L’ENA sera donc supprimée. Eric Anceau, auteur d’un remarquable ouvrage Les élites françaises : des Lumières au grand confinement, explique combien la création de cette école, après le second conflit mondial, répondait à la nécessité de régénérer par des pratiques tout à la fois plus méritocratiques d’une part et plus conformes à l’intérêt général, d’autre part, le recrutement des grands serviteurs de l’Etat.
Les premières générations d’énarques ont rempli indéniablement les tâches qui leur furent confiées. Chemin faisant, l’école s’est pourtant ossifiée, ne permettant pas à la mobilité sociale, ou qu’à la marge, d’irriguer la haute fonction publique, ni à l’Etat de fonctionner avec une plasticité suffisante pour poursuivre justement ses missions d’intérêt général.
De ce point de vue, le constat établi par le Président de la République, qui entend également montrer à un an de la fin de son mandat qu’il veut continuer à réformer, n’est pas dénué de bon sens. Il existe en France une “aristocratie d’Etat”, pour reprendre le titre d’un livre éponyme de Pierre Bourdieu, qui n’opère plus nécessairement dans le registre du service collectif, et qui donne le sentiment pour de larges segments de l’opinion de se mouvoir dans un entrelacs et entresoi de passerelles où la carrière peut se déployer, sans risques, dans un confort émollient ouvrant des incursions faciles dans le politique, l’économique, ou toute autre fluidités de corps. L’ENA cristallise dans les faits tous les prurits anti-élitaires qui parcourent une société qui ne se retrouve plus dans ses dirigeants, comme l’a montré avec virulence la crise des Gilets jaunes. Elle incarne plus que jamais, à tort ou à raison, l’oligarchisation des oligarchies…
Pour autant, le diagnostic une fois établi, et la suppression actée par une simple ordonnance, sans que la voie parlementaire n’eut été à un moindre moment envisagée pour en débattre, comment lire cette décision du Président de la République ? Manifestement, il faut sacrifier au “dégagisme”. Macron l’a fait en 2017 avec les offres politiques de gouvernement, il le fait aujourd’hui avec la haute administration. Mais, du symbole à la réalité, il existe un gouffre car politiquement, on a vu que l’entreprise macroniste n’a pas consisté à régénérer l’arc politique, mais à recentrer autour de sa nouvelle marque ce qu’il y avait de plus fondamentalement dominant dans la pensée dominante des élites converties au techno-libéralisme, au management entrepreneurial en lieu et place du service de l’Etat, à l’uniformisation dès pré-requis de la globalisation mondialisée. C’est en surface communicante que le Président a opéré pour mieux sauver la doctrine, et non pour la dépasser, ou la subvertir. Il risque d’en aller de même avec la suppression présumée de l’ENA, qui n’est autre que l’arbre cachant la forêt.
Bien évidemment, la crise sanitaire, qui a mis en lumière la lourdeur de la machinerie administrative française, offre une fenêtre d’opportunité au chef de l’Etat pour adresser à l’opinion un message à peine subliminal : c’est là une façon très symbolique d’illustrer, encore une fois, qu’il tire les conséquences des dysfonctionnements de “l’Etat profond”, mythe bien plus médiatique que politique, car l’Etat n’étant que le produit combiné de la société d’une part, des gouvernants d’autre part. La réalité est sans doute ailleurs, en décalage, comme c’est souvent le cas. On se sert du “populisme”, autre mythe pour se désigner un adversaire bien utile, mais dont les humeurs présumées sont avantageusement instrumentalisées, pour approfondir un mouvement qui gagne depuis des années les strates de l’Etat et qui n’est pas sans lien, par ailleurs, avec le phénomène de déclassement et d’appauvrissement des moyens publics, dont les hôpitaux sont un exemple parmi d’autres.
L’Etat ne doit plus être géré comme une entité transcendante, porteuse de la puissance publique, mais comme une “unit business”, avec les techniques du “new management public” et des logiques de “cost killing”. Pour ce faire, il convient de s’assurer de la mise à disposition d’un personnel apte à faire le “job”, dont on prépare l’acculturation au modèle anglo-saxon.
Depuis des années, la loi tendancielle de l’ingénierie administrative est toute tournée vers cet horizon. L’Etat n’est plus pensé en termes de finalités, mais de moyens, la gestion de ces derniers devenant la finalité exclusive de l’action publique. Afin d’optimiser ces objectifs, sans doute faut-il accélérer le recrutement et la formation de “managers d’Etat” pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron, dont la mission sera d’adapter l’Etat historique, garant de l’intérêt général à un Etat post-moderne, bien plus enclin à intérioriser un logiciel venu d’ailleurs que de répondre aux besoins d’ici et maintenant. En effaçant 3 lettres des frontispices républicains, Emmanuel Macron pense vraisemblablement faire coup double : satisfaire l’imaginaire du peuple et poursuivre le projet de transformation post-national qui est au cœur de son système de valeurs. Ce faisant, il touche à un nerf sensible de notre société politique au prix d’une réforme en contre-jour qui n’est certainement pas celle qu’une communication de circonstances vise à délivrer, pour mieux dissimuler la réalité d’un ressort poursuivant un tout autre objectif…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef