Témoin direct des grands bouleversements à l’Est, Vladimir Fédorovski fut diplomate, promoteur de la Perestroïka puis porte-parole d’un des premiers partis démocratiques russes. Fin connaisseur du Proche-Orient, il a assisté aux négociations menant à la fin de la guerre de Kippour. Dans son dernier ouvrage « Le diplomate venu du froid – Des complots du Kremlin à la succession de Poutine, il nous donne les clefs pour comprendre notre siècle et les ressorts de notre histoire à l’horizon des élections présidentielles russe et américaine de 2024.
Revue Politique et Parlementaire – Quels impacts peuvent avoir les événements qui se déroulent actuellement en Israël sur le conflit en Ukraine ?
Vladimir Fédorovski – Ma première pensée est pour les otages détenus par les terroristes au Proche-Orient. La situation actuelle rappelle la guerre de Kippour il y a cinquante ans. A l’époque j’étais l’interprète en langue arabe de Brejnev au Kremlin. J’ai assisté à la gestion de cette guerre et j’ai pu ainsi rencontrer les dirigeants palestiniens.
Les événements appellent de ma part plusieurs réflexions. La première concerne les erreurs fondamentales commises par les analystes occidentaux. Avec cette crise au Proche-Orient, une nouvelle époque, qui change la donne géopolitique, commence.
Si les Occidentaux avaient fait une alliance basée sur les valeurs judéo-chrétiennes avec la Russie, la situation aurait pu être différente, mais elle est hélas aujourd’hui irréversible.
Ma deuxième réflexion concerne le changement des priorités de la politique occidentale. Le soutien à Israël aura obligatoirement un impact sur le financement de la guerre en Ukraine.
RPP – La situation actuelle profite-t-elle à Poutine ?
Vladimir Fédorovski – C’est une situation très dangereuse. Les Américains font des efforts importants pour essayer de rétablir leurs rapports avec la Chine. Sur le plan géopolitique c’est une nouvelle configuration qui se dessine.
Il faut faire d’énormes efforts pour éviter un embrasement du Proche-Orient. Des erreurs majeures de stratégie remontant à cette idée d’alliance avec l’islam radical pour essayer d’apprivoiser le Hamas et affaiblir l’Autorité palestinienne, ont été commises. Cela entraîne à une impasse pour des années et à un affaiblissement inévitable de Netanyahou, ce qui n’est pas en faveur de la Russie.
La population de Gaza est très jeune, motivée et surarmée. Elle estime qu’elle n’a rien à perdre. Tout ceci est très inquiétant et la guerre, à mon sens, va durer.
RPP – Vous prédisez un conflit très long entre Israël et les Palestiniens et au nord le Hezbollah. Le risque pour Israël n’est-il pas qu’il y ait plusieurs fronts ?
Vladimir Fédorovski – La principale préoccupation des Américains c’est que le Hezbollah n’entre pas directement dans le conflit. Les néo-conservateurs américains ont leur logique parce qu’ils poussent pour changer la donne électorale d’une part et la donne géopolitique d’autre part les frappes contre l’Iran. Cela va renforcer cette configuration triangulaire : la Chine, l’Iran et la Russie.
RPP – Quelle est la situation sur le plan militaire du conflit russo-ukrainien ?
Vladimir Fédorovski – La percée des Ukrainiens à Kharkiv l’année passée a été perçue comme une grande réussite de l’armée ukrainienne et une faiblesse des Russes.
C’est une erreur d’analyse qui paradoxalement a rendu un grand service aux Russes car comme le dit le proverbe « chat échaudé craint l’eau froide ».
Tout le monde est d’accord pour reconnaître que les Russes, durant cette deuxième année, ont pris davantage de territoires que les Ukrainiens. La ligne Sourovikine n’a, contrairement à ce qui a été annoncé à de nombreuses reprises dans les médias, jamais fait l’objet de percées ukrainiennes. Il reste peu de temps avant la rapoutitsa. Les Américains présument que la situation va être gelée et que ça offrira ainsi la possibilité de négocier. Les Ukrainiens pensaient que l’arrivée des armes et matériels militaires occidentaux allaient changer la donne mais ça n’a pas été le cas car les Russes s’adaptent rapidement. La domination russe dans l’aviation et l’artillerie est évidente. Les pertes humaines ukrainiennes sont considérables.
Imaginons que les Ukrainiens réussissent à entrer en Crimée alors Poutine sera dans l’obligation d’utiliser toutes les armes possibles, y compris, comme certains de son entourage l’annoncent, les armes nucléaires. Par ailleurs, les Russes ont réuni au moins 200 000 personnes représentant les forces les plus entraînées. Pour le moment elles n’entrent pas en action. Ces deux éléments nous amèneraient à une escalade sans précédent qui pourrait conduire à une guerre mondiale.
