« C’est l’idée d’humanité qui constitue la seule idée régulatrice en termes de droit international » (Hannah Arendt, Les origines du Totalitarisme, Paris, Seuil, 1972).
Le 7 avril 1994 est l’une de ces nombreuses dates qui rappellent les pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Cette date marque le début du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, en Afrique ; un génocide qui aura fait environ un million de victimes en l’espace de trois mois. Ce fut le dernier génocide du XXè siècle, appelé d’ailleurs le « Siècle des génocides ». Il sied de rappeler que c’est ce même continent africain qui fut le théâtre du premier génocide du XXè siècle : celui perpétré en 1904 par l’Allemagne coloniale contre les Herero et les Nama, et qui décimera 85% d’entre eux.
L’émergence progressive de la justice pénale internationale, avec in fine la création de la Cour pénale internationale (Cpi), qui est l’unique juridiction pénale internationale permanente à vocation universelle, apparaît comme l’une des réponses idoines face aux crimes qui heurtent la conscience de l’humanité. La création de cette juridiction, dont la compétence est complémentaire de celle des Etats, est également comme une injonction faite à l’Etat d’assurer pleinement l’une de ses missions originelles, à savoir la mission de protection qui consiste à garantir la sécurité de toutes les personnes se trouvant sous sa juridiction ainsi que de leurs biens. Cette mission originelle et ultime de l’Etat, base explicative essentielle du contractualisme, se dégage entre autres des instruments juridiques historiques comme la Déclaration américaine d’indépendance du 4 juillet 1776, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ou encore la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. Par conséquent, l’obéissance à l’Etat est un devoir civique conditionné puisqu’elle relève d’un contrat social synallagmatique qui crée, parallèlement à la charge de l’État, une obligation juridique fondamentale de protection. C’est également sur cette base que se justifie le fameux principe de la résistance à l’oppression, un droit et un devoir consacré comme tel par différents autres instruments juridiques nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme.
En effet, l’Etat perd non seulement de sa crédibilité mais également de sa légitimité même, lorsqu’il devient lui-même criminel ou complice de crimes graves, tout en s’abritant prétendument derrière sa souveraineté. C’est dans cette dimension que l’on peut inscrire le propos particulièrement édifiant de Nelson Mandela, tenu le 8 juin 1998 lors du XXXIVè Sommet de l’Union africaine (Ua) à Ouagadougou, au Burkina Faso : « […] nous ne devons pas utiliser de manière abusive le concept de souveraineté nationale pour nier […] le droit et le devoir d’intervenir quand, derrière ces frontières souveraines, les populations sont massacrées pour protéger la tyrannie ».
Dans son allocution du 20 septembre 1999 lors de la séance inaugurale de l’Assemblée générale des Nations Unies, Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’Organisation, allait dans le même sens : « Aujourd’hui, il est largement admis que l’Etat est au service de sa population et non le contraire. Dans le même temps, la souveraineté de l’individu – […] l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales de chaque individu, tels qu’ils sont consacrés par la Charte (des Nations Unies) – s’est trouvée renforcée par une prise de conscience renouvelée du droit qu’a chaque individu de maîtriser sa propre destinée ». Par conséquent, aucun Etat ne peut valablement prétendre, au nom de sa souveraineté, être propriétaire des souffrances qu’il abrite ou, pire encore, des crimes graves qu’il engendre lui-même.
L’obligation de protection ou la mise en demeure de l’Etat à agir
En raison de son caractère exceptionnel, la justice pénale internationale apparaît comme une mise en demeure de l’Etat quant à l’exercice de ses fonctions régaliennes de protection.
En effet, c’est à l’Etat que revient la responsabilité principale dans la sanction des crimes quels qu’ils soient, et c’est seulement à défaut que le recours aux juridictions pénales internationales, qui reste un recours d’exception, se justifie. Il convient de relever également que sur la base du principe de l’indivisibilité de la paix, tel qu’il est consacré par les Nations Unies notamment dans la résolution 377 (V) de l’Assemblée générale du 3 novembre 1950, les Etats sont invités à œuvrer pour la paix et la sécurité non seulement dans les relations internationales, mais aussi sur leurs territoires respectifs, en créant et en garantissent les conditions d’une paix qui soit juste et durable. C’est, entre autres, à ce prix que l’on pourra éviter les situations de guerre civile et autres conflits armés qui sont souvent générateurs des violations graves des droits de l’homme, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, voire du crime de génocide.
