De facto, le nouveau Premier ministre devra composer avec une Assemblée nationale en apparence peu domptable, fragmentée, dont le potentiel de députés à priori hostile tangente les 320 sièges et dont le point d’équilibre sera à rechercher dans la capacité du Premier ministre à faire tenir ensemble une minorité de parlementaires servant de soutènement à son gouvernement, sans pour autant s’aliéner la neutralité précaire du premier groupe de l’hémicycle, à savoir le RN et ses alliés ciottistes.
Déjà des mouvements que l’on pensait remisés dans les greniers de notre histoire institutionnelle se font jour : le groupe ‘’Ensemble’’ qui comporte le plus grand nombre de représentants dans le périmètre gouvernemental fait entendre sa partition, ne s’interdisant pas d’ores et déjà des avertissements en fixant mezzo voce des lignes rouges à ses yeux infranchissables, entre autres sur le sujet inflammable de l’immigration, quand bien même l’enjeu serait prioritaire pour une large majorité de Français ; sortant mais aspirant à être reconduit dans le gouvernement Barnier, Gérald Darmanin évoque la possibilité d’une démission groupée de ministres au cas où les inflexions gouvernementales s’affranchissaient de trop de tout ou partie des options défendues par l’une des composantes gouvernementales… On le comprend : non seulement le Premier ministre ne devra rien faire qui puisse froisser ses oppositions sur sa droite mais il devra cohabiter également avec ceux censés l’appuyer.
Si cohabitation il y a, sans doute est-ce d’abord avec l’Assemblée, bien plus qu’avec le Président que celle-ci se dessine.
C’est une configuration en conséquence pour le moins entravante qui se profile, alors que le pays doit se désendetter fortement sous peine de se vassaliser, et qu’il est par ailleurs travaillé par une opinion publique en demande de maitrise tant sur la question de l’ordre public que sur la reprise en main de sa politique migratoire. A l’épreuve de ces défis existentiels, l’exécutif dont le barycentre se déplace mécaniquement à Matignon pourra-t-il avoir les moyens de sa politique ? C’est là l’interrogation décisive, tant le contre-modèle de la IVe République ne vient pas, loin s’en faut, abonder une lecture hâtive et circonstancielle. Jacques Fauvet dans le livre qu’il consacra en son temps au régime défunt1 montra combien ce « régime de transaction », pour reprendre son expression, se heurta le plus souvent au mur d’inertie vers lequel les combinaisons incessantes entre partis précipitèrent ses dirigeants. La chute n’en fut que plus brutale. Il en advint une nouvelle République dont la vocation était de surmonter l’immobilisme, l’enlisement et en fin de compte l’impuissance. Mais cette République, par-delà ces lignes procédurales fixées dans la Constitution, était aussi aux yeux de son fondateur animée par un esprit, celui de la convocation récurrente du Chef de l’Etat à son devoir de légitimité. Puisqu’au plus haut niveau de l’architecture du pouvoir, tout se passe comme si l’on s’affranchissait de cette obligation tant morale que politique, il revient au Premier ministre nouvellement désigné de faire avec une situation dont il n’est nullement responsable mais dont il sera tenu comptable par l’Assemblée tout juste élue.
Il lui faudra naviguer dans les eaux stagnantes d’une IVe sans la plasticité de cette dernière mais avec les rudesses de la Ve qui ne se conçoit pas sans majorité forte et claire.
De son habileté dépendra évidemment le sort de l’expérience, aussi hautement complexe qu’ingrate, qui commence dans cet étrange clair-obscur aux réminiscences du passé et à la luminosité incertaine d’un avenir sans certitudes…
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à Sorbonne-Université
- Jacques Fauvet, La IVe République, Fayard, 1959. ↩