Les spectaculaires évolutions technologiques que nous connaissons, depuis une trentaine d’années, entraînent nos sociétés et nos économies, chacun le constate, dans des bouleversements sans précédent, les contraignant, sous peine de déclassement, à modifier à un rythme accéléré leur organisation et leur mode de fonctionnement : des secteurs d’activités nouveaux émergent et se développent, des métiers se transforment, d’autres naissent ou disparaissent, en tous domaines les qualifications professionnelles changent.
Ces évolutions, dont la recherche scientifique et les innovations de tous ordres sont le moteur, n’ont rien d’« automatique » ; elles ne peuvent se réaliser, et donc renouveler les processus productifs et la vie sociale dans son ensemble, que si les individus, et en premier lieu, les agents économiques s’adaptent, ce qui implique que l’appareil de formation fasse également sa mue.
Si les liens entre formation et recherche ne sont évidemment pas nouveaux, il est clair que notre époque en renforce l’importance.
Organiquement, ils peuvent revêtir des formes variées : dans la plupart des cas, institutions de recherche et processus de formation relèvent de milieux distincts ; l’exception est constituée par les établissements d’enseignement supérieur qui, idéalement, sont censés cumuler des deux fonctions, c’est-à-dire à la fois produire des connaissances et les diffuser.
La coexistence de ces deux fonctions est hautement proclamée, comme en témoigne la dénomination des professionnels qui y exercent leur activité, les « enseignants-chercheurs » ; pourtant, elle ne va pas nécessairement de soi, tant la place de l’une et de l’autre varie dans l’espace et dans le temps :
– si les établissements exercent tous, par définition en quelque sorte, une activité de formation, l’intérêt qu’ils portent à la recherche reste aujourd’hui encore très inégal ;
– cet intérêt s’est affirmé au fil du temps mais, à considérer l’exemple français, ce n’est qu’assez tardivement que la recherche a constitué une préoccupation majeure d’un certain nombre d’établissements, pour des raisons tenant à l’histoire et aux structures de notre enseignement supérieur.
Cet intérêt renouvelé marque un net changement par rapport à la situation qui prévalait il y a seulement quelques décennies ; il conduit à s’interroger sur la capacité des établissements à assumer pleinement leurs deux fonctions, c’est-à-dire à intensifier leurs efforts de recherche alors même que la transformation des métiers les oblige en retour à adapter leurs enseignements, à les professionnaliser, pour répondre au mieux à des besoins économiques et sociaux en rapide évolution.
1. Un intérêt inégal et tardif pour la recherche
Le relatif désintérêt pour la recherche qu’ont longtemps manifesté nombre d’établissements français contraste avec l’attention dont elle est désormais l’objet : le premier ne saurait se comprendre sans faire référence à la structure duale de notre enseignement supérieur, la seconde indépendamment du désir de rivaliser avec les universités étrangères les plus reconnues.
1.1. Un intérêt inégal selon les établissements
Depuis la suppression des universités et la création par Révolution des premières grandes écoles (l’École polytechnique pour former des officiers et les ingénieurs appelés à servir dans les grands corps techniques, et l’École normale supérieure pour préparer les maîtres de l’enseignement public), l’enseignement supérieur a connu deux siècles d’évolution, qui ont vu les premières renaître de leurs cendres et les secondes se multiplier ; deux catégories d’établissements qui, dans la généralité des cas, n’ont pas a priori le même appétit pour la recherche.
a) Les grandes écoles
Ces écoles, fondées pour la plupart sur le modèle de l’École polytechnique, ont été longtemps désignées sous l’appellation « d’écoles spéciales », qui dit bien leur vocation : les écoles normales supérieures mises à part, l’offre de formation de chacune d’elles ne porte pas sur l’universalité des connaissances mais sur des savoirs et savoir-faire clairement délimités, en rapport avec les besoins de l’armée, de l’administration et du monde des affaires ; leur mission, directement professionnelle, est de préparer les cadres dont le pays a besoin dans les différents secteurs d’activités. Conformément à leur vocation, elles ne délivrent pas de grades universitaires, et ne proposent pas (du moins jusqu’à une date récente) d’initiation à la recherche du genre de celle que sanctionne le plus élevé d’entre eux, le doctorat.
Comme les lauréats de l’École polytechnique, devenue rapidement un des « phares » de notre système éducatif, voyaient s’ouvrir devant eux de belles perspectives de carrière, il s’en est suivi un attrait qui a rejailli sur les établissements créés postérieurement, les meilleurs élèves des lycées ambitionnant de franchir les portes des plus reconnus d’entre eux.
