Katia Salamé-Hardy a lu, pour la Revue Politique et Parlementaire, L’enfer numérique – Voyage au bout d’un like de Guillaume Pitron.
Quelles infrastructures rendent-elles possibles nos opérations numériques ? Quelles sont les voies empruntées par nos e-mails ou nos likes sur un réseau social ? Quel est l’ impact matériel laissé par ces milliards de clics ? Quels défis écologiques et géopolitiques soulèvent-ils ?
Le voyage au bout d’un like nous révèle tous les secrets du monde numérique. L’auteur, Guillaume Pitron, juriste de formation, réalisateur de documentaires, journaliste pour le Monde diplomatique, Geo et National Geographic est connu pour ses enquêtes sur les enjeux économiques, politiques et environnementaux de l’exploitation des matières premières. Après six ans d’enquête, il publie son premier essai géopolitique en 2018, traduit dans une douzaine de pays. La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique (LLL) où il détaille les effets néfastes qu’ont sur l’environnement, les conditions d’extraction des métaux rares qui entrent dans la fabrication des outils numériques et le traitement des déchets qu’ils engendrent.
Dans son nouvel essai, L’enfer numérique, l’enquêteur, reporter et conteur, livre un travail de terrain, rigoureux, animé par de nombreux témoignages et entretiens avec des professionnels et des chercheurs , illustré par des chiffres et graphiques éloquents.
Pendant deux ans, le journaliste et son équipe ont suivi, sur quatre continents, la route de nos e-mails, de nos likes et de nos photos de vacances. Son ouvrage nous conduit dans les steppes de la Chine septentrionale à la recherche d’un métal qui fait fonctionner nos smartphones, dans les vastes plaines du cercle arctique où refroidissent nos comptes Facebook, et dans l’un des Etats les plus arides des Etats-Unis, pour enquêter sur la consommation d’eau de l’un des plus grands centres de données de la planète, celui de la National Security Agency (NSA).
« Nous avons découvert qu’Internet a une couleur (le vert), une odeur (de beurre rance), et même un goût, salé comme l’eau de mer. Il émet également un son strident, semblable à celui d’une immense ruche. Bref, nous avons fait l’expérience sensorielle de l’univers numérique, prenant par là même la mesure de sa démesure. » raconte l’auteur.
Le monde « dématérialisé » du numérique, indispensable pour communiquer, travailler et consommer, s’avère être en réalité plus palpable qu’immatériel.
Le fonctionnement des infrastructures terrestres et sous-marines exige tout un ensemble polluant et une consommation d’énergie considérable pour rendre nos connections numériques possibles.
« Pour envoyer un simple like, nous déployons ce qui sera bientôt la plus vaste infrastructure jamais édifiée par l’homme, un royaume de béton, de fibre et d’acier, un inframonde constitué de datacenters, de barrages hydroélectriques et de centrales à charbon, tous unis dans une triple quête : celle de puissance, de vitesse et… de froid. » écrit Guillaume Pitron. L’industrie numérique a beau vanter sa contribution positive à la préservation de la planète, la réalité est pourtant moins radieuse : « la pollution numérique est colossale, et c’est même celle qui croît le plus rapidement. Elle est d’abord due aux milliards d’interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones) constituant notre porte d’entrée sur Internet, mais provient également des données que nous produisons à chaque instant. » Les chiffres sont éclairants : « l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte est le triple de celle d’un pays comme la France ou l’Angleterre. Les technologies numériques mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de CO2, soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial. »
Le lecteur sera sidéré d’apprendre qu’un smartphone, tenant dans la paume d’une main, engloutit une si grande quantité de métaux rares, difficiles à extraire du sous-sol, nécessitant une gigantesque infrastructure, siphonnant une part croissante des ressources explorées des entrailles de la Terre dans des dizaines de pays (Annexe2) . La description donnée de l’univers très matériel du « cloud pur et éthéré » où sont conservées nos données et auxquelles l’accès nous est donné via Internet, est ahurissante. « Une douzaine d’années ont suffi pour que le nuage s’enracine dans le sol, dans tous les hubs de communications majeures et surtout dans les grandes places boursières. Les data centers qui se multiplient à travers le monde, sur des terrains toujours plus vastes, exigent de l’eau et de l’électricité en quantités vertigineuses. Pour réduire leur consommation de ces ressources indispensables à la conservation des données, les GAFAM recherchent régulièrement des espaces où héberger celles-ci dans les régions septentrionales où la température reste plusieurs mois durant, très largement en dessous de zéro et où l’eau est abondante ».
Ces « monstres de technologie » entrainent de lourdes conséquences écologiques aux seules fins d’entasser d’impalpables vidéos, chats, courriels et données de localisation… bref un déluge de data vorace en électricité ; 5 exaoctes (1 exaoctet correspond à un milliard de milliards d’octets) par jour, soit autant que toutes celles produites depuis les débuts de l’informatique jusqu’en 2003 ; avec les centaines de milliards d’objets connectés à la 5G qui déferlent dans le monde, cette quantité de données est exponentielle. Le marché mondial de ces infrastructures qui, avoisine 124 milliards d’euros annuels croit de près de 7 % par an. « Il est incongru de parler de « dématérialisation » de nos économies dès lors que le virtuel génère des effets colossaux dans le monde réél » insiste Guillaume Pitron pour qui, l’industrie numérique comme source de pollution demeure « un angle mort de la pensée politique ».
