La violence intègre le scénario des pays pauvres ou en voie de développement et est un débat nécessaire à la compréhension de l’histoire de l’État brésilien. À l’instar d’autres pays d’Amérique latine, les inégalités sociales élevées au Brésil sont liées à la faible représentation politique et éducative, à la récession économique, ainsi qu’à la culture chauviniste et raciste. Ces facteurs favorisent la tension sociale et la criminalité, surtout dans les grandes villes, ainsi que l’accession au pouvoir de gouvernants populistes et autoritaires. Selon nous, le Brésil connaît une période où les valeurs civilisatrices et les principes républicains sont réduits et disqualifiés au nom de la démocratie elle-même. Nous suivons ainsi l’idée selon laquelle les démocraties contemporaines ne se définissent pas par l’exclusion de la violence de la vie politique, mais par la gestion de cette dernière1. Ce texte montre que le Brésil, sous la présidence de Jair Bolsonaro (2018-2022), fait l’expérience de divers types de violences qui opèrent à différents niveaux sous la responsabilité de l’État. Nous aborderons ainsi trois dimensions de la violence : celle politique de l’État, la violence symbolique de la communication et celle physique perpétrée contre la population.
Une violence politique légitimée
Ce que nous nommons violence politique concerne les manifestations contre la Constitution et la rupture de l’équilibre des relations entre les pouvoirs de la République (Exécutif, Législatif, Judiciaire), ainsi qu’entre le gouvernement, la société et la presse. Au Brésil, cette discussion est indissociable des événements politiques marquants de la dernière décennie, qui ont favorisé la polarisation et la « brutalisation2 » du débat public.
Les Journées de juin 2013, qui ont débuté à l’initiative des étudiants qui protestaient contre l’augmentation du prix des transports en commun, ont mis en évidence le virage à droite du pays3. Ces protestations ont été rapidement investies par une partie de la classe moyenne et des groupes de droite et d’extrême droite mécontents du Parti des Travailleurs. La croisade morale de l’opération anticorruption Lava Jato menée par le juge Sergio Moro et bénéficiant du soutien des médias nourrit une atmosphère hostile à la politique institutionnelle en général et envers l’ « antipetisme » en particulier. C’est dans ce contexte que Dilma Rousseff est destituée en 2016, par un processus controversé devenu possible en raison de l’alignement de forces politiques conservatrices et des élites politiques et économiques4. La violence politique de cet acte est explicitée lorsque Bolsonaro, alors député, donne son vote à Carlos Brilhante Ustra, l’un des plus cruels tortionnaires de la dictature, en le qualifiant de « la terreur de Rousseff ».
La destitution de la Présidente catalyse les régressions sociales, politiques et économiques, de même que l’abandon du projet de construction d’une société plus juste.
En effet, l’élection de Bolsonaro en 2018 peut être lue comme la conséquence de la déformation de l’ordre démocratique prévue dans la Constitution de 19885.
L’arrivée des autoritarismes au pouvoir par la voie des urnes est symptomatique de la crise de la démocratie libérale. Au Brésil, le gouvernement actuel marque l’inversion des principes démocratiques et républicains au profit de valeurs réactionnaires et religieuses. On assiste à la dégradation du débat public, au recours à l’intimidation en tant que pratique politique et à l’émergence d’une sorte de maccarthisme qui refuse tout discours favorable aux groupes subalternes6. S’ajoutent à la liste des violences politiques promues par le gouvernement en place, la fin de la Lava Jato – et la nomination du juge Moro en tant que ministre de la Justice –, le soutien au port d’armes, le mépris envers les minorités sexuelles, raciales et ethniques, un népotisme décomplexé, des attaques envers la presse, l’Université et la science. Ces régressions se traduisent également dans le nombre de victimes de la Covid-19 au Brésil (577 000 en août 2021), en raison de l’(in)action d’un Président qui n’a pas honoré sa responsabilité face à un problème de santé publique, ce qui a conduit à l’ouverture au Sénat d’une enquête pour prévarication.
La violence symbolique et le chef d’État
Le concept de violence symbolique de Pierre Bourdieu permet de penser la circulation d’informations, d’images et de discours capables de déformer et d’agresser. Il s’agit d’une violence invisible, qui opère à travers des représentations, mais qui génère de la souffrance chez ses victimes. La culture de la politique est propice à ce mouvement.
La gouvernance de Bolsonaro semble marquée par le ressentiment7, qui est susceptible de rappeler son histoire militaire (il a été écarté de l’Armée) et politique (la médiocrité de sa prestation parlementaire durant vingt ans). Ces caractéristiques sont particulièrement visibles dans sa négligence en tant que Président, l’agressivité des paroles qu’il adresse à ses adversaires et journalistes (notamment aux femmes) et son incapacité à participer à un débat. En adoptant un comportement qui s’apparente à celui des fascistes, il renonce à l’esprit collectif pour nourrir la haine d’autrui8.
Les manifestations du Président brésilien sont violentes et encouragent la violence, car elles rompent la liturgie de la fonction de représentant.
Son discours est accompagné de symboles et démonstrations de force. De l’emblématique main levée qui imite un revolver à la non-utilisation de masque, ainsi qu’à l’incitation à participer – et à sa participation même – à des rassemblements durant la pandémie, ses actes promeuvent une information déconcertante pour la société. Ils s’opposent au comportement attendu d’un chef d’État d’une démocratie et témoignent de son manque de solidarité, qui est notamment souligné par ses déclarations sarcastiques face à la hausse du nombre de morts de la Covid-19 au Brésil.