Dans ces conditions, dont on ne trouve pas d’équivalent à l’étranger, l’excellence d’une école s’apprécie principalement en considération de la sélectivité de son concours d’entrée, indépendamment de la notoriété des travaux scientifiques qui pourraient y être menés.
De plus, conséquence des modalités d’admission mais aussi de la « balkanisation » du secteur1, rares sont les établissements à atteindre la taille critique souhaitable pour conduire, dans nombre de domaines, des recherches significatives, et, y réussiraient-ils, pour en assurer la « visibilité » : avec des promotions annuelles comprises entre une centaine et quelques centaines d’admis, et des effectifs totaux tournant, au mieux, autour deux à trois mille étudiants2, comment pourraient-ils rivaliser, en termes de nombre d’enseignants-chercheurs et de productions scientifiques, avec des universités rassemblant des dizaines de milliers d’étudiants, et des moyens humains et matériels en rapport avec cette population ?
De cette situation résultent plusieurs conséquences quant au statut de la recherche dans notre pays :
– beaucoup des bons étudiants fréquentant les grandes écoles se détournent des carrières scientifiques et des études doctorales qui y préparent ; de plus, comme les enseignements qui y sont dispensés se polarisent sur les cursus commerciaux et d’ingénieurs, il faut craindre une raréfaction des talents dans les disciplines que seule l’Université enseigne ;
– la plupart de nos élites n’ont pas reçu de véritable initiation à la recherche, contrairement à leurs homologues d’autres pays, où le titre le plus convoité n’est pas le diplôme (de second cycle) de telle ou telle école mais bien le doctorat3 ;
– ce dernier diplôme ne bénéficie pas en France de la reconnaissance qui est la sienne dans la plupart des pays étrangers, les milieux dirigeants de l’Administration et du monde des affaires continuant d’apprécier la qualité et le prestige d’un établissement à l’aune de la sélection précoce4 qu’il est à même d’effectuer, avec les conséquences que l’on sait pour l’accès à l’emploi.
Il faudrait enfin observer que les modalités de recrutement ne favorisent guère l’attractivité internationale des établissements, alors même que la réunion de talents provenant d’horizons culturels différents et les brassages qui en résultent sont autant de gages de créativité et d’inventivité :
– la sélection se faisant principalement à l’entrée, lors du concours d’admission, et non tout au long du processus de formation, comme c’est le cas dans la plupart des établissements universitaires, l’accès (dans les conditions de droit commun) est difficile pour les candidats issus de systèmes d’enseignement sensiblement différents du nôtre ; il reste certes la ressource de diversifier les voies de recrutement, mais le risque existe que ce soit au détriment d’un des principaux avantages du dispositif, l’homogénéité du profil des lauréats ;
– si, reflet de nos valeurs sociales, la sélectivité des processus de recrutement constitue, en France, un critère essentiel de la « hiérarchie » des écoles, il s’en faut que ce critère joue un rôle comparable auprès des publics étrangers : pour des raisons de fait, parce qu’ils ne sont pas nécessairement au courant des classements qui font nos délices, mais plus fondamentalement parce que c’est la qualité de recherche qui est de plus en plus vue comme la principale source de distinction entre établissements.
b) Les universités
Les universités fonctionnent, on le sait, selon des principes différents :
– leur offre de formation couvre une large gamme de disciplines ;
– sauf exception, leur accès n’est pas sélectif et elles sont ouvertes à tout détenteur du baccalauréat ;
– elles préparent aux différents grades universitaires et ont eu longtemps le monopole de la délivrance du plus élevé, le doctorat.
Ces caractéristiques communes cachent cependant des situations variées, au regard en particulier des liens de leurs composantes avec les professions et de la place revenant aux activités de recherche :
– des cinq facultés créées (ou recréées) à Paris en 18085, deux avaient une vocation clairement professionnelle, la faculté de Médecine et la faculté de Droit, leur mission étant de former les praticiens des secteurs correspondants ;
– deux autres, la faculté des Sciences mathématiques et physiques (selon l’appellation d’origine) et la faculté des Lettres6 n’entretenaient pas des relations aussi étroites avec les professions ; le premier rôle des professeurs de ces facultés était de faire passer les examens en vue de la collation des différents grades : baccalauréat, licence, doctorat ; il leur revenait également de dispenser des cours et ils se devaient de « suivre et d’étudier les nouvelles découvertes faites dans les sciences, afin que l’enseignement soit toujours au niveau des connaissances acquises7 ».
