Alors que le Président de la République a annoncé mercredi dernier l’instauration d’un couvre-feu en Ile-de-France et dans huit des plus grandes métropoles françaises, assignant plus de vingt millions de Français à domicile après 21 heures, Arnaud Benedetti interroge dans son édito les conséquences de ces mesures pour les libertés publiques.
Le Président a éteint la lumière. Pas seulement celle de nos soirées, mais pour la circonstance ce confinement nocturne qui ne dit pas son nom, avec son lot de mises en garde et d’amendes à venir, dessine à traits pointillistes la rétractation d’une certaine idée de la démocratie libérale. L’ère du temps est à la rétractation justement. Celle de notre liberté de circuler, de flâner tard dans la nuit, de notre sphère privée où l’Etat, si absent des hôpitaux et des zones de non-droit entre autres, en vient jusqu’à s’immiscer dans l’espace de nos intimités. À proportion que la puissance publique manifeste son impuissance à dominer les problèmes pour laquelle nous lui consentons notre confiance, elle reporte l’exercice de son pouvoir sur nos comportements, sur l’organisation de notre vie quotidienne, sur la gestion de nos conduites. Nous entrons dans l’ère du micro-management, du coaching à l’heure où le politique dans son expression démocratique paraît parfois rendre les armes ou baisser la tête. Ce mouvement vient de loin, mais, à la faveur de ce moment « covidien », il accentue sa pression corrosive au détriment désormais de nos libertés fondamentales.
Le plus inquiétant dans ce processus n’est pas tant la mesure, conséquence d’une défaillance de l’appareil d’Etat quoiqu’en disent ceux qui le dirigent, mais l’acceptation résignée à laquelle donne lieu cette dernière. Cette « servitude volontaire », prête à renoncer sans discussions et débats, est le produit d’une peur « communicative » qui se diffuse de haut en bas, des décideurs à l’ensemble de la société. C’est là sans doute le seul point d’application, inattendu, de la « théorie du ruissellement »…
Le pays désormais commence à suinter la peur. Il suinte la peur au point que la mise en question des dispositions prises par les pouvoirs publics apparaîtrait presque irresponsable, excessive puisque s’interroger sur la pertinence de ces dernières heurterait le « bon sens » sanitaire et qu’après tout le mal endémique va au-delà de nos seules frontières, même si à ce stade la situation française est l’une des plus dégradées. Dont acte. Il n’en demeure pas moins que le discours de protection étatique ne saurait dissimuler les contradictions de l’action publique, les récurrences dysfonctionnelles tant sur les moyens que sur l’organisation de celle-ci.
La crise sanitaire révèle en fin de compte des crises bien plus profondes : celle de l’efficience de l’Etat d’abord dont la raison d’être éprouve les pires difficultés à répondre aux missions que la société lui délègue, celle ensuite d’une démocratie libérale, de ses principes placés anormalement sous tensions, malmenés non sans risques par une technostructure, par essence peu libérale car avant tout technicienne et saint-simonienne, celle enfin de la parole publique en laquelle le corps social se résigne à ne plus croire vraiment, sans pour autant s’en offusquer davantage dans une sorte de résilience dépressive et régressive. Le Président de la République, par sa trajectoire, par le projet qu’il a voulu porter devant le pays, par sa pratique du pouvoir incarne l’expression de ces trois crises. Il en est tout autant le produit que le continuateur. Il ne peut ignorer qu’enfant et élu d’une démocratie qui s’honore d’être libérale, il est aussi comptable du respect des ressorts de cette dernière et que l’urgence sanitaire ne pourra sans fin s’accommoder de cette mise entre parenthèses de nos libertés publiques et privées. Alors que la lumière tamise certains de nos droits les plus essentiels, l’ultime liberté, à laquelle on n’a pas encore touché formellement, celle de l’expression, consiste à dire que nous ne devons pas banaliser l’opposition qu’il a semblé tracer lors de ses dernières annonces entre la société des « individus libres » et la société de la « solidarité » car l’une ne va pas sans l’autre, car c’est le principe même de la République que de faire tenir ensemble ces deux termes de notre contrat social. La Covid ne peut en aucun cas être le prétexte à une interprétation personnelle des principes fondateurs de nos institutions. Par-delà les circonstances, il ne faut pas s’habituer à l’exceptionnel et c’est, nous semble-t-il, au Chef de l’État de garantir le retour au plus vite à un régime nominal de libertés. On eût aimé l’entendre le rappeler.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef