Le terme d’externalités nous ramène souvent à nos cours d’économie, proches ou lointains. Pourtant ce concept du 19ème siècle – théorisé par Marshall puis repris par de nombreux économistes comme Pigou et Coase – entre aujourd’hui dans la loi et dans les débats. Les entreprises et les consommateurs sont sommés d’intégrer dans leurs décisions les conséquences sociales et environnementales de leur activité, et exposés à de nouveaux délits comme celui d’écocide. Mais comment résoudre l’équation du profit et de ces sujets qui échappent aux notions de prix ?
En économie, certains actes (de production ou consommation) exercent une influence positive ou négative sur la situation d’un autre agent, sans que cette relation ne fasse l’objet d’une compensation monétaire : c’est le cas par exemple d’une entreprise dont les déchets industriels pénalisent la pêche alentour. Ce terme d’externalités, fortement popularisé par les études sociales et environnementales et par les travaux de Carré, Malberg et Malinvaud sur le facteur résiduel, entre aujourd’hui dans le droit. Ainsi la loi Climat et résilience du 22 août 2021 – qui fait suite à la Convention citoyenne pour le climat – introduit-elle l’obligation pour les entreprises d’informer les consommateurs « des externalités environnementales des systèmes de production des biens et services » mis sur le marché. Cette obligation va de pair avec de nouveaux délits comme celui d’écocide pour des peines allant jusqu’à 10 ans de prison et 4,5 millions d’amende en cas d’atteinte irréversible à un écosystème.
Nous sommes désormais loin des aléas juridiques des contentieux intervenus, il y a près de 35 ans, sur l’amiante et ses effets gravissimes sur l’environnement et sur la santé du facteur travail.
Se pose alors un problème complexe pour les entreprises, habituées pour se financer et croître à raisonner en termes quantitatifs. Qu’est-ce qu’une externalité environnementale, sociale et quelle valeur leur attribuer ?
Environnement, société : des variables multiples qui s’entrechoquent
En effet la loi Climat et résilience précise que les modalités d’affichage des externalités seront précisées dans un décret qui, à notre connaissance, n’a toujours pas été promulgué.
Si l’émission de dioxyde de carbone (CO2) est de plus en plus mesurée et suivie, d’autres polluants comme le méthane (aux effets de serre plus puissants et moins persistants dans l’atmosphère) restent très peu observés.
La biodiversité, la qualité de l’eau et de l’air demeurent également en marge, malgré des rapports de plus en plus inquiétants à leur sujet[1].
La question est encore plus complexe pour les externalités sociales, que la loi Pacte promulguée en 2019 enjoint les sociétés à prendre « en considération ». Elles touchent des sujets inhérents à l’activité économique comme l’emploi ou la formation (une entreprise peut-elle seulement se targuer de créer de l’emploi ?) voire moraux (faut-il mieux employer une personne jeune ou âgée, homme ou femme, etc ?). Sans compter la friction fréquente des impacts sociaux et environnementaux comme le rappelle le douloureux cas du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.
Faire le choix de préserver l’environnement et la santé à long terme a pu alors paraître synonyme d’atrophie de leur économie et d’aggravation de la pauvreté.
L’équation à résoudre semble ainsi longue et appelle à des projections claires sur le long terme. De cette harmonisation méthodologique dépendent de nombreux efforts des entreprises mais aussi des banques et fonds d’investissements qui proposent encore des définitions multiples de l’ « impact ».
Estimer l’inestimable
Deuxième étape : trouver les chiffres. La question se complique. Quantifier des externalités revient à se demander ce qu’est la valeur en économie. Mais que vaut une espèce animale en voie de disparition ? La qualité de l’air ? Une société démocratique ? En économie, la valeur dite « d’usage » dépend d’un individu à un autre et ne permet pas de donner une réponse claire. La valeur dite « d’échange » varie quant à elle dans le temps : le prix d’animaux qui se raréfient ne sera-t-il pas maximal une fois ceux-ci disparus ? Comment tenir compte des dépendances entre certains habitats, espèces animales et végétales quand la disparition d’un maillon de la chaîne se répercute sur son ensemble ?
Ces approches quantitatives donnent non seulement des résultats variables, mais choquants d’un point de vue moral.
La vie d’un animal serait-elle dérisoire voire gratuite car sans intérêt pour fabriquer des objets ou des cosmétiques ?
Enfin, même pour les valeurs où une forme de consensus semble émerger comme la tonne de carbone émise[2], il est difficile de les intégrer. Si le Centre d’Analyse Stratégique estimait en 2010 que la tonne de CO2 devrait valoir environ 100 euros en 2030, son prix était de 30,5 euros en 2017 et oscille aujourd’hui entre 50 et 70 euros. Les espoirs résident peut-être dans l’harmonisation d’une comptabilité « verte », qui associerait résultats financiers et extra-financiers. Chaque société publierait ainsi ses résultats financiers à la lumière de ses impacts environnementaux, à l’instar d’un bénéfice par tonne de CO2 ou de plastique émis.
Malgré les efforts d’organismes comme le Conseil international des normes extra-financières ou la Commission européenne dans sa directive de 2022 dite « CSRD[3] », de tels projets demeurent à leur balbutiement et se heurteront nécessairement aux multiples questions évoquées ci-dessus.
Tout a un coût, et finit par se payer
Ainsi l’injonction légale pour les entreprises de prendre en compte leurs externalités ne pose ni ne résous l’équation quantitative nécessaire pour concilier les sphères économiques, sociales et environnementales. Attendre des entreprises un engagement bénévole et non quantifiable ne saurait aboutir, notamment quand celles-ci conservent des obligations financières claires envers leurs actionnaires (et envers leurs clients dans un contexte inflationniste).
Les coûts attendus du réchauffement climatique sont pourtant réels et déjà matérialisés par des épisodes de forte chaleur voire de catastrophes naturelles : perte de productivité, atteinte aux infrastructures, coûts de santé…
France Stratégie alertait en mars dernier sur les coûts déjà élevés de l’inaction face au changement climatique[4]. Le célèbre adage relatif aux externalités « Tout coûte mais ne se paie pas » semble ainsi illusoire… tout finit bien par se payer mais pas forcément aux frais de ceux qui en ont bénéficié.
Pour revenir à la fonction de production unissant capital et travail auquel vient s’adjoindre le facteur résiduel, il est clair que le débat est autant comptable que financier. Le regretté Edmond Malinvaud avait, avec tant d’années d’avance, posé cette question à l’agenda de la modernisation économique de notre pays et désormais de notre continent européen. L’exemple de la réindustrialisation chère à Agnès Pannier-Runacher et Roland Lescure montre que le coût de nettoyage des sols pollués en métaux lourds fait échouer bien des projets dont le taux de rentabilité interne était, de prime abord, assuré. Lutter contre l’artificialisation des sols et dépolluer les friches industrielles sont deux exemples vivaces des externalités négatives que plusieurs parties prenantes doivent mettre à leur agenda pour passer des ambitions à l’action opérationnelle.
Jean-Yves Archer
Économiste et membre de la Société d’Économie Politique
Mariette Munier
Consultante en stratégie
[1] A l’instar du Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services publié en 2019 par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (en anglais IPBES) sur le modèle du GIEC.
[2] Bien qu’estimée bien au-dessus par d’autres économistes, à l’instar de 220 euros la tonne par des chercheurs de Stanford en 2015. https://news.stanford.edu/2015/01/12/emissions-social-costs-011215/
[3] Corporate Sustainability Reporting Directive
[4] Accessible à https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2023-dt_cout-inaction-climatique_20_avril.pdf