En réalité, il semble que les facultés (et les universités au sein desquelles elles ont été regroupées à partir de 1896), n’aient longtemps pas fait de la recherche une préoccupation majeure.
On en trouverait une confirmation dans la volonté des Pouvoirs publics, faute de réussir à changer cet état de choses, de mettre en place des institutions nouvelles pour suppléer à leurs carences :
– en 1868, sous notamment l’influence d’Ernest Renan, Victor Duruy, désespérant de rénover l’enseignement universitaire français de l’intérieur, décida de créer une institution « à la périphérie » des facultés, l’École pratique des Hautes Études (EPHE8) , qu’il chargea d’allier, sur le modèle des universités allemandes, recherche et formation, c’est-à-dire d’assurer à la fois production et transmission de connaissances ;
– quelques décennies plus tard, particulièrement à partir de la fin des années 1930, le scenario se répéta, mais cette fois furent mis en place des organismes exclusivement consacrés à la recherche. Ainsi furent successivement créés, pour n’en citer que quelques-uns : en 19399, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le plus grand d’entre eux, qui exerce son activité dans tous les domaines de la connaissance ; en 1946, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)10; en 1964, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)…
En tout état de cause, la longue désaffection des établissements, y compris des universités, à l’égard de la recherche indique clairement que l’intérêt qui lui est actuellement porté, loin de constituer la prolongation d’une tendance ancienne, doit plutôt être vu comme une évolution majeure de notre enseignement supérieur, qui de ce point de vue se rapproche des modèles dominants.
1.2. Un regain d’intérêt relativement récent
a) Depuis quelques décennies en effet, la situation évolue progressivement et, sans qu’il soit possible de proposer une datation précise, la recherche se voit reconnaître une place croissante dans les activités des universités mais aussi d’autres établissements. Un indice des préoccupations nouvelles est fourni par le changement du vocabulaire utilisé dans les textes officiels : alors que la loi de 1968 sur l’orientation de l’enseignement supérieur qualifie encore d’« enseignants » les maîtres de l’enseignement supérieur11, celle de 198412 introduit pour la première fois l’expression d’« enseignant-chercheur » pour désigner les personnels des établissements publics.
Pour comprendre ce regain d’intérêt, il n’est bien sûr que de considérer les innovations scientifiques et techniques qui bouleversent nos sociétés à un rythme encore inconnu il y a quelques générations : ne pas rentrer dans la course aux découvertes, serait renoncer au rôle d’acteur, de créateur, pour se satisfaire de celui de consommateur, de spectateur ; et la seule façon pour un pays d’éviter ce destin peu enviable, est d’intensifier les efforts de recherche, ce qui, dans le cas de la France, signifie, outre le soutien aux efforts des entreprises, la mobilisation des grands organismes publics mais aussi des établissements d’enseignement supérieur.
S’agissant de ces derniers, une initiative inattendue est venue puissamment renforcer la tendance de fond, contribuant à accorder à la recherche une place jusque-là inédite.
En 2003, l’université Jiao Tong de Shanghai a établi pour la première fois un classement académique des universités mondiales. Ce classement, comme sa dénomination l’indique, ne visait pas à évaluer les systèmes d’enseignement supérieur dans leur ensemble, mais à identifier les « meilleurs établissements », à l’aide d’un certain nombre de critères, principalement en rapport avec les travaux de recherche réalisés par leurs professeurs et anciens étudiants. L’objectif initial de ses concepteurs, une petite équipe aux moyens réduits, qui se contentait de collecter sur internet des informations quantifiées (nombre de prix, de publications…), était d’attirer l’attention des Pouvoirs publics chinois sur la nécessité de doter plus largement un certain nombre d’universités du pays, afin de leur permettre de se tourner davantage vers la recherche, et de se hisser au niveau des meilleurs établissements à l’échelle mondiale.
Peut-être parce qu’il répondait au besoin des institutions d’enseignement supérieur de mesurer leurs performances et de se comparer, le classement a rencontré, dans un certain nombre de pays, dont la France13, un écho auquel étaient sans doute loin de s’attendre ses promoteurs : il y a en effet été vu comme une appréciation de l’« excellence » (globale) des établissements14. Et comme les critères français de celle-ci étaient, on l’a vu, fort éloignés de ceux retenus par l’université de Shanghai, la fierté nationale, que nous avons chatouilleuse, a été soumise à rude épreuve : dans les premiers temps au moins, nos universités y ont fait assez pâle figure, et plusieurs des grands établissements « que le monde nous envie » en étaient purement et simplement absents ! Par réaction, et pour redorer le blason de nos institutions, il en a résulté un renouveau d’intérêt pour la recherche, qui n’est pas sans soulever des interrogations quant aux objectifs à assigner à notre enseignement supérieur et à son organisation.
