moindres : comment en temps de crise le juge s’approprie les données de la science pour délivrer une jurisprudence qui évalue le caractère exceptionnel des mesures, souvent restrictives pour les libertés publiques, au regard des données scientifiques en cours d’objectivation. C’est le sens de l’analyse que trace, à la lumière de l’épisode pandémique de la Covid, Jonathan Sellam.
Au gré du riche dialogue auquel ils se prêtent pour ce numéro, Adrian Pabst d’un côté, Stéphane Rozès de l’autre scrutent les mécanismes de formation des opinions au Royaume-Uni et en France, en s’efforçant d’en questionner les singularités et les usages dans la décision et la confrontation politique. Si les cultures historiques et nationales témoignent de l’irréductibilité des peuples, une insatisfaction commune parait les rassembler quant aux conséquences d’une mondialisation mal maîtrisée. Plus que jamais, la rationalité dirigeante des deux côtés de la Manche parait comme dépassée par des transformations dont elle ne parvient pas à contenir le cours. C’est bien un manque de savoir, un oubli de ce qui constitue historiquement les peuples dans leur profondeur qui parait présider à leurs destinées gouvernantes. Monique Canto-Sperber nous incite, de son coté, à aller à la racine des choses lorsqu’elle pose l’interrogation de l’accès démocratique au savoir et à ses formes les plus exigeantes que constituent les offres d’enseignement supérieur. L’une des facettes de notre malaise contemporain réside aussi dans l’affaissement de notre modèle méritocratique, l’offre de formation n’étant plus adapté aux évolutions multiples de la société. Il existe un lien évident nous rappelle la philosophe entre démocratie, mobilité sociale et savoir. Les pistes qu’elle propose pour sortir de l’impasse oligarchique qu’elle analyse méritent d’être lues, commentées et vraisemblablement expérimentées.
Dans un temps où comme jamais sciences et techniques n’ont été aussi rapides dans leurs développements, on imaginera sans peine que la visée d’une maitrise pleinement rationnelle de la conduite humaine puisse encore nourrir certains rêves dirigeants. Tout le sujet consiste néanmoins à ne pas se duper sur ce « pleinement ». Pour au moins deux raisons : tout d’abord parce que entre la connaissance et le pouvoir, il existe une part d’impondérable, cette âme du monde en quelque sorte qui s’appelle l’histoire ; enfin et surtout parce que le XXe siècle nous a appris que la nécessaire recherche de la rationalité n’est pas exempte de pièges et de tragédies. Dès lors la meilleure définition de la démocratie est sans doute celle d’un régime qui s’accommode de la part incommensurable du doute qui accompagne nos destinées collectives. Il faut savoir douter aussi pour mieux gouverner.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef