En 1979, la normalisation des relations sino-américaines, marquée par le respect du “principe de la Chine unique” et conséquemment par la rupture des relations diplomatiques avec Taïwan, pour autant, pose la question des tenants d’une position ambigüe des États-Unis puisque le Congrès américain vote la même année la loi du Taiwan Relation Act1 au grand dam de la Chine.
Certes, la réflexion sur la stabilité stratégique autour de Taïwan n’est guère une nouveauté dans le champ des relations internationales, mais cette ambiguïté délibérée a créée une vulnérabilité dangereuse pour la relation sino-américaine. La simple raison en est que le rapport de force qui prévalait en 1979, c’est-à-dire il y a près d’un demi-siècle, ne peut pas rester le même dans le contexte stratégique actuel. Taïwan constitue-t-elle encore un avant-poste ? Un actif stratégique à la marge d’un nouvel empire ? Comment doit-on analyser cette profonde mutation du statu quo qu’elle a incarné et traiter les défis qui en résultent ?
Un général ancien comme MacArthur évoquait Taïwan d’un point de vue militaire comme étant l’élément géopolitique clé dans le fait géographique des relations entre la Chine et les États-Unis dans le Pacifique. C’est à la pensée de Kissinger que Taïwan et de facto l’ordre mondial actuel doivent le concept « d’ambiguïté stratégique2 », du juste milieu stratégique. Ce concept autoproclamé à partir des fondements de sécurité nationale traduisait la prédominance américaine dans le Pacifique. Dans le fil de cette acuité stratégique, le statu quo est resté considéré comme la pierre angulaire de leurs relations.
Il reste qu’à l’évidence, cette vision d’ambiguïté stratégique ne traduit plus la situation actuelle dans l’ordre mondial, car le rapport de force n’est plus l’apanage des États-Unis.
La Chine, la Russie notamment le montrent bien. À cette fin de l’avantage stratégique, ce rapport de force se heurte, lui aussi, à de puissants défis dans le Pacifique.
Le maintien du statu quo entre la Chine et les États-Unis, voilà la donne, mais s’ajoute l’affirmation du modèle chinois à vocation mondiale, car le statu quo d’hier n’est plus celui de demain dans ce rapport de force. Tant de convoitise n’a pourtant pas conduit à sa remise en question et fondamentalement il demeure une réalité de l’équilibre des puissances régionales. Au cours de plusieurs sommets internationaux et dans plusieurs documents diplomatiques, a été évoquée la question de défense et de sécurité de Taïwan. On peut dire que le statu quo révèle la grave divergence stratégique de la relation sino-américaine et si le statu quo se modifie, tout ne devient-il pas fragile? Sa fragilisation ne signe-t-elle pas la fin de ce qu’il est convenu d’appeler la dissuasion d’unifier l’île par la force ? Cela peut-il rebattre les cartes entre deux visions opposées de l’ordre mondial ?
Une foi de plus, la continuité de l’approche américaine du rapport des forces, et en parallèle à « l’histoire-se-faisant3 », indique que le statu quo d’aujourd’hui ne repose plus sur l’hégémonie américaine mais bien sur un nouvel équilibre des forces.
Dans l’évolution de la marche du Pacifique, notre analyse sera donc triple :
- Parcourir les évolutions historiques des dernières décennies et faire apparaître les apories géopolitiques qui affectent cette donne tout en indiquant que le statu quo n’est pas durable.
- Montrer que jusqu’à récemment le statu quo représentait un gage de sécurité au cas concret de Taiwan et que désormais le Japon suit cette ligne, car l’obsession c’est le statu quo, statu quo, statu quo. Cette ligne peut également être lue dans le sens inverse. S’il est un domaine où Taïwan et le Japon peuvent se prévaloir d’un intérêt stratégique commun, c’est celui de ne pas avoir qu’à compter sur leurs propres forces.
- À mi-chemin dans la compétition stratégique entre Pékin et Washington, la question du vide conflictuel qui se creuse sur le futur de Taïwan, sur lequel les tensions du statu quo, et au-delà, la crédibilité des États-Unis dans le Pacifique. L’histoire se rappelle à nos bons ou mauvais souvenirs, n’oublions pas que la Chine resta colonisée jusqu’en 1949. On ne peut pas imaginer que la Chine ne dessine pas « son statu quo », considérant que les règles du jeu de l’ordre mondial actuel ne conviennent ni à ses intentions territoriales ni à son intégrité souveraine.
Pour toutes ces raisons, si l’on veut correctement apprécier ce jeu de puissance, il faut ajouter à cette analyse, plusieurs marqueurs temporels : (1) la commémoration du centième anniversaire de la création de l’armée populaire de libération (APL) lors de l’année 2027 ; (2 et 3), la superposition de deux autres élections en 2024 pour Taïwan et en 2025 pour les États-Unis.
L’illusion du statu quo
L’ambiguïté est née de la mission essentielle du leadership américain depuis aussi longtemps que 1945, pour définir simplement et clairement le statu quo. Le lien entre les deux a toujours été complexe, voire ambivalent depuis que les États-Unis ont abrogé leur traité de défense mutuelle de 1954 avec Taïwan. Aujourd’hui il devient crucial et nul doute que la posture de Richard Haass en écrivant que « Taïwan a besoin d’un soutien américain sans ambiguïté », en 2020, dans la revue Foreign Affairs, suggérait de contenir ce vide stratégique dans un propos fort, à la mesure de l’affirmation exprimée4.
À la base d’un tel point de vue, se trouve la réalité d’un engagement des États-Unis envers Taïwan qui s’est renforcé verbalement, alors même qu’il s’est affaibli militairement.
Cette posture de la politique américaine envers Taïwan et ses répercussions pour l’ordre régional conduit tout droit à la séquence de janvier 1950 lorsque le Président Harry Truman affirmait, comme Joe Biden en 2022 sur l’Ukraine, « qu’en aucun cas les États-Unis n’interviendront directement et militairement dans un conflit impliquant Taïwan5 ». Pour la Corée du Nord de Kim II-sung le prétexte est trouvé et le 25 juin 1950, les forces nord-coréennes franchissent la ligne de démarcation au niveau du 38e parallèle, c’est la guerre de Corée. Mais cette posture s’accompagne d’une autre dynamique contribuant à ce que la guerre civile en Chine soit impliquée dans le rapport antagonique de la guerre froide qui se mettait en place. C’est aussi ce que comprit la Chine de Mao, conscient de la faiblesse de son pays et dans ce contexte désireux d’obtenir le soutien soviétique pour contester la séparation de la Chine en deux régimes chacun revendiquant sa souveraineté et qui a donné au statu quo toute sa dimension symbolique.
Au nom du principe de la Chine unique, comme l’attestent les trois communiqués conjoints sino-américains, à savoir le communiqué de Shanghai de 1972, le communiqué de la normalisation des relations diplomatiques de 1979 et le communiqué de 1982, les États-Unis reconnaissent la position chinoise selon laquelle il « n’y a qu’une seule Chine et que Taïwan fait partie de la Chine ». Quant à Taïwan elle peut compter sur la position américaine qui se distingue avec l’accord dit des Six assurances6. Car c’est pendant les négociations relatives au communiqué de 1982 qu’ils ont accepté l’accord comme lignes directrices de leurs relations avec Taïwan. En l’acceptant, les États-Unis continuent à soutenir Taïwan, et ce faisant, le Congrès américain a laissé aux administrations américaines une véritable bombe à retardement dans les relations sino-américaines pour les décennies à venir.
Il n’en reste pas moins que la recherche du plus petit dénominateur commun comme pilier de la relation trilatérale reste une constante de cette ambiguïté depuis la normalisation des relations entre Washington et Pékin. Plus instructives qu’il n’y paraît à première vue, les déclarations successives visant à rassurer Taipei, révèlent cette confusion et la face cachée de l’ingénierie américaine sur la gestion de la phase de normalisation dorénavant consumée. En fait, cette érosion du principe de la Chine unique n’est pas qu’une expression actualisée de la rivalité sino-américaine mais une volonté hégémonique de défense du dominant.
Il est significatif que cette expression favorise l’instrumentalisation des référents historiques dans un contexte régional de parité militaire et surtout d’un clivage de modèle structuré pour faire face aux ambiguïtés. Au milieu de tant d’autres, l’illusion du statu quo est explicite dans un propos peu diplomatique de Mike Pompeo en novembre 2020. Non seulement, l’ancien secrétaire d’État américain déclarait que « Taïwan n’a pas fait partie de la Chine, et cela a été reconnu avec le travail de l’administration Reagan… », mais il évoquait récemment l’indépendance de Taïwan comme pleine et entière, rendant cette lecture apparemment indiscutable7. Ce qu’on retrouvait en page 39 du premier rapport stratégique sur l’Indo-Pacifique du Department of Defense, en 2019, faisant référence à Taïwan comme un pays souverain8.
Puis le 23 mai 2022, Joe Biden déclarait qu’il serait prêt à recourir à la force pour défendre Taïwan, dans le cadre d’une série de commentaires critiques sur la Chine qu’il a faits lors de la conférence de presse, sous le regard du Premier ministre japonais Fumio Kishida9. Au total, ce commentaire laisse, bien sûr, une impression de s’écarter de la politique américaine actuelle d’ambiguïté stratégique sur Taïwan, mais surtout de fragilité de la crédibilité américaine, d’ambiguïté aggravée. Le Président a dit « que nous nous étions engagés à le faire… », ce qui n’est pas le cas selon la lecture du Taiwan Relation Act, c’est une déclaration erronée de la position américaine comme il en arrive de temps en temps.
Au total, la visite de Nancy Pelosi et ses propos sur « les relations diplomatiques avec Taïwan10 » a durablement fragilisé la position des États-Unis dans cette partie du monde en donnant trop de place à la défense des valeurs au détriment des intérêts.
Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux mêmes, de cette habitude mentale de diplomatie morale ou bien à prétexter la promotion des droits de l’homme… Les apparences sont parfois trompeuses et on a immédiatement à l’esprit au sujet de cette visite la question de savoir si était-elle vraiment dans l’intérêt des États-Unis ? Y compris de se dire en quoi cette visite était capable de rendre les Taiwanais plus sûrs ? Il faut bien comprendre le fil historique du statu quo et sa dimension stratégique. Cette fois, c’est l’échec et mat pour les États-Unis, car les manœuvres militaires chinoises permettent incontestablement d’oblitérer la ligne médiane en modifiant dans un sens défavorable à Taïwan le statu quo.
Au nom de l’article 5
Plus profondément, une autre dimension des manœuvres militaires chinoises de l’été 2022 vient secouer le statu quo d’antan. De l’autre côté des côtes orientales de Taïwan, à 150 kilomètres de là, c’est le Japon. Confrontation inévitable, sous une forme ou sous une autre, car n’importe quel gouvernement chinois aura en tête Taïwan comme un territoire du continent ayant été annexé en 1895 et jusqu’à la capitulation de l’Empire japonais.
Entre la Chine et le Japon, ce n’est plus le statu quo au sein de leurs relations qui verra le 50e anniversaire de la normalisation des relations sino-japonaise en septembre 2022 dans un contexte où la dernière réunion officielle date de 2019. À très gros traits, résumons les étapes de cette normalisation et arrêtons-nous sur une d’entre elles : l’année de la visite secrète d’Henry Kissinger à la Diaoyutai State Guesthouse à Pékin en juillet 1971. Dans le traité de San Francisco de 1951, les États-Unis exerçaient l’autorité administrative d’Okinawa et des îles Senkaku, deux territoires japonais qui appuyaient la présence militaire américaine. La décision des États-Unis de ne pas reconnaître la souveraineté japonaise des îles Senkaku lorsque le président Richard Nixon et Mao Zedong ont convenu de leur rapprochement est restée longtemps perçue au Japon comme une trahison de la parole américaine et servant d’autres objectifs de Washington. L’enjeu était stratégique avant d’être politique compte tenu que le président Nixon s’attachait à trouver une sortie honorable à la guerre au Vietnam. Resituons enfin ce fait des relations nippo-américaines et de leurs évolutions au gré des cinquante dernières années, pour dire que depuis l’accord de 1972 sur la restitution d’Okinawa et des îles Senkaku, Washington maintient sa position de ne pas s’immiscer dans une dispute ou un conflit de revendication territoriale et maritime entre le Japon et la Chine.
Depuis, un autre président américain, Joe Biden, a différemment réagi. Le 27 janvier 2021, en pleine compétition stratégique avec la Chine, il a rappelé l’attachement indéfectible des États-Unis à la défense du Japon, sur la question des îles Senkaku au titre de l’article 5 du traité nippo-américain. Le Japon doit-il avoir peur de la Chine ? Notre avis est de penser qu’il est dangereux de caler sa politique étrangère et au demeurant ses choix en termes d’intérêts nationaux sur la seule base de son alliance de défense. La vérité est que seule la dissuasion de la force s’impose quand le jeu des grandes puissances est à l’œuvre et s’accroît sous le poids de l’influence. Au même moment des tensions décrites, la Chine affirme sa souveraineté territoriale sur les îles Senkaku situées à deux mille kilomètres de Tokyo aussi depuis décembre 1971, laissant penser que cette revendication pourrait les conduire à aller plus loin en constituant un fait stratégique qui ne peut pas ne pas être sans lien avec celui de Taïwan. Au pic des exercices militaires chinois, le ministère de la Défense du Japon a observé que plusieurs missiles ont frappé les eaux territoriales du Japon et cette situation est inédite11.
La question fondamentale qui se pose à Tokyo est le maintien national de sa sécurité maritime. Les exemples des îles Senkaku (« Diaoyu » en chinois) et des Territoires du Nord, indiquent que c’est un nouveau chapitre du statu quo qui se dessine et qui lie progressivement deux disputes où chacun s’estime chez soi sur la base de fondements historiques.
Le Japon fait face à une série de tensions qui défie sa souveraineté sur les mers et plus largement c’est la liberté de navigation sur les océans qui rentre en compte, soulignons que c’est la VIIe flotte de l’US Navy qui la garantit depuis plus de soixante quinze ans. L’alliance nippo-américaine est soumise à de nouvelles pressions et Taïwan n’est plus le seul endroit où les Japonais sont mis au défi de dissuader toutes velléités d’incursion dans leurs eaux territoriales. Le défi est aussi au nord de l’archipel, où la marine russe avance discrètement dans les Territoires du Nord et teste les capacités des forces navales du Japon. Le concept de réalisme diplomatique du Premier ministre japonais Fumio Kishida résume bien ces considérations souveraines pour le Japon, qui se sait en première ligne en cas de conflit ouvert entre la Chine et Taïwan12. La question stratégique qui se pose à Tokyo trouve en partie sa réponse à la table de négociation de l’OTAN à Bruxelles. Au lendemain de l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et du sommet extraordinaire tenu au siège de l’organisation atlantique, le Premier ministre japonais Fumio Kishida s’est entretenu avec le secrétaire général Jens Stoltenberg lors du sommet de l’alliance le 29 juin 2022 sur les évolutions des rapports de force à l’échelle mondiale13. Dans la logique de ces défis, la sécurité collective et l’article 5 de l’alliance sont le milieu naturel du Japon mais sa dépendance aussi. En choisissant de renforcer ce partenariat rapproché dans le domaine de la sûreté maritime c’est pour le Japon, partenaire le plus ancien de l’OTAN en dehors de la zone euro-atlantique, davantage d’exercices militaires conjoints à l’avenir. Autre leçon, le pivot otanien vers les affaires du Pacifique est attentivement suivi par l’administration américaine.
Un autre tournant du statu quo qui ne fait aucun doute est la dépendance historique de la Chine à l’égard du Japon qui a en fait considérablement changé et est déjà devenue une question centrale de leurs relations bilatérales.
Tokyo et Pékin dorénavant à la fois partenaires, mais rivaux, observent que pour la première fois, leur rapport de force s’est inversé comme en atteste plusieurs comparaisons depuis l’année 1972 et en dépit des incertitudes stratégiques. Mais si le statu quo est défendu pour son maintien, dans cette période charnière de l’ordre mondial, en corollaire, subsiste une autre impression qui ne change pas non plus la réalité de plus en plus affirmée par Pékin sur l’influence de son rapport aux États-Unis au sein de son débat de sécurité nationale.
L’ordre selon la Chine
Le concept de la géoéconomie fournit un exemple parlant de l’évolution de ce rapport de force qu’on peut illustrer par le cas de la relation Chine et Japon. Ainsi le PIB du Japon était trois fois supérieur à celui de la Chine en 1972 et leurs échanges commerciaux bilatéraux à hauteur de 2 % du commerce extérieur du Japon. Le même rapport de force est dépassé dans le secteur de la défense depuis l’année 1989 avec un rapport entre les deux pays flagrant : le budget de la défense du Japon représentait 2,5 fois celui de la Chine, à présent le budget de la défense de la Chine représente 5 fois celui du Japon ! Quant à la disparité en matière économique, le PIB du Japon n’atteint plus qu’un tiers de celui de la Chine bien que les deux économies soient grandement interdépendantes (15 % de leurs échanges bilatéraux14).
Au-delà des chiffres, l’imbrication entre conflit stratégique et interdépendance économique constitue un paramètre nouveau dans ce dialogue de puissance libéré du vieux jeu de « partenaires-rivaux », en les plaçant dans un nouveau contexte qui fait de moins en moins les affaires du Japon dans un ordre profondément modifié par la montée en puissance de la Chine.
Cette nécessité de repositionnement du Japon tient au fait que l’éloignement de la Chine et des États-Unis périme les efforts diplomatiques du Japon et sa capacité à gérer cette relation trilatérale qui démonétise sa valeur géopolitique dans son sens classique.
En même temps, le nouvel axe sino-russe permet de recalibrer les relations sur le plan bilatéral de façon distincte. En les inscrivant dans cette perspective permanente du rapport de force, en les rendant plus conflictuelles, et fait nouveau qui figurait autant dans les principes de normalisation des relations sino-japonaises (quatre textes définissent le rapport entre les deux pays), que dans les propos officiels « la fin de la séparation du politique de l’économique dans leurs relations ».
Limitons-nous à expliquer ce changement et l’implication croissante de Pékin à travers deux enjeux. Si chacun de ces enjeux est particulier ou lié aux contraintes de l’ordre mondial existant, ils lient de façon très claire la Russie et la Chine dans un sens commun et leurs proclamations lors des Jeux olympiques de Pékin de février 2022 sur « un nouveau type de relations entre les puissances mondiales sur la base de respect mutuel dans leurs revendications territoriales » constitue historiquement un pivot en matière géopolitique : Vladimir Poutine confirme le 4 février que Taïwan est une partie inaliénable de la Chine et Xi Jinping s’oppose à tout élargissement de l’OTAN en réclamant qu’on ne se mêle plus des affaires intérieures de leurs pays15. Chacune de ces déclarations attentivement lues explicite la nouvelle donne d’un ordre mondial contesté et de leurs ambitions communes d’une vision d’un ordre au sein duquel les États-Unis et leurs alliés ne sont plus les seuls à dominer, et où réciproquement la Russie, la Chine et leurs alliés se libèrent des textes ou de règles d’une ère dont les État-Unis restent quoi qu’on en dise les garants.
Revenons enfin sur les Territoires du Nord et les revendications territoriales partagées avec la Russie du fait de cet alignement entre Pékin et Moscou que l’on pourrait même élargir à la Turquie dans la Méditerranée. Les Territoires du Nord sont sous occupation illégale de l’Union soviétique, puis de la Russie, depuis que l’Union soviétique les a occupés en 1945. Rien de cela n’aurait été possible sans l’ambiguïté du traité de Paix de San Francisco de 195116. Une autre indication empirique est là pour nous le rappeler avec le plaidoyer pro domo pour la position russe de la part du porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijiang, lequel sur cette question du monde de chez soi, glissait lors d’une conférence de presse en juillet 2021 que « les Territoires du Nord restent une question bilatérale entre le Japon et la Russie mais que dans le même temps, la Chine a toujours soutenu que les réalisations de la victoire dans la guerre antifasciste mondiale devaient être sérieusement respectées et observées17 ».
Apparemment, un grand pas serait fait dans la remise en cause de ce statu quo si cette position venait contredire celle de Mao qui soutenait la restitution des quatre îles au Japon. Autrement dit, si Xi Jinping officiellement validait cette décision de fragmenter l’ordre régional, un spectaculaire retour de carte s’opérerait entre Pékin et Moscou comparable aux vieux jours de leur lune de miel des années 1950. L’étape suivante serait de parachever la construction du partenariat énergétique sino-russe de Sakhaline I et II en mettant le Japon en posture défensive, si Tokyo ne distingue pas sur la question des affaires intérieures de la Chine… dixit de Taïwan, les enjeux qui l’entoure.
On ajoutera les récentes manœuvres navales conjointes sino-russe en mer du Japon de 2021 et la volonté des deux pays d’une coopération stratégique croissante entre les deux armées pour baliser l’avenir dans les eaux d’Okhotsk et dans la mer du Japon, car observons que se sont des eaux côtières des deux pays et susceptibles de s’étendre à l’océan Arctique. Il est trop tôt pour en décrire tout autre chose, mais stratégiquement parlant, un tel tournant affecterait non seulement le détroit de Taïwan mais aussi le statu quo de l’ordre mondial.
Nous sommes dans cette nouvelle ère d’un rapport de force qui s’est transformé depuis 1971, le PIB de la Chine représentera les trois quarts du PIB américain en termes de parité en dollars18
; d’une crise de Taïwan démontrant une fois de plus où se trouve la ligne rouge ; puis la publication du Livre blanc de la défense chinoise le 10 août 2022 qui hisse les enjeux d’un ordre à l’avenir hasardeux. Ce tropisme pour un ordre à venir dans un contexte complexe est d’autant plus crédible que l’on voit poindre ici et là dans les cénacles internationaux son expression permettant à chacun de décider de quel côté il joue, et comment : citons le ministre indonésien de la Défense, Prabowo Subianto, lors d’une session plénière du dialogue Shangri-La, « demandant instamment à tous de respecter l’ascension légitime de la Chine qui retrouve sa position de grande civilisation19 ». On s’exprime peu ou prou de la même manière à Djakarta, Moscou ou à Pyongyang.
Pragmatique, Henry Kissinger nous a par ailleurs mis en garde à de nombreuses reprises sans prendre une ride contre « l’illusion » de rétablir « simplement », d’un coup de baguette diplomatique, les relations sino-américaines telles que nous les voyions depuis 1979. Et, ce, « car l’ordre mondial a changé ». À la base d’une telle réflexion, se trouve d’abord pour les États-Unis de rester « true to its principles », selon Kissinger et une chose est claire : en pleine posture de dénonciation de l’autre et de protection militaire dont les États-Unis sont les principaux bénéficiaires, le président Xi Jinping invite les dirigeants Américains et Japonais à deux entrevues en marge du G20 à Bali en novembre 2022. Xi Jinping placé dans une position favorable de rencontre : c’est lui la puissance invitante pour une vision d’ensemble et durable de l’ordre mondial avec le recul de « ceux » qui savent placer les intérêts de leur pays au-dessus de ceux d’un parti. Un ordre mondial tourné vers la Chine et sa réforme constitutionnelle qui ouvre la perspective d’une présidence à vie pour Xi Jinping à l’automne 2022, en héraut d’une « Nouvelle ère », toujours plus obsédante et de mieux en mieux actualisée. Point focal de cette décision de rendre sa fierté patriotique au peuple chinois, de restituer sa grandeur à la Chine en parvenant à la renaissance nationale et laver le siècle d’humiliation par une grande domination du Pacifique, car qui régne sur Taïwan, régne sur le monde : mais ceci est déjà dans un autre article20….
