L’onde de choc provoquée par l’invasion unilatérale de l’Ukraine par la Russie n’en finit pas de se répandre dans le monde. Le système international établissant, depuis 1945, une forme d’équilibre en matière de sécurité, adapté au lendemain de la chute du Mur de Berlin, est ébranlé. Sans doute l’est-il plus encore, qu’au lendemain des terribles attentats du 11 Septembre 2001 tant la violente charge de la Russie, oblige chacun à assumer ses responsabilités historiques et stratégiques. Une logique de blocs se met inexorablement en place, tandis que les combats en Ukraine laissent entrevoir la reconstitution d’un nouveau « rideau de fer » en Europe.
Au sortir d’une crise sanitaire qui l’a affaiblie sur le plan économique et social, l’Amérique latine court un double risque : d’une part, une forme de « balkanisation », tandis que la faillite de ses organismes de coopération régionale, révélée pendant la crise de la Covid 19 et le retour des seuls intérêts nationaux, conduisent le continent à paraitre comme le grand oublié des relations internationales. D’autre part, une « récupération » mécanique par de grandes puissances globales, inscrivant leur démarche dans une logique de blocs, n’est plus à exclure en Amérique latine. Et pour cause ! La Chine est devenue le 1er partenaire commercial du Brésil, après s’être notamment développée du Mexique à l’Amérique centrale, du Panama à l’Equateur, du Pérou au Chili. La Russie a consolidé ses liens avec plusieurs pays de l’ancienne ALBA1, le Venezuela, Cuba ou la Bolivie, autant de soutiens essentiels aujourd’hui. Le Président argentin, déclarait depuis le Kremlin2, quelques jours avant l’invasion de l‘Ukraine, que son pays devait devenir « la porte d’entrée » de la Russie en Amérique latine. Les Etats-unis restent cependant le 1er investisseur d’un continent qui a longtemps été considéré comme « son back yard »3, une arrière cours stratégique désormais convoitée par beaucoup.
Alors que se dessine au fil, des semaines marquées par la guerre en Ukraine, le spectre d’une seconde guerre froide, l’Amérique latine court le risque d’être entraînée, malgré elle, dans cette nouvelle logique de blocs.
Pourtant, ce continent remplit de nombreuses conditions pour jouer un rôle essentiel et autonome dans cet environnement international incertain. Malgré des réalités sociales qui rappellent des blocages structurels en termes de développement qui se traduisent par un taux de pauvreté de près de 32 % de la population de l’ensemble latino-américain, le continent compte, dans la diversité qui le caractérise, des ressources naturelles importantes, un positionnement géographique clé au centre des grandes routes commerciales, une unité culturelle qui en fait la dernière frontière de l’Occident.
Cette réalité, loin des problématiques politiques, géographiques, sécuritaires traversées par l’Europe, l’Afrique, le Moyen-orient ou une partie de l’Asie, peut lui offrir l’opportunité de revenir dans le jeu international. Cette position lui permettrait de construire, avec essentiellement l’Europe, une forme de « 3ème voie » en s’appuyant sur une communauté de culture, d’une part de destinée dans un rapport gagnant-gagnant. L’Union européenne, dont la relation en Amérique latine s’est développée depuis les années 1980 dans les secteurs de l’aide au développement, de l’appui aux investissements dans les secteurs de l’agriculture, industriels, et innovants autant sur le plan de la recherche que technologique, a également ouvert le domaine du soutien à la démocratie et à la stabilité.
Autant d’axes essentiels pour une alliance nouvelle, revisitée dans un environnement international tendu, obligeant à la constitution de pôles d’influence, certains diront de « puissance ». La réalité géographique faisant de ce continent l’«extrême occident »4 d’un monde sous tension, peut jouer en sa faveur : le réajustement de certaines voies d’approvisionnement, la prise en compte de la mise en place d’un nouveau contrat social intégrant la dimension environnementale comme facteur de développement, constituent autant d’objectifs en faveur d’un resserrement des liens avec l’Union européenne que préside actuellement Emmanuel Macron.
Une opportunité historique de part et d’autre s’ouvre : dans la logique des nouveaux blocs, une alliance Amérique latine-Union européenne présenterait l’avantage d’une cohésion géopolitique et d’une complémentarité, offrant un socle inédit et solide dans un monde qui s’oriente vers un nouveau rapport de force international, impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie, autant d’acteurs présents en Amérique latine.
L’Amérique latine à l’heure des tensions internationales
Longtemps enfermé dans l’image de « l’arrière cours » des Etats-Unis, le continent latino-américain a tenté, depuis les années 1990, de diversifier ses partenaires sur la scène internationale. Plusieurs raisons expliquent cette volonté : les années 1980, considérées comme « la décennie perdue »5, étaient accompagnées d’un long cortège de conflits internes, de « guerres de basse intensité », de guérillas et autres mouvements contre-insurrectionnels. L’hyperinflation, la décroissance, la fuite de capitaux accompagnaient des années difficiles qui se sont évaporées au lendemain de la disparition du système Est-Ouest, pour voir leur succéder, une décennie d’euphorie marquée par une libéralisation de l’économique, des années de croissance notamment en raison d’une envolée des prix des matières premières.
Tandis que les attentats du 11 Septembre captaient l’attention et la puissance des Etats-Unis vers le Moyen-orient et l’Asie centrale, l’Amérique latine s’ouvrait à de nouveaux partenaires.
Plusieurs raisons expliquent cette évolution :
- la première est d’ordre politique. Certains dirigeants, comme Hugo Chavez6 au Venezuela, mais également Evo Morales7 en Bolivie, aux côtés de Cuba et du Nicaragua, ont voulu entretenir, en Amérique latine, l’idée d’une alternative au modèle libéral, longtemps incarnée par les USA.
En renforçant sa coopération avec des pays comme la Russie, la Chine et même l’Iran, ils ont tenté de donner corps à un ensemble régional, l’ALBA. Cette organisation était supposée tenir tête à l’OEA8. Mais elle ne résistera pas au retour à la réalité économique des années 2010 marquée par la chute des cours des matières premières et l’affaiblissement des économies qui ne sont pas parvenues à se diversifier et à se transformer. Le Brésil, première puissance latino-américaine, a été frappé par cette réalité au milieu des années 2010, provoquant une contraction économique : -3.8 % en 2015, -3.60 % en 2016. Le PIB par habitant chute de 11 %. Sur le plan politique, la Présidente Dilma Roussef est démise de ses fonctions le 12 mai 2016. Le ralentissement en Amérique du sud, a conduit à des tensions sociales fortes qui se sont traduites par des manifestations dès 2019 et des alternances systématiques, dès que des élections nationales étaient organisées. La pandémie de la Covid 19 n’a fait qu’aggraver la crise : hausse de la pauvreté qui représente actuellement le tiers de la population du continent9, déstructuration des organismes de coopération régionale, jamais le souhait de voir une refonte du système socio-économique par la voie politique n’a été aussi fort sur le continent.
Le Chili avec le nouveau Président Gabriel Boric10, le Pérou de Pédro Castillo11, la Bolivie de Luis Arce12, le Honduras avec Xiomara Castro13, autant d’exemples qui illustrent cette tendance. Ceci étant, les difficultés structurelles perdurent : le niveau de l’économie informelle est toujours aussi élevé en dépassant les 55 %, dans certaines parties du continent, les problématiques liées au narco-trafic se renforcent.
Les conséquences économiques liées au conflit en Ukraine commencent à se faire sentir14 tandis que le continent dans sa grande majorité, ne souhaite pas devenir un otage politique d’une situation internationale de crise.
- la seconde est géographique : entre les Océans atlantique et pacifique reliant l’Europe, l’Afrique et l’Asie, le continent latino-américain est à la croisée des principales routes commerciales. La création de l’Alliance du Pacifique15regroupant le Chili, le Pérou, la Colombie, le Mexique en est un exemple parmi d’autres. Cette réalité contribue à créer un espace de coopération économique entre les pays membres et à s’ouvrir aux marchés de la région indo-pacifique. Cette relation a été renforcée avec la République populaire de Chine qui, depuis les années 2010, a réalisé une entrée fracassante en Amérique latine.
1er partenaire commercial du Brésil ou de l’Equateur, présente dans la plupart des pays et des secteurs stratégique telle l’énergie au Pérou, au Mexique, les transports et infrastructures en Colombie, en Amérique centrale ou en Argentine, les technologies et instruments financiers comme au Chili, partout la Chine est parvenue à s’implanter. Parfois, les symboles introduisent la présence : au Panama, en juin 2016, pendant la cérémonie officielle inaugurale du nouveau Canal élargi, le « Cosco Shipping Panama », battant pavillon chinois et représentant plus de 10.000 de plus, était le premier à faire la nouvelle traversée du Pacifique à l’Atlantique. Le dernier métro dans une ville de près de 10 millions d’habitants, hors Chine, a été remporté par un consortium chinois à Bogota en 2019. La Chine est parvenue au fil des années, à devenir le 2ème client et le 2ème fournisseur de l’Amérique latine.
Prêts souverains, investissements directs ont porté depuis les années 2000, sur un total avoisinant 200 milliards de dollars. Les principales économies du continent sont concernées, Brésil, Mexique, Colombie, Argentine, mais également les pays qui ont des difficultés d’accès aux organismes financiers multilatéraux tout en disposant de matières premières, pouvant se constituer en autant de monnaies d’échange. L’Argentine a signé, en 2014, un traité d’association stratégique intégrale complété, en janvier 2022, par un plan d’investissements couvrant des projets importants parmi lesquels celui de la centrale nucléaire d’« Atucha III ». Les nouvelles routes de la soie concernent directement la Bolivie, le Pérou, le Chili, le Costa-Rica, l’Equateur, le Panama, le Venezuela et Cuba. La présence de la Chine s’est accompagnée de son lot de ralliements politiques conduisant plusieurs pays, essentiellement en Amérique centrale, à rompre avec leur reconnaissance de Taiwan, position qui apparait, désormais, comme un reliquat de la guerre froide : le Nicaragua en 2021, El Salvador, la République dominicaine en 2018 ou le Panama en 2017 sont concernés.
Avant la guerre en Ukraine, la diversification internationale semblait devenir la règle pour une Amérique latine qui n’avait qu’une priorité : s’extraire des stigmates d’un mal développement mises en relief par la crise de la Covid 19.
Alors que la pandémie a produit des ravages dans les économies nationales, renforçant le niveau de pauvreté touchant plus de 200 millions de personnes dans un ensemble de 600, il devient urgent de reconstruire des éléments qui vont contribuer à une nouvelle unité.
Sur le plan intérieur, les réformes à mener sont connues mais, comme toujours, difficiles à mener : veiller à l’équilibre budgétaire, favoriser les liens publics-privés pour les projets de grandes infrastructures, développer leur attractivité pour les investissements étrangers, harmoniser les normes entre les pays de la région, réviser les politiques fiscales pour financer des politiques publiques de solidarité (régimes de retraite accessibles, protection sociale généralisée), accentuer la numérisation de l’économie tandis que de nombreux pays effectuent leur quatrième révolution industrielle à marche forcée, pour répondre aux défis de la pandémie.
Mais l’actualité internationale a rattrapé le continent latino-américain. Il redoute d’être entrainé dans des tensions qui le renvoient à un passé douloureux tout en voulant retrouver un statut international à la hauteur de son potentiel.
Un continent à la recherche d’un nouveau statut international
Enfermée, pour ne pas dire prisonnière des enjeux internationaux du temps de la guerre froide, l’Amérique latine veut éviter de redevenir un alibi ou un «dommage collatéral » des tensions du monde. La crise des missiles en 1962 est dans la mémoire collective. Prisonnière de la rivalité bipolaire, le continent n’a eu de cesse de rechercher de nouveaux partenaires depuis les années 1990. Un premier tournant s’est produit en août 2021, lorsque le Président Biden, à la suite du départ américain de l’Afghanistan, a redéfini les priorités internationales des Etats-Unis.
La première d’entre-elles vise à « contenir » dans le but de réduire l’influence, considérée comme potentiellement hostile, de la Chine dans le monde. Que ce soit sur le plan technologique, numérique, économique, mais également dans la construction de sa représentation symbolique, « l’Empire du Milieu » est le partenaire-rival de Washington, plaçant l’Amérique latine dans une position délicate, à la fois en porte-à-faux par rapport aux Etats-Unis, tout autant que possible facilitateur et médiateur, si le besoin de négociations devait se faire sentir. Cette zone de danger est désormais renforcée par la situation en Ukraine. Jamais le risque de « dommage collatéral » depuis les années 1990 ne s’est fait autant sentir que depuis le déclenchement de cette nouvelle guerre en Europe.
Et pour cause ! La Russie est parvenue, depuis la chute de l’ex-URSS en 1991, à maintenir ses positions auprès de ses « alliés », Cuba et le Nicaragua naturellement, le Venezuela depuis Hugo Chavez et la Bolivie. Elle a élargi ses assises notamment par le renforcement de ses échanges commerciaux, agricoles notamment, avec des pays comme l’Argentine et même le Brésil.
Pour Washington, le sentiment d’une possible « prise à revers » existe, dans une approche géostratégique. Il devient pour les Etats-unis, indispensable de la stopper net sous peine de voir l’Amérique latine redevenir un espace d’instabilité. C’est aussi sous ce prisme qu’il est nécessaire de saisir et analyser la portée des négociations secrètes engagées depuis le début du mois de mars 2022, entre les USA et le Venezuela. Il s’agit de répondre au défi de nouvelles voies énergétiques, faisant suite aux sanctions contre la Russie. En Amérique latine, le Venezuela offre la possibilité de recourir à une fourniture en gaz et pétrole moyennant sans doute, la levée des sanctions imposées par Washington contre Caracas depuis 2019.
Realpolitik oblige, la possibilité d’un accord, avec en arrière fond la thématique nucléaire iranienne, permettrait le retour du Venezuela dans le concert des nations en échange d’une neutralité sur le dossier russe.
Renversement d’alliances à la hauteur de l’onde de choc internationale provoquée par l’invasion de l’Ukraine et la force des sanctions prises en représailles contre la Russie. En près de 25 ans, le niveau des échanges avec l’ensemble latino-américain est passé de près d’un milliard et demi d’USD à 20, à peine le niveau des échanges entre l’Argentine et la République populaire de Chine.
Pour autant, la possibilité d’un axe Moscou-Pékin oblige les Etats-Unis à engager une riposte était d’autant plus urgente, que le continent latino-américain a poursuivi sa diversification de partenaires internationaux : outre la Chine et la permanence d’une présence « perlée » russe, la Turquie a tenté depuis le milieu des années 2010, une prudente arrivée sur le continent. Le Président Erdogan est venu en visite officielle au Chili, au Pérou et en Equateur en janvier 2016. Il s’était rendu en Argentine, Paraguay et Venezuela au lendemain du Sommet du G20 en décembre 2020. Les infrastructures urbaines, le secteur de l’hôtellerie et celui des transports sont, à ce jour, les principales « cibles d’investissement » de la Turquie dans un continent qui lui reste, malgré tout, méconnu.
Les relations que la Russie a développées avec certains pays comme le Venezuela, l’Argentine, le Nicaragua, sans oublier le Brésil ou la Bolivie et naturellement Cuba, renvoient en contraste la réalité du continent : grand oublié des relations internationales pendant les années de crise sanitaire, les tensions actuelles peuvent conduire l’Amérique latine à dériver vers de nouvelles fractures idéologiques renforcées par la diversité politique d’un continent qui ne parvient pas à retrouver la voie d’une unité et d’une coopération régionale. Dans les faits, le continent latino-américain peut difficilement ouvrir plusieurs fronts : la priorité est avant tout sociale et économique. Les perspectives pour l’année 2022 laissent entrevoir une croissance de 2.9 % en 2022, signe d’une reprise générale pour autant insuffisante pour répondre aux défis de l’emploi et de la reprise durable.
L’Amérique latine ne serait-elle finalement pas imprégnée par un esprit insulaire ? Son positionnement géographique, l’encerclement des mers, à travers les océans atlantique et pacifique, constituent à la fois une protection et un risque d’isolement.
Ils inscrivent dans les consciences collectives, surtout en période de tensions internationales, une réalité : l’Amérique latine est la dernière frontière occidentale du monde.
Ce statut est bien au cœur du devenir international de ce continent : il est à la fois un fardeau et une chance pour un ensemble qui a longtemps été balloté, au gré des rivalités internationales. Les résultats du vote de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU du 2 mars dernier, qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » sont à ce titre explicites : 141 pays ont voté « pour », 5 « contre »16, 35 se sont abstenus. Parmi eux, plusieurs pays latino-américains : Cuba, la Bolivie, El Salvador et le Nicaragua. Le Venezuela n’a pas participé au vote. La position de ces pays, hormis El Salvador, était attendue. Elle illustre la position de prudence d’un continent qui sait être à la croisée des chemins, entre risque de marginalisation internationale et celui d’un retour calculé dans le jeu international. Dès lors, l’Amérique latine ne pourrait-elle pas constituer un continent d’avenir pour l’Union européenne, une sorte de « nouvelle frontière » en 2022 ?
Une alliance avec l’Europe : l’ébauche d’une 3ème voie ?
La gestion de la crise de la Covid 19, l’évolution des relations internationales depuis la fin du système Est-Ouest, l’irruption de la Chine sur un continent longtemps considéré comme « l’arrière cours » des Etats-Unis, la fragmentation nationale latino-américaine au détriment des coopérations régionales, constituent autant de faits majeurs qui obligent l’Amérique latine à reconstruire sa place dans le monde. Un partenaire ne lui fait pas défaut depuis les années 1980 : l’Union européenne.
De nombreux accords ont jalonné cette relation permettant d’ancrer un socle avec les différents sous-ensembles du continent : accord de San José et du Luxembourg en 1984 et 1985 avec l’Amérique centrale avant de parvenir à un accord de dialogue et de coopération en 2003 ouvrant la voie à un accord d’association en 2012.
Avec la région andine, la relation s’est engagée en 1969 avec la constitution d’un groupe andin avant de se densifier avec un accord de coopération en 1983 et accord-cadre en 1993. La voie du dialogue politique, comme pour l’Amérique centrale, s’est ouverte en 2003 renforcé par un accord commercial en 2012 prévoyant une libéralisation du commerce des produits industriels et de la pêche sur une période de 10 ans. La dynamique est la même avec les membres du Mercosur qui sont parvenus à un accord au terme de 20 années de négociations, en 2019, sur le volet commercial et sur la coopération. Avec la région Caraibes, de nombreux accords institutionnels ont consolidé une relation ancienne marquée par une stratégie commune sur plusieurs domaines : l’intégration régionale, les questions relatives au changement climatique, la sécurité, Haiti. Enfin, des relations sont établies avec le Mexique, le Chili, e Brésil et Cuba couvrant autant le volet du dialogue politique que les aspects commerciaux.
Ces liens renvoient en miroir la volonté européenne d’exister sur la scène internationale. Depuis le début des hostilités de Ukraine, les membres de l’Union européenne affichent leur volonté de construire une « Europe puissance », démarche inédite bien qu’espérée depuis longtemps par certains pays comme la France. Cette volonté, résolument politique, peut désormais donner une impulsion à une ambition latino-américaine de l’Europe.
Le dernier sommet entre l’Union européenne et l’Amérique latine qui s’est tenu, pandémie oblige, par visioconférence, le 2 décembre 2021, s’inscrivait dans une dynamique nouvelle. « Unir nos forces pour une reprise post-Covid durable », tel était le cadre de travail d’une rencontre des dirigeants des deux continents, permettant de rappeler des relations et la perspective pour les prochaines années.
1er investisseur sur le continent, 3ème partenaire économique derrière les Etats-Unis et la République populaire de Chine, l’Europe ne part pas de rien. La constance de sa relation est à ce titre remarquable. La tâche n’était pas évidente : la relation s’engage dès les années 1970-1980, à une époque où le rapport Est-Ouest favorisait un environnement de tensions et de conflits. L’Europe, elle-même, était contrainte dans le rapport bipolaire. Et pourtant, elle devenait, dans les années 1980, l’un des principaux partenaires en matière d’aide au développement, en matière d’échanges commerciaux mais également de dialogue politique. Depuis, l’irruption et l’ancrage de la Chine en Amérique latine, depuis les années 2000, s’inscrivent dans ce cycle marqué par une forme d’éclatement accéléré de la cohérence régionale du continent. L’absence d’intégration et le manque d’ambition des coopérations ont conduit ces pays à donner le sentiment de se replier sur eux-mêmes depuis mars 2020. Aucune organisation régionale n’a été capable de mettre en place un réseau de solidarité ou un plan de relance, même modeste, contrairement à ce qu’a pu réaliser l’Union européenne en réponse à la crise économique engendrée par la pandémie de la Covid-19 : chaque pays a dû affronter la crise à l’intérieur de ses frontières nationales tandis que celle-ci a accentué les mouvements de gronde et de protestations.
Sortir de la crise sanitaire tandis que l’Europe a déjà fourni plus de 3 milliards d’euros d’aide immédiate, appuyer la reprise durable visant à mobiliser plus de 12 milliards d’euros d’investissements publics et privés, contribuer à la lutte contre le changement climatique par la protection de la biodiversité, lancer l’alliance numérique, promouvoir la cohésion sociale, autant d’axes essentiels pour une Amérique latine qui a plus que jamais, le devoir de se réinventer. La revitalisation de la relation avec l’Union européenne peut offrir une solution durable à un continent à l’heure de vérité.
Qui mieux que la France pour fixer la tonalité d’une ambition européenne pour les 10 prochaines années ? Terre latino-américaine par la Guyane, qui lui offre sa première frontière avec un pays étranger, le Brésil, tout comme la Guadeloupe, la Martinique et Saint Martin marquent une implantation dans les Caraïbes, la France a toujours voulu porter cette notion d’une troisième voie latino-américaine : qui ne se souvient pas du voyage du général de Gaule pendant un mois, en 1964 ou de la déclaration franco-mexicaine d’octobre 1981 ? L’Amérique latine est bien ancrée dans l’imaginaire français.
A la France de donner, désormais, une impulsion politique correspondant à une volonté, née de circonstances dramatiques, pendant sa présidence européenne, à une relation qui, peut être pour la première fois, répond aux intérêts mais également aux défis du monde et de son devenir.
Plus que jamais, l’Amérique latine est à la croisée des chemins : tandis que la guerre en Ukraine place les relations internationales sous tensions, que ce soit sur le plan de la sécurité, mais également économique ou politique, le continent latino-américain est placé devant ses responsabilités et va devoir faire des choix qui vont conditionner sa place dans le concert des nations. Marquée par la Covid 19, qui a renforcé la pauvreté et affaibli les coopérations régionales, l’Amérique latine peut-elle entrer dans une logique de blocs qui semble se dessiner à la suite de la guerre en Ukraine ?
Prise en tenailles entre les Etats-Unis d’une part, dont elle a essayé de se départir depuis la fin de la guerre froide en diversifiant ses relations internationales, et la Chine qui est devenue un de ses principaux partenaires économiques, l’Amérique latine court le risque d’être à la fois, instrumentalisée et à la marge du monde. Elle ne peut pas se le permettre, alors que la Covid 19 l’a affaiblie sur le plan économique. Cette réalité se traduit par des alternances politiques importantes.
