Les 20 et 21 novembre l’Université catholique de Lille – avec l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal, l’Agence Française de Développement, l’Académie des Sciences d’Outre-Mer et le soutien de la Région Hauts-de-France et la Fondation de l’Université Catholique de Lille – a organisé des journées d’études internationales sur le thème « Le temps des colonisations de de Gaulle à nos jours ». Partenaire de cet évènement, la Revue Politique et Parlementaire a pu interviewer Xavier Aurégan, Maître de conférences en Géographie-Géopolitique, sur le rôle de la Chine dans les décolonisations en Afrique.
Revue Politique et Parlementaire – Vous décrivez dans votre intervention le rôle de soutien qu’a joué la Chine auprès de certaines indépendances africaines, et comment cette politique fait partie d’une stratégie plus globale d’influence du continent africain. Aujourd’hui la présence de la Chine se perpétue, avec de nombreux investissements et un commerce en augmentation constante : ce nouveau phénomène d’influence est-il comparable à la colonisation ?
Xavier Aurégan – Si l’on se réfère à la définition de ce terme, renvoyant à l’occupation, à l’exploitation et à la mise sous tutelle de territoires, les actuelles présences chinoises en Afrique ne peuvent être comparées à une forme de colonisation. Plurielles, parfois en concurrence et développant des stratégies propres, y compris antagonistes, ces présences ne sont plus uniquement le fait de l’État, ici chinois, mais également provinciales ou privées, que ces dernières fassent référence à des entreprises et à ce que je nomme des « migrants-investisseurs ». De même, les relations sino-africaines ne sont plus uniquement stato-centrées, mais dynamisées par une multitude d’acteurs : chinois et d’origine chinoise, africains vivant en Chine ou non, multilatéraux, mais aussi occidentaux, ne serait-ce que dans le cadre de consortiums ayant remporté et réalisant in situ des contrats. Du reste, il n’y aurait guère que les investissements directs étrangers chinois en Afrique qui pourraient concrètement mettre « sous tutelle » des territoires, des acteurs économiques ou des infrastructures. Or, ces investissements restent faibles : 2,7 milliards de dollars en 2019, soit 15 % de l’investissement net réalisé par Total la même année… Si le stock d’IDE chinois talonne le français (46 contre 53 milliards de dollars), ce n’est pas tant en raison d’investissements massifs chinois que du désintérêt occidental pour le continent, toujours – et parfois à raison – stigmatisé par le risque. La question de la dette, pour laquelle le recul et la transparence sont insuffisants, est fondamentale mais perçue très différemment par les 53 des 54 États africains reconnaissant Pékin. Acceptant des renégociations et annulant partiellement ces dettes, la Chine n’a aucun intérêt au surendettement du continent, et encore moins de prendre possession d’infrastructures impayées. Patiemment polie depuis les années 1950, son image de pays « frère », « ami » et enfin « responsable » est l’un de ses principaux arguments ; le « rêve chinois » de Xi Jinping n’a pas qu’une vocation interne, comme l’atteste l’initiative des nouvelles routes de la soie. Ainsi, en dépit d’une surexposition chinoise en Afrique – induite par la relative absence d’autres acteurs –, de la création de réseaux politiques, culturels et économiques sino-africains, de la rente engendrée par le commerce et le prêt chinois, et de formes de dépendances qui perpétuent l’extraversion de l’Afrique, le problème ne viendrait-il pas plutôt du modèle, notamment de croissance ?
RPP – Vous avez également montré comment les Chinois avaient mené une lutte idéologique en Afrique contre le bloc de l’Ouest, mais aussi contre l’URSS. La Chine a-t-elle réussi à faire triompher la vision maoïste du communisme dans certaines parties du continent ? Peut-on parler de soft power chinois en Afrique ?