C’est sans doute également l’un des sens profonds du principe de la responsabilité de protéger, que l’on peut certes interpréter comme un renforcement de la souveraineté de l’Etat, mais aussi comme une assignation de l’Etat à l’obligation positive de protection à l’égard de toutes les personnes ou des groupes se trouvant sous sa juridiction. En effet, la Déclaration des Chefs d’Etat et de gouvernement adoptée lors du Sommet mondial de 2005, et dont les principaux éléments sont repris par le Secrétaire général des Nations Unies dans le rapport présenté en 2009 sur le sujet, comporte trois piliers principaux de la responsabilité de protéger, à savoir :
« 1. Il incombe au premier chef à l’État de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le nettoyage ethnique, ainsi que contre les incitations à les commettre ;
2. Il incombe à la Communauté internationale d’encourager et d’aider les États à s’acquitter de cette responsabilité ;
3. Il incombe à la Communauté internationale de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres de protéger les populations contre ces crimes. Si un État n’assure manifestement pas la protection de ses populations, la Communauté internationale doit être prête à mener une action collective destinée à protéger ces populations, conformément à la Charte des Nations Unies ».
Tout cela induit à une réflexion de fond sur le sens même et la portée de la souveraineté étatique aujourd’hui, dans un contexte international par ailleurs marqué par la mondialisation des valeurs fondamentales en partage, universelles pour ainsi dire. En effet, la souveraineté de l’Etat est-elle à être pensée seulement sur le plan principiel et statutaire ou alors doit-on également en repréciser le contenu, d’un point de vue plus empirique ?
De l’individu protégé à l’individu sanctionné
L’évolution récente du droit international et de la justice pénale internationale semble marquer définitivement l’entrée de l’individu sur la scène internationale, à un double titre d’ailleurs :
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L’individu protégé, s’agissant d’une protection qui lui est garantie également par le droit international, notamment par les mécanismes opérationnels du droit international des droits de l’homme dont la justice pénale internationale est sans doute l’une des expressions les plus abouties ;
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L’individu sanctionné, une sanction parfois assurée directement par le biais du droit international, notamment dans sa dimension pénale, avec parfois la primauté donnée à la justice pénale internationale. Ce fut justement le cas, dans le cadre du Tribunal pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (du 25 mai 1993 au 31 décembre 2017) et du Tribunal pénal international ad hoc pour le Rwanda (du 8 novembre 1994 au 31 décembre 2015), créés tous les deux par voie de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies.
C’est pourquoi, il importe de préciser également que le lien entre les Nations Unies et la justice pénale internationale, n’est pas un lien conjoncturel mais intrinsèque qui relève de la stratégie globale de la Communauté internationale dans la recherche de la paix et de la sécurité dans le monde.
Peut-on, pour autant, en conclure qu’avec la justice pénale internationale, l’humanité s’est durablement et efficacement prémunie contre le fléau de la guerre, qui a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances et justifié de pires « crimes d’Etat » ?
L’évolution contemporaine du droit international reste marquée par la consécration de la justice pénale internationale comme le bouclier (et/ou l’épée) des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Cependant, en dépit des progrès indéniables réalisés et du caractère irréversible de ce processus, cette juridiction reste toujours bâtie sur le paradigme de l’Etat et du sacro-saint principe de la souveraineté étatique, pour le meilleur comme pour le pire.