La guerre en Ukraine et les conséquences qui en découlent peuvent faire émerger, une 3ème voie : une alliance inédite avec l’Union européenne qui affiche, désormais, sa volonté de se doter des instruments politiques et de défense, associés à la notion de puissance. L’Amérique latine apparait comme la « dernière frontière de l’Occident » pour une Europe qui doit acquérir les moyens d’une indépendance énergétique, technologique, militaire, dans le but de peser dans un environnement international marqué par la logique d’un retour des blocs. La place de ces deux ensembles dans le monde de demain, se joue dès à présent. Plus que jamais, ballotés dans le jeu international marqué par les rapports de force, l’Europe et l’Amérique latine peuvent constituer une alliance qui contribuera à leur indépendance.
Pascal Drouhaud
Spécialiste de l’Amérique latine
Président de l’association « LATFRAN », France-Amérique latine (www.latfran.fr)
Auteur de nombreux articles sur la situation politique et géo-économique latino-américaine
Crédit photo : El Diario de Hoy
———-
- ALBA : L’Alliance bolivarienne pour les Amériques a été fondée le 14 Décembre 2004 par Cuba et le Venezuela. L’ALBA est une organisation politique, économique et sociale qui s’oppose à la zone de libre échange des Amériques promue par les Etats-Unis. La Bolivie, Cuba, le Vénézuéla, le Nicaragua mais plusieurs pays des Caraibes en sont membres. ↩
- Déclaration du Président Alberto Fernandez faite pendant la visite du Chef de l’Etat argentin à Moscou, le 3 février 2022. ↩
- Back yard : concept apparu lors de la doctrine Monroe en 1823 présentant les pays au sud du Mexique, comme l’ »arrière cour » des Etats-unis. Ce sentiment de zone d’influence » a été central pendant la guerre froide (1947-1991) pour comprendre la place occupée dans la rivalité Est-Ouest par l’Amérique latine ↩
- Extrême occident : Concept défini par M. Alain Rouquie dans son ouvrage : « Amérique latine, introduction à l’extrême occident, Essais, Paris, 1998 ↩
- Décennie perdue : concept défini dans les années 1990 pour définir la situation économique et sociale de l’Amérique latine des années 1980 ↩
- Hugo Chavez, ancien Président du Venezuela, du 2 février 1999 à sa mort, le 5 mars 201 ↩
- Evo Morales, ancien Président de la Bolivie du 22 janvier 2006 au 10 novembre 2019. ↩
- OEA : l’Organisation des Etats américains a été créée le 30 Avril 1948. ↩
- Chiffres de la CEPALC parus dans le « Panamora social de l’Amérique latine », mars 2021. ↩
- Gabriel Boric, ancien leader étudiant de 2011, député de 2014 à 2022, il a été élu à la Présidence de la République du Chili le 19 décembre 2021. Il a pris ses fonctions le 11 mars 2022, succédant à Sébastian Pinera ↩
- Pedro Castillo, ancien syndicaliste, il est Président du Pérou depuis le 28 juillet 2021, après avoir remporté les élections avec 50.1% des suffrages contre Keiko Fujimori. ↩
- Luis Arce, économiste et ancien Ministre d’Evo Morales, Luis Arce est Président de l’Etat plurinational de Bolivie depuis le 8 novembre 2020. ↩
- Xiomara Castro est Présidente de la République du Honduras depuis le 27 janvier 2022. ↩
- Source : FMI ↩
- Alliance du Pacifique créée le 28 avril 2011, elle rassemble le Chili, le Pérou, la Colombie et le Mexique dans une démarche visant à renforcer la coopération économique entre ses membres. ↩
- L’assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution le 2 Mars 2022, qui “exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine”. 141 pays l’ont approuvé, 35 se sont abstenus et 5 ont voté contre (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée et la Syrie. ↩