Depuis bien des années, déjà, bon nombre d’auteurs nous alertent sur le déclin de notre économie nous disant que notre pays se trouve sur une pente dangereuse. Nicolas Baverez, par exemple, avait publié en janvier 2004 un ouvrage intitulé La France qui tombe, et dans un article sur le Figaro, en septembre 2012, il nous disait : « Son modèle économique ne génère plus de croissance, et son modèle social produit un chômage de masse ». Et il rajoutait : « La France n’est plus un leader européen, mais un risque majeur pour l’euro et l’Union ». Un autre grand économiste, Elie Cohen, focalisa, lui, tout particulièrement l’attention sur le déclin de notre industrie en publiant, chez Fayard, en 2014, Le décrochage industriel. Ces avertissements, jusqu’ici, n’ont aucunement été entendus par les autorités du pays.
Avec la crise du coronavirus il apparaît bien que l’économie française se trouve particulièrement à la peine. Anne le Guigué, par exemple, dans un article dans le figaro-économie du 5 juin dernier, titre un de ses articles : « L’économie française parmi les plus affectées par le coronavirus », et quelques jours après l’Usine nouvelle fait de même en intitulant un de ses articles : « La France parmi les pays les plus affectés par la crise ».
Il faut bien voir que tous les clignotants, depuis des années, sont au rouge : un taux de croissance insuffisant chaque année, un accroissement régulier de l’endettement du pays, un taux de chômage particulièrement élevé que tous les gouvernements successifs, malgré leur acharnement pour tenter de le réduire, ne sont pas parvenus à abaisser, et une balance commerciale constamment déficitaire. Aussi, la France est elle maintenant en tête de tous les pays développés en matière de dépenses publiques, de dépenses sociales et de prélèvements obligatoires ; elle est, par contre, en dernière position en ce qui concerne le taux d’industrialisation du pays et la place que tiennent ses exportations dans le PIB.
Nous rappelons, ci-dessous, où nous en sommes dans ces différents domaines, comparativement aux autres pays européens :
En% du PIB
France UE France UE
PO 48,4 40,3 Exportations 30,9 43,2
Dep.Publ 56,4 46,7
Dép.socials 36,1 28,2 Industrie 10,1 17,2
Dette pub. 100,2 67,7
On ne peut pas manquer de penser qu’il existe des relations de cause à effet entre ces différents phénomènes : nous nous trouvons, en effet, systématiquement en tête pour certains ratios, et systématiquement en queue pour d’autres. Et l’idée d’une corrélation possible entre ces divers éléments est renforcée par le fait que les curseurs ont varié ensemble et dans le même sens, ces dernières années : vers le haut, pour les indicateurs de la première colonne, et simultanément, vers le bas pour ceux de la seconde colonne. En somme, des liaisons mécaniques entre tous ces indicateurs.
Il reste donc à identifier quel est l’élément moteur : la production industrielle, de toute évidence.
Nous allons donc voir comment le niveau de la production industrielle commande les différents paramètres de l’économie française et quel est le mécanisme d’enchaînement auquel on a affaire.
Les graves conséquences de la désindustrialisation
Notre secteur industriel a fondu, peu à peu, depuis la fin de la période des « Trente glorieuses », sans que les pouvoirs publics s’en émeuvent : il employait alors 6,5 millions de personnes et représentait 26 % de notre PIB. Ce déclin s’est poursuivi, régulièrement, d’année en année, les pouvoirs publics n’intervenant pas car ils considérèrent que c’était, là le signe d’une modernisation du pays, nos dirigeants se fiant aveuglément à la loi d’évolution naturelle des trois secteurs de l’économie que leur avait enseignée Jean Fourastié, une loi qui voudrait qu’une économie moderne soit une économie « post industrielle », c’est-à-dire sans industrie. On en est donc arrivé à la situation actuelle : le secteur industriel français n’emploie plus que 2,7 millions de personnes et il ne contribue à la formation du PIB que pour 10 % seulement. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part. L ’Allemagne a un secteur industriel qui est resté très vigoureux : il représente 24 % de son PIB. Et la Suisse, un pays que l’on ne soupçonne pas être aussi industrialisé, en est, elle, à 22%. Ces deux pays sont à nos portes et leur économie est florissante, mais cela n’a aucunement ébranlé nos dirigeants. Ils sont restés campés sur leurs convictions.
Les conséquences du déclin régulier de l’industrie dans notre pays sont multiples : certaines sont directes, d’autres indirectes. Tout d’abord, un très fort taux de chômage : il était de 3,5 % seulement à la fin des trente glorieuses, chiffre qui correspond à une situation de plein emploi, et il est allé régulièrement en croissant, atteignant 10 % ces dernières années. Nous avons ainsi, aujourd’hui, 5.450.000 personnes inscrites à Pôle emploi, en catégories A, B et C, et il s’y rajoute 645.000 personnes en catégories E et D. Récemment, il y a eu un léger mieux, mais avec la crise du coronavirus on est reparti vers des sommets. Il s’en suit, mais cela n’est jamais souligné par les médias, un taux de population active qui est le plus faible aujourd’hui de tous les pays européens. Les personnes occupées à travailler représentent, en France, 45,7 % de l’ensemble de la population (données de la BIRD), alors qu’il s‘agit par exemple en Allemagne de 52,2 %, et de 58,3 % dans le cas de la Suisse. En s’en référant simplement au taux allemand, on voit qu’il nous manque 4,5 millions de personnes au travail, et encore le taux allemand n’est-il pas des plus élevés. Ce mauvais ratio de population active vient de ce qu’un emploi dans l’industrie, nous disent les économistes, génère pour le moins deux emplois dans le secteur des services. Et l’on peut s’interroger pour savoir ce que font toutes ces personnes qui sont sans travail ? Elles sont prises en charge, d’une manière ou d’une autre, par la collectivité, et vivent à ses dépens.
Seconde conséquence : un appauvrissement progressif du pays. En effet, lorsque l’on rapproche l’importance de la production industrielle dans les pays avec le niveau de leur PIB/capita, on découvre qu’il existe une corrélation extrêmement étroite entre ces variables. Le graphique ci-dessous illustre ce phénomène, la production industrielle étant mesurée, ici, en dollars par habitant selon les données de la BIRD, un organisme international qui inclut la construction dans sa définition de la production industrielle. Et l’on note que le coefficient de corrélation est étonnamment élevé, ce qui permet d’avancer que la production industrielle des pays est bien la variable explicative de leur prospérité.
On voit, sur ce graphique, que la France avec une production industrielle par habitant de 6.900 dollars a un PIB/tête de 40.493 US$ ; l’Allemagne, avec un ratio de 12.400 dollars obtient un PIB/tête de 46.258 US$, et la Suisse, qui vient en tête dans cette comparaison internationale, avec une production industrielle par habitant de 21.000 dollars se retrouve avec un PIB/capita extraordinairement élevé : 81.993 US$, le double tout simplement du PIB par tête des Français. Notre pays se trouve donc fortement pénalisé par une production industrielle tout à fait insuffisante, et cela explique la faiblesse de ses exportations.
L’Etat s’est donc vu obligé de soutenir le niveau de vie de la population en multipliant les emplois publics et en alimentant des dépenses sociales de plus en plus élevées.
On est ainsi arrivé à avoir plus d’emplois publics que les autres pays et un taux de dépenses sociales record se montant à 34,1 % du PIB, alors qu’il s’agit de 16,7 % aux Pays- Bas, et de 25,1 % en Allemagne. La moyenne des pays de l’OCDE se situe à 20,1 %. Cette relation entre dépenses sociales et industrie se vérifie, d’ailleurs, en examinant la situation de divers pays, à travers le monde : on constate que plus un pays est industrialisé moins l’Etat se voit contraint de consacrer des moyens aux dépenses sociales.
Les dépenses sociales croissant très régulièrement ont fait gonfler, d’année en année, les dépenses publiques, et elles représentent maintenant près de 60 % de celles-ci. Notre pays a ainsi fini par avoir le niveau de dépenses publiques le plus élevé de tous les pays développés. Toutes les personnes qui, à longueur d’année, sans connaitre les chiffres, parlent de réduire nos dépenses publiques méconnaissent ces réalités.
Pour financer ses dépenses publiques l’Etat a été contraint accroître régulièrement ses rentrées fiscales, ce que les économistes appellent « des prélèvements obligatoires ». Elles sont ainsi passées de 30 % du PIB, en 1960, à 48,4 % actuellement : un record mondial, donc, et cette très lourde fiscalité a asphyxié le pays.
Autre phénomène préoccupant : l’accroissement régulier de l’endettement du pays. Malgré, en effet, des prélèvements obligatoires considérables les recettes fiscales se sont trouvées chaque année insuffisantes, et l’Etat a du recourir, régulièrement, à des emprunts pour boucler ses budgets. Et cela dure depuis quarante ans maintenant. Le niveau d’endettement du pays n’a donc pas cessé de croître et la dette extérieure de la France est passée de 21,0 % du PIB, en 1980, à 100,2 % en 2019. Avec la crise du Covid-19, on sait qu’elle se trouvera portée à 120 % en fin d’année.
La France est un pays qui vit « sous perfusion »
La France est ainsi devenue un pays qui vit « sous perfusion », celle-ci étant alimentée à la fois par des emprunts nouveaux, chaque année, et par des prélèvements fiscaux excédentaires.
Nous avons, dans un article précèdent, évalué à 350 milliards d’euros la perte de richesse due à l’affaissement de la production industrielle du pays, et cette estimation est certainement très conservatrice. Cet appauvrissement du pays a été compensé par des recours à l’endettement qui ont oscillé entre 80 et 100 milliards d’euros, chaque année, et des prélèvements obligatoires excédentaires de quelques 250 milliards d’euros environ, chaque année aussi.
Dans cet enchaînement pernicieux de facteurs les entreprises n’ont guère été épargnées : elles aussi ont été soumises à une pression fiscale excessive qui a nui à leur compétitivité. Une étude récente du ministère de l’Economie ayant pour auteurs Yves Dubief et Jacques Le Pape indique que les impôts de production en France se montent à 3,2 % du PIB, alors qu’il ne s’agit que de 0,47 % seulement en Allemagne. L’institut Co-Rexecode confirme ce chiffre et évalue à prés de 80 milliards d’euros le différentiel de charges existant entre les entreprises françaises et leurs homologues allemandes.
Cette spirale descendante que nous venons de décrire doit être arrêtée : le pays ne peut pas continuer à recourir chaque année à 80 ou 100 milliards d’euros d’emprunts nouveaux, ni maintenir indéfiniment sur l’ensemble de la population une pression fiscale aussi élevée car elle décourage les initiatives et ruine la compétitivité des entreprises. Il va donc bien falloir faire des économies et, aussi, entreprendre de reconstruire l’économie du pays.
Il va s’agir maintenant de « reconstruire » l’économie française
Les économies à réaliser :
Nous avons aujourd’hui un excédent de dépenses publiques par rapport à la norme européenne qui se monte à 250 milliards d’euros. Il faudrait, pour le moins, les réduire du montant qui est financé chaque année par de l’endettement : en chiffres ronds, 100 milliards d’euros. Les 150 autres milliards d’économies à réaliser permettraient un abaissement des prélèvements obligatoires qui ramènerait ceux-ci au niveau des pays européens.
Pour réduire les dépenses publiques de 250 milliards d’euros, il faudra jouer sur deux tableaux : d’un côté, une réduction des dépenses de l’Etat et des collectivités territoriales de 60 milliards d’euros environ (chiffre ressortant des comparaisons internationales) et, de l’autre, une réduction des dépenses sociales de 190 milliards d’euros, ce qui les ramènerait à 28,2 % du PIB, c’est à dire au taux moyen des pays de l’UE. Nos dépenses sociales s’élèvent actuellement à 870 milliards d’euros : il faudrait donc les réduire de 22 %, ce qui parait extrêmement difficile vu que la population ne cesse de réclamer qu’elles s’accroissent.
Ce cadrage que nous proposons devrait être celui d’un prochain gouvernement : mais les économies à effectuer sont tellement énormes qu’aucun pouvoir politique n’osera jamais l’adopter. Faudrait- il, pour le moins, réduire tout de suite les dépenses publiques de 100 milliards d’euros afin que la dette extérieure du pays cesse de croître. Avec ce premier effort on en serait à 52,2 % du PIB, alors que la moyenne européenne se situe bien plus bas : 46,7 %. C’est dire que l’on serait encore bien loin du but.
La reconstruction de l’économie du pays
Trop souvent, jusqu’ici, le rôle clé que joue l’industrie dans l’économie du pays a été méconnu. François David, l’ancien président en France de la COFACE, rappelle, par exemple, dans le JDD du 19 juillet 2020 que le FMI et l’OCDE ont longtemps qualifié de « talon d’Achille » le déficit du commerce extérieur de la France : le talon d’Achille n’est pas le commerce extérieur, mais le secteur industriel du pays, lui même. Emmanuel Macron, dans son discours à la nation du 14 juin dernier, a annoncé que son quinquennat entrait à présent dans une seconde phase, une phase consacrée à la « reconstruction » de l’économie du pays. Il va s’agir, a-t-il dit, de « bâtir un modèle économique plus fort pour ne pas dépendre des autres, un modèle économique durable qui soit la clé de notre indépendance ». Et il a tracé les grandes lignes de son projet, donnant les précisions suivantes : « Créer de nouveaux emplois en investissant dans notre indépendance technologique, numérique, industrielle et agricole, par la recherche, la consolidation des filières, l’attractivité et les relocalisations lorsque cela se justifie ; et un vrai pacte productif ».
Malheureusement, dans son interview du 14 juillet Emmanuel Macron n’a plus parlé de « reconstruction », mais seulement de « relance » de l’économie. Certes, c’est, là, l’urgence, mais il faut souhaiter que notre Président reste décidé à s’atteler à la reconstruction de l’économie du pays car il faut l’extraire de l’engrenage fatal dans lequel il se trouve pris.
La reconstruction de l’économie d’un pays est une tâche de longue haleine, et dans le cas de notre pays ce sera extrêmement difficile car il faudra s’attaquer à tout un cortège inextricable de lois et de règlements, et, en même temps, changer la culture tatillonne et suspicieuse de l’administration française.
Cela va nécessiter que l’on remette en place le « Commissariat Général au Plan » (CGP) qui avait été supprimé en 2006, car il nous faut une très solide cellule d’étude et de réflexion, bien organisée et dotée d’un personnel extrêmement compétent, où, comme c’était autrefois le cas avec le CGP, s’opère une concertation permanente entre le premier ministre et les grands acteurs de la vie économique du pays. Ce n’est certainement pas avec ces pratiques nouvelles de démocratie participative à la manière du Ségur de la santé ou de la Convention citoyenne pour le climat que l’on pourra dégager les voies sur lesquelles engager le pays pour assurer, à terme, son avenir, face au monde difficile auquel nous avons affaire. Le nom de François Bayrou a été avancé pour diriger cet organisme. On sait qu’il y est candidat, conscient plus que tout autre a-t-il dit « que le temps long n’existe pas dans le mode de gouvernance à la française ».
Claude Sicard,
Economiste, consultant international.