Rendu plus visible par la pandémie et les périodes de confinement, un mouvement profond de déplacement des lieux de vie et de travail traverse la société. Trop tôt et pas assez étudié pour trancher sur sa pérennité. Persuadé qu’il est un révélateur puissant de mutations subjectives et comportementales, j’ai décidé de lui trouver une nomination, Les Dés-urbains. Un laboratoire d’analyse des tendances, ‘Sentinelles Vigilantes le Lab’ sera dédié à sa description. Il utilisera un outil nouveau frictionnant les apports de l’analyse projective et ceux de l’intelligence artificielle (le Sosie virtuel projectif). Nouvelles relations au travail, enjeux de la famille et de l’écologie, mobilités douces, alimentation saine et sécurité, … c’est toute la problématique de l’aménagement du territoire et du foncier qui est concernée.
En 1994, le visionnaire Jacques Pilhan m’avait convaincu de l’importance d’un mouvement dans la société. Il évoquait des déplacements significatifs de population des villes vers le ‘rural’. Et d’ajouter…nous sommes en retard car il existe une communauté indistincte et pas perceptible qui représente 30% de la population.
Dans les fonctions, je pris la nouvelle au sérieux et la Mutualité française participa à l’étude. Elle anticipait ainsi ce qui défraie aujourd’hui les chroniques autour de la désertification médicale alors même que les directives européennes enjoignaient à celle-ci de se comporter, en concurrence, comme ses voisines assurantielles privées.
Comme souvent Jacques avait inventé ou reconnu le vent porteur des tendances fortes. On ne fut pas déçus. Il mobilisa Jean Marc Lech, remarquable analyste des tendances à l’époque et sa garde rapprochée, Jean-Luc Aubert et le gourou des ‘projectifs’ Jacques Anfossi, le sorcier de l’ombre. Je crois que l’on doit à Lech le terme qui fut inventé à cette occasion les ‘rurbains’.
30% de la population donc ! Ces citoyens hybrides avaient fui le cœur de ville pour trouver une vie plus pacifiée, naturelle, où l’enfant et la famille trouvaient une place etc… C’était aussi le seul moyen d’échapper aux contraintes financières et d’accéder au rêve de la propriété, en général de la petite maison.
On put analyser plus finement cette communauté virtuelle. Ses déplacements quotidiens et, dès lors, la force du média radio. Elle se désintéressait des plans moyens. Pour elle il y avait le régalien et la paix avec le Président et la protection de leur zone d’habitat, c’est-à-dire le Maire.
On redécouvrit plus tard le fromage avec l’archipel français. On peut aimer les fromages affinés mais on avait perdu le fil et il fallut que de manière inattendue certains se rappellent à l’image publique en enfilant des gilets jaunes.
Il faut bien avouer que, pendant des décennies, le rêve bucolique avait été tailladé par une forme de modernité, de régression des services publics, d’imposition violente et de perte globale d’un imaginaire.
Le facteur sonne toujours deux fois. Alors que l’acteur public cherchait le bon ciment pour raccrocher des îlots qui dérivaient, une pandémie vint éclairer d’une lumière blême des matins qui étonnent. Non pas que le mouvement débuta avec elle mais il s’accéléra et commença à interpeler les décideurs publics et privés.
On assiste à des déplacements significatifs de population des centres ville vers le rural ou vers une situation hybride et non organisée entre urbain et rural qui constitue un enjeu majeur de beaucoup de communautés de communes.
En peu de temps la parole publique qui se gargarisait de start-up et de métropoles semble aphone devant l’incertitude de la situation.
Il suffit de parler avec des maires de petites ou moyennes communes proches des métropoles ou des grandes villes. Ils constatent des arrivées à un rythme croissant de nouveaux venus quittant les cœurs de ville.
Encore faudrait-il distinguer le rural profond du rural de proximité, voire le phénomène du ‘retour aux sources’ qui mérite une attention particulière.
Cela ne va pas sans difficultés. Les conflits d’usage et de comportements se multiplient et l’intolérance ambiante alliée aux réseaux sociaux fait le reste.
À l’instar de l’immigration étrangère, une intolérance surgit sur un sentiment collectif de perte de confiance et de dégradation de la situation personnelle : le fameux repère du ‘c’était mieux avant’.
Les rurbains étaient des migrants spontanément tolérés ou intégrés. Ceux que je nomme ici ‘les dés-urbains’ posent d’autres problèmes.
Certes la logique financière demeure. Mais les ‘dés-urbains’ sont aussi des engagés. Ils ont des idées, des valeurs et parfois un brin de suffisance de leurs certitudes d’intérêt censé être général. Leurs bagages sont chargés et les conflits potentiels émergent entre habitants historiques et nouveaux venus jugés comme idéologues.
Il y a là un conflit grave pour la cohésion sociale entre les ruraux et les dés-urbains. Le contexte s’y prête. La raréfaction de l’eau, les problèmes énergétiques… sont susceptibles de faire renaître d’autres tensions, du loup à l’ours. Des gilets jaunes associés aux paysans face à des dés-urbains caricaturés comme rejetant le travail, donneurs de leçons sur la gestion de la nature… on ne peut exclure des clivages violents.
D’un côté crise du sens au travail et responsabilité écologique, de l’autre des contraintes de plus en plus sévères comme on commence à le voir avec l’eau, la ligne de partage n’est pas simple à définir. Pourtant il faudra bien tant les enjeux économiques, sociétaux et environnementaux sont importants. Il ne faudrait pas que l’équilibre et la compréhension mutuelle tardent à s’imposer ou qu’elle se fasse sur les cendres chaudes de conflits violents.
Le développement économique aujourd’hui passe par une véritable industrie de la Vie tellement sont prégnants les facteurs comportementaux et les mutations dans les usages. L’anticipation des réactions subjectives devient un facteur de production décisif. Que de projets retardés ou annulés pour n’avoir pas pris le temps et les moyens nécessaires de l’anticipation, de la projection !
Entre ce mouvement sociétal, les conséquences de la crise énergétique et le défi climatique, une fenêtre s’ouvre sur un futur incertain.
Le défi qui est devant nous se trouve dans ce que René Dubos appelait « l’adaptation créative ». On ne change pas la société mais quand la société change il faut s’adapter de manière créative car les rapports de force mécaniques sont gouvernés par les rapports de vie. Ce qui faisait dire à Dubos : « une tendance n’est pas une destinée ». C’est ce que les algorithmes ne peuvent pas dépasser et qui fait que le politique ne doit pas perdre la radicalité du social. Le social ce sont les rapports de vie et non les rapports de force.
Or, comme le souligne Jean-Paul Escande, nous prenons aujourd’hui l’exact pour le vrai. C’est le cœur du hiatus politique actuel et singulièrement de la social-démocratie. C’est dans l’interstitiel que l’on croise les rapports de vie et non dans l’exact. C’est le malentendu contemporain qui éloigne les gens de la politique et de la confiance.
La ruralité va se retrouver au cœur d’un débat que l’on pourrait dire civilisationnel ; l’aménagement du territoire sera l’enjeu de la cohésion sociale.
Pierre Larrouy
Économiste et essayiste
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