2. Un regain d’intérêt générateur d’interrogations sur l’orientation de l’enseignement supérieur français
Parce que, sans méconnaître les limites du classement de Shanghai, les responsables de notre enseignement supérieur ont considéré ne pas avoir d’autre choix que d’en accepter la logique, ils ne sont pas restés inactifs et ont tenté des adaptations pour placer les établissements en meilleure position au regard de ses exigences, ils l’ont fait discrètement, à petits pas, sans que soit engagée une véritable réflexion sur l’économie du système, et singulièrement sur la conciliation entre les missions de formation et de recherche : plusieurs problèmes de fond n’ont pas été posés et nombre de questions demeurent en suspens.
2. 1. Les tentatives d’adaptation au « primat de la recherche »
Deux catégories d’adaptations ont été tentées, les unes, pour jouer sur l’effet de taille, les autres, pour apporter des retouches au « modèle national d’enseignement supérieur ».
2.1.1. La course à la taille
Le classement de Shanghai introduit un biais en faveur des institutions de grande taille : il est évidemment dans l’ordre des choses qu’à mérite comparable, les travaux des enseignants et anciens étudiants d’un établissement réunissant 30 000 apprenants fasse l’objet de plus fréquentes reconnaissances et citations que ceux de leurs pairs d’une institution qui n’en rassemblerait que 3000.
Nombre d’institutions françaises ont une taille réduite ; c’est vrai, par définition pourrait-on dire, des écoles les plus prestigieuses qui assoient leur renommée sur la sélectivité de leurs procédures de recrutement. Pour améliorer leur visibilité, sans bouleverser les structures, une solution de bon sens consiste à procéder à des appariements, c’est-à-dire au rassemblement, souvent sous des entités–chapeaux, de plusieurs établissements : les travaux primés ou cités du tout étant nécessairement plus nombreux que ceux de la partie, les chances d’accéder au haut du classement augmentent mécaniquement…
Alors que jusqu’au début des années 2000, la tendance était nettement à la « scissiparité institutionnelle », on a assisté à des regroupements, voire à des fusions qui, peu de temps avant, auraient paru proprement impensables.
Il resterait bien sûr à savoir si ces rapprochements demeurent uniquement « cosmétiques » ou s’accompagnent de réels changements dans les activités et la gestion des établissements, en termes de partage de moyens, de coordination des équipes…, ce dont seules des enquêtes précises permettraient de juger.
2.1.2. Les retouches au « modèle national »
La volonté d’augmenter le nombre d’établissements visibles depuis Shanghai a également conduit à introduire des retouches au modèle national français, dans le sens d’une plus grande autonomie des établissements, du renforcement de leurs liens de coopération mais aussi d’une certaine concurrence entre eux, particulièrement pour l’obtention des financements.
Plus précisément, il faudrait, en premier lieu, rappeler les innovations apportées par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités15 (dite loi LRU), qui prévoit notamment que toutes les universités accèdent à l’autonomie dans les domaines budgétaire et de gestion de leurs ressources humaines. De plus, certaines institutions se sont vu reconnaître le statut de « grand établissement », qui leur ménage, nous y reviendrons, de plus larges marges de manœuvre.
Il conviendrait ensuite de mentionner les dispositions prises pour favoriser la création de pôles de recherche, en dépassant les frontières entre universités, écoles et organismes scientifiques, et en intensifiant les liens entre eux16.
Il y aurait lieu enfin de relever le recours de plus en plus fréquent à des procédures d’appels d’offres pour financer la recherche et les investissements, notamment, celles visant, dans le cadre des projets IDEX (initiatives d’excellence qui mobilisent des montants considérables), à créer des ensembles pluridisciplinaires d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial, ou celles récemment prévues par la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 203017.
Il est clair que ces innovations, particulièrement celles ayant trait au financement, relèvent d’une logique de concurrence et de rationalisation économique, qui ouvre la voie à une discrimination entre établissements et à une polarisation de l’enseignement supérieur. Une logique qui, parce qu’elle est porteuse d’une rupture avec le modèle traditionnel français, appelle une réflexion d’ensemble sur celui-ci.
2. 2. Des questions en suspens sur les missions et l’organisation de l’enseignement supérieur
Dans notre système dual, ces questions se posent en termes différents selon le secteur considéré.