Xavier Aurégan – Il convient de relativiser le rôle, militaire en particulier, que la Chine a été capable de jouer en Afrique durant les décennies 1950 à 1970, soit durant son soutien aux mouvements de libération nationale (MLN). Au-delà de la rhétorique officielle et des appuis chinois (uniformes, formations tactiques de type guérilla, envoi de vivres et matériels), la Chine a eu de nombreuses difficultés à exporter le maoïsme, d’autant plus qu’il s’opposait frontalement, après 1960, au communisme prôné par le Kremlin. L’armée populaire de libération était incapable de se projeter. Les déconvenues (Biafra, Unita en Angola, etc.) sont plus nombreuses que les succès (Frelimo et Tanzanie). Surtout, la Chine populaire sous Mao n’a pas fait preuve d’une grande cohérence idéologique, soutenant en Afrique australe des organisations pro-Apartheid qui étaient elles-mêmes soutenues par Washington. La rivalité sino-soviétique ne connaissait plus de limites, ou presque. Néanmoins, il est également certain que Zhou Enlaï et partant, Mao, sont parvenus à développer les relations diplomatiques qui ont non seulement permis à Pékin d’accéder à l’ONU, mais également d’évincer Taïwan d’Afrique (et de l’ONU donc), de promouvoir un communisme polycentrique et une vision du monde « progressiste », en instaurant les bases de l’actuelle coopération Sud-Sud et in fine, de la relation néo-mercantiliste actuelle. En cela, la Chine faisait déjà du soft power dans les années 1950. Si celui de 2020 est autrement plus complexe, c’est parce qu’il doit répondre aux actuels et multiples besoins chinois : sécurisation de l’accès aux marchés et énergies, sécurisation des routes, flux et échanges (y compris numériques), soutien à la Chine dans les organisations internationales, ou encore promotion des normes chinoises.
RPP – Enfin, vu d’Afrique, comment est perçue cette politique volontariste de la Chine ? Y a-t-il une adhésion populaire à leurs aides ?
Xavier Aurégan – Certains instituts de sondage (Gallup) se risquent à émettre des tendances à l’échelle du continent, expliquant que la Chine serait aussi bien perçue que les États-Unis… Les réalités sont bien plus complexes et les représentations africaines sont à l’image de l’hétérogénéité des acteurs chinois présents en Afrique : plurielles. Elles dépendent principalement des statuts respectifs, les commerçants chinois se trouvant en bas de cette pyramide des perceptions lorsque les diplomates ou chefs d’entreprise, œuvrant au « développement » ou créant de l’emploi local, sont à son sommet. En ne retenant que les acteurs publics chinois, ceux-ci sont majoritairement bien vus pour une raison simple : contrairement à l’APD française par exemple, il y a très peu de dispersion du côté chinois, et malgré le caractère lié de l’aide chinoise, elle est donc plus visible, mieux appréhendée… et mieux réceptionnée. La Chine sait valoriser ses dons, assistances humanitaires et prêts sans intérêts, tant d’un point de vue (géo)politique que matériel, en apposant plaques et pancartes. L’ensemble est relayé par une communication officielle et efficace, diffusée via Chine nouvelle (Xinhua), qui devient par ailleurs le principal fournisseur de dépêches en Afrique, et donc d’informations… La frontière entre Soft et Sharp Power est ténue, mais profite indéniablement à l’État chinois qui s’appuie de surcroît sur certaines élites politiques et économiques locales pour infuser ses messages. Le point fort de Pékin est d’être en mesure, selon les ou ses besoins, de manier les approches verticales et horizontales, bilatérales et multilatérales, réalistes et constructivistes. Pour la Chine, il n’en reste pas moins que le plus dur reste à venir : les recul et esprit critiques de certains représentants africains permettent un débat de plus en plus qualitatif, ce qui n’engendre pas pour autant de politique chinoise des États ou de l’Union africaine. Selon moi, c’est bien là, dans cette absence globale de stratégie africaine, que le bât blesse.
Propos recueillis par Nathan Le Guay
Xavier Aurégan
Maître de conférences en Géographie-Géopolitique, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université catholique de Lille
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