Deux scénarios sont possibles pour les Américains. Le premier est de geler la situation telle qu’elle est et augmenter ensuite les livraisons d’armes à l’Ukraine. Mais les Ukrainiens vont connaître un problème d’effectifs. Beaucoup de jeunes sont morts et les combattants plus âgés sont moins motivés et moins anti-russes.
Le deuxième concerne ce que j’appelle la « palestinisation ». Les Ukrainiens, qui seront dans l’impasse, seront dans l’obligation d’utiliser des armes de sabotage et là il y a 15 réacteurs nucléaires non sécurisés. Les Ukrainiens et les Occidentaux sont donc dos au mur.
On dit que Poutine est malade, ce qui est faux, que les oligarques allaient prendre le pouvoir qu’on va revenir au système semi-colonial de l’époque Eltsine. Mais tout cela ne correspond à rien.
L’alternative à Poutine ce n’est ni Eltsine, ni Gorbatchev mais c’est Staline. Il ne faut pas sous-estimer la pression qui vient de l’intérieur de la Russie car Poutine est considéré par une partie de l’armée comme trop mou, tardant à utiliser, pour éviter le conflit mondial, certains moyens militaires.
L’élection présidentielle russe devrait avoir lieu en mars 2024, mais la situation au Proche-Orient change la donne car elle offre à Poutine une fenêtre pour aller dans le sens de l’offensive car les Américains seront occupés ailleurs, leurs ressources matérielles et le temps ne sont, par ailleurs, pas illimités. Mais l’échec au Proche-Orient n’est pas uniquement celui d’Israël et de Netanyahou, c’est également celui des services secrets américains, de cette stratégie de l’alliance de l’islam radical contre la Russie. Il faut le rappeler car nous l’avons oublié, mais le Hamas était également un facteur relativement important anti-russe en Syrie.
Par ailleurs en raison de l’élection présidentielle américaine en novembre 2024, les Américains, même s’ils ne peuvent pas totalement se désengager en Ukraine, vont réfléchir à leurs priorités.
Les négociations sont donc dans l’impasse et la diplomatie est minimale. Mais ce qui se passe au Proche-Orient apporte un élément inattendu. Poutine est habile et il a d’excellents rapports avec Netanyahou et les Palestiniens, il peut se placer comme un possible facteur de modération, c’est aussi une configuration nouvelle.
Il faut utiliser cette situation dramatique et violente absolument inacceptable au Proche-Orient pour calmer les choses et éviter la guerre totale que je redoute toujours.
RPP – Nous avons vu récemment la victoire en Slovaquie d’un parti qui est aujourd’hui clairement opposé à la guerre et à l’engagement de l’Union européenne et des Européens en Ukraine. Ce facteur va-t-il compter dans la fabrication de la décision chez les Occidentaux ? Jusqu’à présent il y a un bloc américano-européen assez soudé dans ce conflit. Pensez-vous que nous risquons de voir apparaître des lignes de fractures notamment liées aux résultats des prochaines élections aux Etats-Unis ?
Vladimir Fédorovski – Dans la logique de Poutine, il ne s’agit pas d’une guerre contre l’Ukraine, mais contre l’Occident et il faut qu’il tienne jusqu’à ce que ce bloc occidental se fissure de lui-même. Les événements au Proche-Orient est la première fissure. On peut également observer ce qui se passe en Slovaquie et en Pologne voire en Allemagne. A mon sens, le premier test viendra du résultat des élections européennes en juin prochain. Mais on peut déjà remarquer des signes au sein de l’opinion publique de certains pays y compris aux Etats-Unis puisqu’une majorité des Républicains sont en faveur d’un changement de politique à l’égard de l’Ukraine. Le second test viendra donc du résultat de l’élection présidentielle américaine en novembre 2024.
L’Occident, étant dos au mur, ne peut se permettre de reconnaître publiquement que nous sommes dans une impasse totale. Dans mon dernier ouvrage, je raconte les conversations entre Brejnev et Kissinger pendant la guerre de Kippour et leur préoccupation de ne surtout pas être dos au mur. Il fallait donner la possibilité à Israël de gagner et donner aux Palestiniens la possibilité de sauver la face. C’était leur priorité.
Mais lorsque tout le monde est dos au mur, il n’y a pas d’esprit de compromis.
Il y a cependant, il ne faut pas se leurrer, des facteurs personnels qui entrent en compte. Il y a les affaires du fils du président Biden en Ukraine et les multiples accusations visant Trump. Mais ce dont je suis sûr, c’est que Trump, s’il est élu, ne pourra pas gérer ce conflit en 24 heures comme il le promet.
Tout le monde est dos au mur, l’Occident, Poutine et les Ukrainiens.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne
Auteur de 56 livres
Dernier ouvrage paru « Le diplomate venu du froid – Des complots du Kremlin à la succession de Poutine » – Editions Balland, 2023
Propos recueillis par Arnaud Benedetti