L’épine dorsale du net prospère surtout sous l’eau. (carte mondiale des câbles sous-marins (annexe 10)
Près de 99 % du trafic mondial de données transite aujourd’hui non par les airs mais via des courroies déployées sous terre et au fond des mers « Nos données de géolocalisation et autres réunions zoom ne laissent donc pas de traces dans les mines de l’Heilongjlang, les fleuves scandinaves et le ciel Taiwanais… elles sillonnent dorénavant les abysses, fréquentent les détroits et circulent dans les deltas », écrit Guillaume Pitron. Vingt milles tentacules sont sous les mers, ce sont les « soutes du Net ». La cohabitation avec les pêcheurs n’est pas toujours sereine. Et puis les infrastructures critiques d’Internet sont également la cible d’actes de sabotage.
Quand les robots pollueront davantage que les humains
La pandémie a accru le recours aux technologies numériques dans de grandes proportions instaurant de nouveaux modes de vie qui perdureront très probablement sans modération. Robots collaboratifs, voitures autonomes, appareils communicants, habitations intelligentes, infrastructures connectées, clones numériques… la 5G signe l’affranchissement progressif de milliards d’objets et autres machines appelés à cohabiter avec, mais aussi indépendamment des humains. Après tout c’est le sens de l’histoire reconnait Guillaume Pitron. « L’Internet des objets, le déploiement de la 5G, le recours aux algorithmes dans nombre de secteurs de la vie économique et notamment financière, sont autant de raisons de redouter les effets néfastes pour la planète d’une numérisation à marche forcée et d’une stratégie d’obsolescence humaine programmée » écrit l’auteur, insistant sur le fait que les robots pollueront davantage que les humains.
Des chercheurs ont récemment calculé que le fait de nourrir une intelligence artificielle avec d’importants volumes de données pouvait générer autant d’émission de CO2 que cinq voitures durant tout leur cycle de vie.
Il semble impossible actuellement de quantifier globalement la pollution robotique à venir, fait remarquer Guillaume Pitron. Son enquête se base essentiellement sur le secteur de la finance qui est « de moins en moins peuplé d’humains et où l’irruption des algorithmes fait déjà sentir d’importantes répercussions environnementales et où on assiste à une stratégie d’obsolescence humaine programmée qui risque de se généraliser dans d’autres secteurs. »
Nouvelle géopolitique des infrastructures numériques
Quelles régions du monde vont se muer en nouveaux épicentres des autoroutes de l’information ? Quels Etats ou entreprises détiendront le contrôle avec quels moyens éventuellement militaires faudra-t-il les protéger ? Comment ignorer la lutte cyber que se livrent les grandes et moyennes puissances ? Comment ignorer la baisse relative de la domination Etats-unienne sur l’armature du net à mesure que le réseau se diversifie ? se demande Guillaume Pitron mettant l’accent sur la stratégie chinoise qui « déploie sa route de la soie numérique ».
« Pékin a parfaitement compris que les divertissements numériques ne seront au XXIème siècle que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Nous allons consommer toujours davantage de contenus digitaux parce que les données sont le nouveau carburant de ces éternels moteurs de l’histoire que l’on appelle la quête de puissance, de prestige et de prospérité auxquels la Chine et ses rivaux aspirent. » écrit-il. Quant à l’Europe, elle est à la recherche d’une souveraineté numérique.
A bien scruter les cartes géographiques en annexes de l’ouvrage, nous prenons conscience des défis et du jeu mondial des conflits qui risquent de s’activer autour des leviers du numérique.
La pollution digitale met la transition écologique en péril et sera l’un des grands défis des trente prochaines années
Une course est désormais engagée fait remarquer l’auteur : d’un côté, les entreprises du numérique qui déploient leur imposante puissance financière et d’innovation pour optimiser et « verdir » Internet. De l’autre, des réseaux et communautés de « défricheurs » qui pensent qu’un autre numérique, plus sobre, responsable et respectueux de l’environnement est possible.
Guillaume Pitron reconnait l’utilité incontestable du numérique, le progrès est irréversible, il appelle plutôt à une relative modération de son utilisation si nous voulons être conséquents avec nous-mêmes et désireux d’une véritable transition écologique.
Il s’adresse notamment à la « génération climat », constituée de jeunes consommateurs « drogués aux outils numériques ».
Aux Etat-Unis un adolescent passe sept heures et vingt-deux minutes de son temps libre par jour devant son écran dont près de trois heures à regarder des vidéos et une bonne heure sur des réseaux sociaux ; en France un adulte de 18 ans a déjà possédé en moyenne… cinq téléphones mobiles « cf la face cachée du numérique sur l’environnement – réduire les impacts du numérique » ADEME janvier 2021).
« Par quelles technologies de l’information voulons-nous en effet être accompagnés vers l’avenir ? Fabriquées selon quels procédés et avec quels matériaux ? Souhaitons-nous un réseau central, constitué de lourdes infrastructures permettant des gains énergétiques d’échelle, ou plutôt éclaté afin de relocaliser la transmission des données, grosse consommatrice d’électricité ? Le voulons-nous neutre et dérégulé, ou bien partial, voire liberticide, car n’autorisant que la production de data jugée essentielle ? Devra-t-il être payant ou gratuit ? Nos rues de l’avenir seront probablement une hybridation de ce large éventail de solutions qui fermentent aujourd’hui aux quatre coins du monde. » souligne Guillaume Pitron. Il nous exhorte à mûrir cette puissante injonction du mahatma Gandhi « Soyez le changement que vous désirez voir en ce monde »
Cet ouvrage vivant, précis, éloquent, instructif, est peut-être dérangeant pour les mordus du tout-numérique. Il est essentiel pour prendre conscience de la pollution invisible du numérique, de son impact sur l’environnement et nous incite à modérer notre dépendance excessive des divers outils numériques.
L’enfer numérique
Voyage au bout d’un like
Guillaume Pitron
LLL. Les liens qui libèrent , 2021
347 p.- 21€
Katia Salamé-Hardy