Les grandes écoles constituent, on le sait, un ensemble hétérogène : certaines sont privées, d’autres sont placées sous la tutelle de différents ministères, d’autres encore dépendent d’établissements publics (chambres de commerce et d’industrie, en particulier). Indépendantes les unes des autres, elles fonctionnent sous le signe de la disparité, en ce qui concerne aussi bien leur forme juridique que les statuts de leurs personnels, l’origine et le niveau de leurs ressources financières… De ce fait, elles ne jouissent pas toutes d’une même reconnaissance, et il s’établit entre elles une hiérarchie implicite, que les organes de presse se chargent de rappeler périodiquement, et qui explique le plus ou moins pouvoir d’attraction exercé auprès des lycéens. Si toutes, on l’a vu, ont une vocation professionnelle, seules quelques-unes, pour les raisons précédemment évoquées, et en particulier du fait de la « balkanisation » du secteur, ont les ressources humaines et matérielles suffisantes pour s’investir significativement dans les travaux scientifiques, ce qui explique qu’elles ne soient qu’une poignée à avoir reçu l’autorisation à délivrer le doctorat.
C’est donc principalement vers les universités publiques qu’il faut se tourner pour relever le défi de la recherche dans l’enseignement supérieur ; d’où la nécessité de se demander si celles-ci sont armées pour ce faire et dans quelle mesure elles peuvent espérer concilier cet objectif avec celui d’adaptation et de professionnalisation de leurs enseignements.
D’entrée de jeu, il faut rappeler que ces institutions font partie d’un système présentant des caractéristiques radicalement différentes de celui auquel appartiennent leurs homologues anglo-saxonnes, qui caracolent en tête du classement de Shanghai :
– notre enseignement supérieur est composé principalement d’établissements publics ;
– il est gratuit (ou quasi gratuit)18;
– son fonctionnement est étroitement dépendant de l’État, qui crée et finance les établissements publics (et exerce par ailleurs sa tutelle sur les établissements privés).
Ce système peut être décrit comme :
– centralisé, c’est-à-dire dans lequel les impulsions viennent pour une bonne part d’en haut,
– et uniforme, en ce sens que la marche des universités est régie par des prescriptions légales et réglementaires19, qui s’appliquent à tous, à quelques exceptions près20, et définissent en particulier le statut de leurs maîtres21 : conditions et modalités de recrutement, déroulement des carrières, niveau des rétributions, obligations de service…
Cette organisation, que les évolutions récentes n’ont pas fondamentalement remise en cause, est évidemment en phase avec les principes de l’État unitaire français et les aspirations à l’égalité de ses citoyens : d’un bout à l’autre du territoire, des formations comparables (sinon identiques) doivent être proposées, dispensées par des enseignants aux qualifications similaires et sanctionnées par la délivrance de diplômes de même valeur. Un objectif qui ne peut être poursuivi qu’en coulant tous les établissements dans un moule commun et en répartissant entre eux les moyens en fonction de règles bureaucratiques, de façon à éviter les disparités de traitement.
Ces principes égalitaires, s’ils paraissent a priori bien adaptés à la mission de formation des universités, se révèlent plutôt antinomiques de ceux qu’implique l’ « excellence dans la recherche », telle qu’appréciée par le classement de Shanghai : pour celui-ci, il ne s’agit pas, répétons-le, d’évaluer des systèmes éducatifs dans leur ensemble, au regard, par exemple, des possibilités d’accès offertes au plus grand nombre, de l’élévation du niveau d’éducation de la population ou de la qualité des formations proposées et de leur adéquation aux besoins économiques et sociaux, mais bien d’identifier quelques « champions22», quelques institutions phares en matière de recherche. À rebours d’un raisonnement « systémique », on est en présence d’une approche « individualiste », qui s’en tient au constat, sans s’interroger sur les conditions de l’excellence, sur la nécessité, pour les institutions qui la visent, de réunir des ressources humaines et matérielles considérables, sans commune mesure avec celles dont dispose l’immense majorité des établissements qui ne figurent pas au palmarès…
En d’autres termes, une excellence qui présuppose une « inégalité institutionnelle », derrière laquelle se profile une « inégalité personnelle », puisque, parmi les ressources des établissements, figurent en bonne place les droits de scolarité acquittés par les étudiants…
Les responsables de l’enseignement supérieur français se retrouvent donc placés devant l’alternative suivante :
– soit pousser les feux de la recherche, avec les entorses au modèle égalitaire que cela suppose, soit demeurer fidèles aux principes de celui-ci,
– ou, pour dire les choses plus précisément, soit entrer dans la course à l’excellence « façon Shanghai », soit s’y refuser et renoncer aux effets d’image qu’attendent les gagnants.
Et dès lors qu’ils optent pour le premier volet de l’alternative, ils sont confrontés à un redoutable dilemme : que faire pour que des établissements appartenant à un système uniformisateur et égalitaire, travaillant dans un cadre légal et réglementaire contraignant, puissent rivaliser avec des universités disposant de ressources considérables et d’importantes marges de manœuvre institutionnelles ?
Pour l’heure, on l’a vu, on s’en est pour l’essentiel tenu à des « demi-mesures » (regroupements, développement des procédures d’appels à projets) qui ont permis de gagner des places dans le classement de Shanghai, mais le problème dans son ensemble n’a pas été publiquement posé. On continue donc à faire comme si tous les objectifs étaient conciliables, et en particulier comme s’il était simultanément possible, à niveau de ressources sensiblement inchangé, d’intensifier les efforts de recherche et de professionnaliser davantage les enseignements, de façon à permettre au plus grand nombre d’étudiants de s’insérer harmonieusement sur le marché du travail. S’il paraît difficilement envisageable, au moins à court et moyen termes, de remettre frontalement en cause l’organisation bicentenaire de notre enseignement supérieur, dans laquelle, pour des raisons historiques, un rôle central revient à l’l’État, il faut au moins s’interroger sur les ressources financières et humaines à la disposition des universités françaises.
Leurs homologues étrangères, qui se signalent dans le domaine de la recherche, et particulièrement les universités américaines, peuvent compter sur des moyens financiers dont n’osent pas rêver les établissements français : elles sont ainsi en mesure d’offrir des conditions de travail et de rémunération qui leur permettent d’attirer les meilleurs chercheurs du monde entier23. Poser la question des ressources des établissements français, c’est bien sûr soulever celle de leur financement : sur le fond, celui-ci pourra-t-il être durablement assuré quasi exclusivement sur crédits publics ou sera-t-il possible de se tourner vers d’autres sources, et en particulier de solliciter davantage les usagers et leurs familles, en fonction du revenu du foyer fiscal, comme le font d’ores et déjà les entités qui ont obtenu le statut de « grand établissement24 » ; sur la forme, la question sera-t-elle posée au grand jour ou continuera-t-elle à être traitée à bas bruit, en permettant discrètement à un nombre croissant d’universités de bénéficier de ce statut ?
Il sera également malaisé d’éluder la question des ressources humaines et du statut des enseignants-chercheurs.
Elle est partiellement liée à la précédente dans la mesure où la modestie des rémunérations et la lenteur des carrières, qui traduisent une dégradation, sous l’effet du gonflement des effectifs, de la situation observée il y a quelques décennies, ne sont évidemment pas de nature à motiver ceux qui se voient proposer des perspectives professionnelles autrement alléchantes dans des universités étrangères ou dans d’autres secteurs d’activité. Mais la question ne se résume pas à des considérations financières. Pour l’heure, le déroulement des carrières, la reconnaissance professionnelle et le prestige social dépendent presque exclusivement des travaux scientifiques et des publications qui leur font suite, et le regain d’intérêt pour la recherche n’est évidemment pas fait pour infléchir la tendance ! Le problème est que, depuis une bonne vingtaine d’années, les universités sont simultanément sommées de professionnaliser leurs enseignements, comme si la conciliation entre les deux missions allait de soi, au motif que les membres (fonctionnaires) des deux corps de l’enseignement supérieur, les maîtres de conférences et les professeurs, sont censés partager leur temps entre enseignement et recherche : si, s’agissant de formation théorique, les liens entre les deux activités sont manifestes, particulièrement au niveau doctoral, il est clair que, sauf exception, la recherche n’a guère à attendre de la professionnalisation ; pourtant, celle-ci requiert une énergie considérable (en contacts avec les futurs employeurs, en visite des stagiaires et apprentis…), qui n’est par définition plus disponible pour mener des travaux scientifiques, eux-mêmes absorbants. C’est dire que l’évolution des missions confiées aux universités, la nécessité de conjuguer professionnalisation et recherche, appelle des changements quant aux ressources humaines à leur disposition ; certes des initiatives ont été prises pour accompagner les transformations en cours, notamment pour faciliter les travaux de recherche25 , mais elles restent partielles et ne dispensent pas d’une réflexion d’ensemble.
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Le risque pour les établissements d’enseignement supérieur français, qui se voient assigner des missions plus aisées à concilier dans les discours que dans les faits, est évidemment de ne se distinguer dans aucune, c’est-à-dire de « s’enliser dans la voie moyenne ». Que faire pour y échapper, sachant que l’organisation de la majeure partie de notre enseignement supérieur sous la forme d’un service public demeuré pour l’essentiel « monolithique », placé sous le triple signe de l’égalité, de l’uniformité et de la (quasi) gratuité, ne facilite pas les adaptations « différentielles » et graduelles, mais aussi rend hasardeux un débat ouvert, en raison du caractère « inflammable » de toute proposition visant à la modifier substantiellement ? Il est clair en tout cas qu’un système de type égalitaire comme le nôtre ne constitue pas le meilleur terreau pour faire éclore des « premiers de cordée » au classement de Shanghai et que les institutions étrangères qui accaparent les meilleures places appartiennent à des pays qui répugnent moins que le nôtre à différentes formes d’inégalité ; pour dire les choses de façon plus imagée, pour quelques établissements américains phares (aux droits d’inscription prohibitifs), combien en troisième ou en quatrième « division » ?
C’est dire qu’il sera difficile d’éluder, à un moment ou à un autre, quelques questions de fond : s’acheminera-t-on, à terme, de facto ou de jure, vers une distinction entre plusieurs catégories d’établissements, les uns davantage tournés vers la recherche, les autres se préoccupant plutôt d’améliorer et de professionnaliser leurs enseignements, et notamment de mieux accueillir et encadrer la masse des néo-bacheliers, dans l’espoir de réduire l’échec en premier cycle ? Ou bien, pour préserver l’unité du système, sera-t-on conduit à privilégier la formation, quitte à mettre un bémol à la course à l’excellence en matière de travaux scientifiques ? À ce jour les responsables de l’enseignement supérieur français ont accordé une grande attention au classement de Shanghai, dont, il est vrai, la publication a sans doute plus fait pour l’évolution de notre appareil éducatif que maints rapports officiels, déclarations ministérielles… ou manifestations sur la voie publique ! Leurs homologues d’outre-Rhin n’ont pas réagi de la même façon : l’Allemagne, dont, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les universités ont souvent servi de modèles dans le monde, a peu d’établissements classés ; elle a mis en place un enseignement supérieur pour l’essentiel gratuit et peut compter sur une main d’œuvre dont sa réussite économique et ses excédents commerciaux attestent de la qualité de formation.
Quelle que soit la réponse, implicite ou explicite, qui sera apportée à ces questions, un sujet devra impérativement être traité sans tarder, celui des ressources des établissements et du financement de leurs besoins26 : depuis quelques années en effet, les dépenses publiques au profit de l’enseignement supérieur évoluent moins vite que le PIB mais aussi que le nombre d’étudiants , ce qui n’est évidemment pas fait pour aider celui-ci à surmonter les défis auxquels il est confronté. Espérons que la nécessité d’inverser la tendance fournira l’occasion d’une réflexion de fond sur son orientation, et particulièrement sur les arbitrages entre formation/professionnalisation et recherche.
Daniel Gouadain
Professeur des universités honoraire
- Il y a en France plus de 200 écoles d’ingénieurs (habilitées à délivrer le diplôme après avis de la Commission des titres d’ingénieur, CTI) et à peu près autant d’écoles de commerce. ↩
- Étant entendu que, pour arriver à ces effectifs sans renoncer à la rigueur de la sélection qui fait leur renommée, certaines institutions doivent se livrer à diverses « contorsions », en établissant de subtiles distinctions entre les élèves qui ont triomphé des rigueur du concours, et les étudiants (eux-mêmes relevant de plusieurs catégories : étudiants français, étudiants étrangers), qui n’ont pas eu à passer sous les mêmes fourches caudines, distinctions difficilement lisibles pour qui n’est pas du sérail… ↩
- Ce qui, soit dit en passant, les pénalise pour faire carrière dans les organisations publiques internationales, où la hiérarchie des postes et des rémunérations est étroitement liée à celle des grades universitaires. ↩
- La sélection intervient tôt, vers l’âge de 20 ans, et non vers 25 ans, au niveau du doctorat, comme dans d’autres systèmes éducatifs. ↩
- Décret impérial n° 3179 portant organisation de l’Université, Bulletin des lois, n° 185, 17 mars 1808. En ligne : http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/sites/default/files/decret_du_17_mars_1808.pdf. ↩
- Ces quatre facultés furent regroupées en 1896 avec la faculté de Théologie, pour former la nouvelle université de Paris. ↩
- Selon les termes d’un arrêté du 16 février 1810 concernant les facultés des Sciences et des Lettres de Paris et des départements, qui explicite les dispositions de l’article 143 du décret du 17 mars 1808. ↩
- Décret du 31 juillet 1868 relatif à la création d’une École pratique des Hautes Études. ↩
- qui faisait suite à l’Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions, créé en 1922. ↩
- auquel succédera en 2020, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), à la suite de la fusion avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA). ↩
- Loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur, articles 32,33,34. ↩
- Loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, articles 54, 55, 56, 57. ↩
- Où pourtant ses limites, tant conceptuelles que pratiques, n’avaient pas échappé aux observateurs :
– attention exclusive portée à la recherche, et absence d’évaluation de la qualité de l’enseignement et du niveau des élèves diplômés (ce qui paraît évidemment paradoxal pour des établissements dont une des vocations est la formation) ;
– s’agissant de la recherche elle-même, critères et pondérations choisis en l’absence de justification théorique, caractère factice de l’approche « multicritères », dans la mesure où les indicateurs retenus sont liés entre eux ;
– biais en faveur des institutions de grande taille, et des sciences « dures » au détriment des sciences sociales ;
– imperfection et partialité des sources d’informations, notamment dans le cas de données recueillies auprès des universités elles-mêmes…
Joël Bourdin, Enseignement supérieur : le défi des classements, Rapport d’information fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification, Sénat, session 2007-2008, document n° 442, déposé le 2 juillet 2008.
Gary Dagorne, « Universités : pourquoi le classement de Shanghai n’est pas un exercice sérieux », Le Monde.fr, 16 août 2016.
Yves Gingras, « Du mauvais usage de faux indicateurs », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 55-4bis, no 5, 2008, pp. 67-79. ↩ - Le classement de Shanghai n’est pas longtemps resté une initiative isolée. Au Royaume-Uni, The Times Higher Education Supplement, accompagné de Quacquarelli Symonds (QS), a élaboré à partir de 2004 un autre classement mondial des universités, qui a acquis lui aussi une grande notoriété. Nous nous focalisons ici sur « le classement de Shanghai », qui a le plus d’impact dans l’opinion, particulièrement dans les milieux de l’enseignement supérieur. ↩
- Loi no 2007-1199 du 10 août 2007. ↩
- Ces regroupements ont pris plusieurs formes :
– pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), créés par la loi du 18 avril 2006 ;
– communautés d’universités et établissements (COMUE) créées par la loi du 22 juillet 2013 ;
– établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel expérimentaux (EPE) créés par l’ordonnance du 12 décembre 2018. ↩ - Loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur. ↩
- Dans sa décision n° 2019-809 QPC du 11 octobre 2019 le Conseil constitutionnel a rappelé que « l’exigence constitutionnelle de gratuité s’applique à l’enseignement supérieur public ». Et on sait que dans les établissements les plus prestigieux, dont les étudiants ont vocation à intégrer la fonction publique, ceux-ci non seulement n’acquittent pas de frais de scolarité mais sont aussi rémunérés, ce qui, vu d’un certain nombre de pays étrangers, a de quoi surprendre… ↩
- Rassemblées dans un volumineux Code de l’éducation. ↩
- Ces exceptions concernent notamment les établissements placés sous la tutelle d’un ministère autre que celui de l’Enseignement supérieur (ministères de la Défense, de l’Industrie…) ainsi que ceux qui ont obtenu le statut de « grand établissement ». ↩
- qui ont la qualité de fonctionnaires. ↩
- De la même façon que quelques magazines établissent la liste des grandes fortunes, sans s’interroger, en termes généraux, sur la répartition du capital au sein d’une population. ↩
- Ce n’est pas un hasard si plusieurs des économistes français les plus connus sont en poste dans des universités américaines. ↩
- Institut d’études politiques de Paris, Université Paris-Dauphine… ↩
- Les enseignants-chercheurs peuvent solliciter de longue date un Congé pour Recherches ou Conversions Thématiques. Par ailleurs, la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 a introduit diverses innovations : chaires de professeur junior (permettant le recrutement dérogatoire de professeurs assistants temporaires), contrats à durée indéterminée de mission au bénéfice des chercheurs (CDI de chantier, appelés à se terminer à la fin d’un projet de recherche)… ↩
- En 2018, les dépenses totales de la France au titre des établissements d’enseignement supérieur en pourcentage du PIB s’élevaient à 1,5 %, ce qui la situait dans la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais sensiblement en retrait par rapport aux pays les plus avancés en ce domaine. La même année, le pourcentage s’élevait à 2,5 aux États-Unis, 2 au Royaume-Uni et en Norvège. Source : OCDE, Regards sur l’éducation 2021, p. 262. ↩