Tout ce qui précède tend finalement à valider l’idée selon laquelle le droit international contemporain s’est développé à partir d’une double exigence, et plus précisément à partir du principe de la double souveraineté qui se traduit logiquement par une double allégeance :
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D’une part, l’allégeance faite à la souveraineté de l’Etat, laquelle est bien ancrée dans le droit international tant conventionnel que coutumier et suffisamment consolidée par la pratique jurisprudentielle internationale que l’on sait bien abondante à ce sujet ;
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D’autre part, l’allégeance faite cette fois-ci à la souveraineté de l’individu, une souveraineté bâtie sur le paradigme de la dignité, sur la valeur de la personne humaine et même sur une certaine idée de l’humanité, pensée comme un tout unique. Or, cette unité du genre humain ne saurait être segmentée par une justification quelconque, d’ordre politique, idéologique, religieux, culturel ou autres. Et c’est bien cette idée de l’humanité et de sa dignité irréductible, un principe qui se dégage systématiquement au travers des instruments juridiques internationaux relatifs aux droits de l’homme et au droit international humanitaire, qui constitue in fine la base de légitimation de la justice pénale internationale.
Cette double exigence représente la force, en même temps que la faiblesse, d’un nouvel ordre juridique international dont les droits fondamentaux de l’homme, déclarés naturels, universels et imprescriptibles, sont devenus le socle et la référence ultime au point d’être désormais considérés comme l’un des éléments essentiels de structuration des relations internationales.
Or, l’une des fonctions originelles des droits de l’homme, telle qu’elle se décline au travers des instruments juridiques traditionnels y relatifs, est précisément de garantir l’Etat de droit, c’est-à-dire l’autorité et la prééminence du droit, notamment par la limitation et l’exercice raisonné du pouvoir de l’Etat. Cette conception des droits de l’homme fait de l’Etat la condition sine qua non pour la réalisation effective et optimale des droits fondamentaux des personnes, tout en assignant la puissance publique à une obligation positive de protection qui doit être à la fois juridique, politique et morale. Cette mission fondamentale de protection qui incombe originellement à l’Etat, est en même temps au cœur du mandat conféré à la justice pénale internationale, notamment au travers d’un corpus juridique qui s’est considérablement renforcé depuis la fin de la Deuxième Guerre. L’émergence de ce mécanisme international, dont la Cour pénale internationale est sans conteste la composante majeure aujourd’hui, s’est faite non pas contre la volonté des Etats mais en adéquation avec leur vision de la dignité et de la valeur de la personne humaine. C’est ce qui fait que les crimes qui heurtent la conscience de l’humanité, qui sont imprescriptibles par nature, ne doivent plus restés impunis et que les auteurs présumés de tels crimes doivent répondre pénalement de leurs actes, tant qu’ils sont en vie et où qu’ils se trouvent dans le monde.
Le mandat conféré à la justice pénale internationale contribue finalement à alléger la lourde tâche de sanctionner les crimes contre l’humanité, qui incombe principalement aux Etats. En dépit des obstacles matériels, parfois juridiques et surtout politiques sur le chemin du développement de la justice pénale internationale, rien n’est venu remettre fondamentalement en question ce mandat dont la visée téléologique est de contribuer à préserver l’humanité du fléau de la guerre, ainsi que des crimes de masse qui en résultent généralement. Quelles que soient les objections que les détracteurs de la justice pénale internationale auront formulées (et/ou auront à formuler à l’avenir !), il demeure important de souligner que cette institution reste une institution encore jeune. Elle en est encore à une phase de démarrage et il n’est pas exclu que quelques erreurs aient été commises. Mais existe-t-il une seule institution humaine qui serait non-perfectible ?
C’est donc, sur le long terme et à partir de cette vision téléologique qu’il faudra mesurer la portée réelle de la justice pénale internationale, notamment la mission dévolue à la Cour pénale internationale par la Communauté internationale. Ainsi que l’a déclaré à juste titre Fatou Bensouda, la procureure générale de la Cour pénale internationale, « nous devons constamment reconnaître que la lutte contre l’impunité pour les crimes d’atrocité et la culture de l’Etat de droit sont des conditions préalables fondamentales pour des sociétés plus pacifiques et plus prospères ».
Roger Koudé
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UcLy). Son dernier ouvrage, intitulé Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, vient de paraître aux Éditions des Archives Contemporaines (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018.