Hervé Couraye
- Ce document redéfinit les relations diplomatiques avec Taïwan et annule tous les traités bilatéraux signes antérieurement, disponible en ligne : H.R.2479 – 96th Congress (1979-1980): Taiwan Relations Act | Congress.gov | Library of Congress ↩
- Voir Kissinger’s Secret Trip to China (gwu.edu) ↩
- Citons l’article de Jean-Marie Soutou, “Aron devant l’histoire-se-faisant”, revue Commentaire, n. 28, 1984, disponible en ligne : Commentaire ↩
- Article de Richard Haass et David Sacks, Taiwan Needs Unambiguous American Support”, revue Foreign Affairs, septembre 2020, disponible en ligne : Taiwan Needs Unambiguous American Support (foreignaffairs.com) ↩
- Disponible en ligne : January 1950 | Harry S. Truman (trumanlibrary.gov) ↩
- Pour approfondir la portée des six principes de l’accord voir en ligne : The « Six Assurances » to Taiwan (taiwandocuments.org) ↩
- Tweet du 3 mars 2022 de Mike Pompeo, en ligne : Mike PompeoさんはTwitterを使っています: 「This isn’t about Taiwan’s future independence, it’s about recognizing an unmistakable already existent reality. That reality is, as many of your past & present leaders have made clear, there’s no need for Taiwan to declare independence because it’s already an independent country.」 / Twitter ↩
- Page 39 du rapport disponible en ligne : DEPARTMENT-OF-DEFENSE-INDO-PACIFIC-STRATEGY-REPORT-2019.PDF ↩
- Conférence de presse de Joe Biden et de Fumio Kishida, 23 mai 2022, Tokyo, disponible en ligne : Remarks by President Biden and Prime Minister Kishida Fumio of Japan in Joint Press Conference – The White House ↩
- Article du 2 août 2022, disponible en ligne : Opinion | Nancy Pelosi: Why I’m leading a congressional delegation to Taiwan – The Washington Post ↩
- Point évoqué lors de la conférence téléphonique entre le ministre de la Défense japonais et le secrétaire à la Défense américain, 16 août 2022, texte disponible en ligne : Japan-U.S. Defense Ministerial Telephone Conference (Summary) | Japan Ministry of Defense (mod.go.jp) ↩
- Concept détaillé à partir du point 8 du texte disponible en ligne : Policy Speech by Prime Minister KISHIDA Fumio to the 208th Session of the Diet (Speeches and Statements by the Prime Minister) | Prime Minister of Japan and His Cabinet (kantei.go.jp) ↩
- Voir Meeting between Prime Minister Kishida and NATO Secretary General Stoltenberg | Ministry of Foreign Affairs of Japan (mofa.go.jp) ↩
- Comparaison faite des chiffres tirés de la base de données du Fonds monétaire international (FMI), disponible en ligne : International Financial Statistics – Search – IMF Data ↩
- Déclaration commune Vladimir Poutine et Xi Jinping, 4 février 2002, en ligne : Joint Statement of the Russian Federation and the People’s Republic of China on the International Relations Entering a New Era and the Global Sustainable Development • President of Russia (kremlin.ru) et la déclaration sur l’OTAN, en ligne : Spokesperson of the Chinese Mission to the EU Speaks on a Question Concerning the NATO Summit’s Communiqué (mfa.gov.cn) ↩
- Texte complet du traité de Paix de San Francisco de 1951, dix articles établissant un rapport de force à la défaveur du Japon, disponible en ligne: Treaty of Peace with Japan, 1951 | US-China Institute (usc.edu) ↩
- Transcription de la conférence de presse du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de la Chine, 27 juillet 2021, disponible en ligne: 2021年7月27日外交部发言人赵立坚主持例行记者会_中华人民共和国外交部 (fmprc.gov.cn) ↩
- Voir les projections d’un rapport du FMI, disponible en ligne : World Economic Outlook (imf.org) et du Livre blanc de la défense de la Chine, disponible en ligne : Full Text: The Taiwan Question and China’s Reunification in the New Era-Xinhua (news.cn) ↩
- Transcription du discours du ministre de la défense indonésien, 19e sommet IISS Shangri-La Dialogue, juin 20222, Singapour, disponible en ligne : General Retd Prabowo Subianto Minister of Defense Indonesia As Delivered (1).pdf ↩
- Hervé Couraye, “ Taïwan : une équation à plusieurs inconnues 1/2”, Revue Conflits, août 2021, disponible en ligne : Taïwan : une équation à plusieurs inconnues 1/2 | Conflits : Revue de Géopolitique (revueconflits.com) ↩