Le pouvoir de représenter et de parler au nom de tous est attribué au Président élu, mais le discours de Bolsonaro n’inclut pas cette représentation. À la place, il s’attaque aux valeurs sociales, intimide l’opposition, défend des positions fallacieuses à propos de la démocratie et, malgré ses tergiversations, et bien que n’étant affilié à aucun parti, il réunit toutefois des supporteurs lors d’événements en vue de sa prochaine élection. Ces exemples rendent visible son mépris envers la politique, ce qui justifie la violence présente dans son discours.
La violence physique et l’autoritarisme
La violence subie par les habitants des périphéries est une préoccupation centrale au Brésil, car il s’agit là d’un problème structurel lié à l’autoritarisme historique du pays, comme l’affirme Schwarcz9. Néanmoins, ce problème est facilement instrumentalisé dans des contextes électoraux, à l’instar de la présidentielle de 2018.
La rhétorique bolsonariste a, en effet, trouvé dans la peur et la promesse de protection des « bons citoyens » des thèmes mobilisateurs des électeurs.
C’est ainsi que l’armement de la population émerge comme l’une des principales propositions défendues par Bolsonaro pour lutter contre la criminalité. Mais, si la logique du processus civilisateur théorisé par Norbert Elias voit l’État comme une façon de contenir la violence individuelle10, le bolsonarisme, a contrario, incite à la « guerre de tous contre tous11 » en tant que politique d’État. Alors que le recours à la violence dans une démocratie doit être délimité par un cadre légal, le fait que le Président de la République y incite délibérément est révélateur de l’autocratisation12 en cours au Brésil.
Des études récentes soulignent, en effet, la croissance de la violence physique sous le gouvernement actuel. L’Annuaire brésilien de sécurité publique 202113 montre que le nombre d’enregistrements d’armes à feu a doublé durant l’année dernière, tandis que les cas de morts violentes intentionnelles ont pour leur part augmenté de 4 % par rapport à 2020 (dont 78 % impliquant des armes à feu). Selon cette étude, une véritable course aux armements est en cours au pays, qui s’illustre par une augmentation de la circulation des armes entre les mains des particuliers tandis que les mécanismes de contrôles se détériorent.
Un autre point inquiétant concerne la violence policière, en particulier perpétrée contre la population noire et la jeunesse des zones défavorisées – comme les favelas –, qui sont les principales victimes de ce type de violence physique institutionnalisée qui considère cette population comme un problème de police et non de politique14.
Si « l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir15 », c’est-à-dire, quelles sont les vies qui comptent et quelles sont celles dépourvues de valeur, la « nécropolitique » semble être un concept-clé pour examiner la violence physique dans le Brésil actuel.
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En somme, nous avons abordé trois types de violences qui cohabitent au sein de l’État brésilien : la violence politique, soit l’irrespect des principes républicains et des rapports entre les pouvoirs ; la violence symbolique, exprimée dans le discours présidentiel qui détériore les relations politiques ; et la violence physique, visible dans l’inefficacité de l’État pour empêcher la mort.
Dès lors, il n’est nullement surprenant que le rapport Situation des droits humains au Brésil 202116 souligne la « rétraction progressive de l’espace de la société civile pour exprimer des demandes et défendre les droits humains » ; manifeste une préoccupation face à « la violence croissante contre les journalistes » ; et signale que « le processus historique de discrimination et d’inégalité structurelle observé au Brésil impacte également la sécurité des citoyens ». La peur de ces derniers est utilisée par le gouvernement fédéral pour défendre la libéralisation du port des armes au nom de la protection individuelle. En même temps, les actions policières sont en désaccord avec les nécessités de la population.
La violence raciale, de genre, perpétrée contre les enfants, contre les peuples autochtones ou de nature religieuse, est étroitement liée à la création de politiques publiques spécifiques, ainsi qu’à l’inclusion d’investissements en éducation et dans la lutte contre la pauvreté. Pourtant, la culture gouvernementale brésilienne en 2021 témoigne d’un manque d’investissement dans les droits humains. C’est pourquoi la violence est omniprésente.
Camila Moreira Cesar
Université Sorbonne Nouvelle
Maria Helena Weber
Université Fédérale du Rio Grande do Sul
Photo : Marcelo Chello/Shutterstock.com
- D. Merklen, « De la violence politique en démocratie », Cités, 2012, p. 57-73. ↩
- Au sens de G. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes. Paris, Hachette, 1999. ↩
- Voir B. Bringel et G. Pleyers, « Les mobilisations de 2013 au Brésil : vers une reconfiguration de la contestation », Brésil (s). Sciences humaines et sociales, 2015, p. 7-18. ↩
- Voir W. B. Lisboa et P. B. C MacDonald, « La révolte des élites au Brésil et l’ordre constitutionnel menacé », Cités, 2016, p. 137-156. ↩
- L. F. Miguel, O colapso da democracia no Brasil. Da Constituição ao golpe de 2016, São Paulo, 2019, Expressão popular. ↩
- Idem. ↩
- Voir M. R. Kehl, Ressentimento, São Paulo, Bomtempo, 2020. ↩
- O. Voirol, « Pathologies de l’espace public et agitation fasciste. Leçons de la Théorie critique », Réseaux, n° 202-203, 2017, p. 123-159. ↩
- Voir L. M. Schwarcz, Sobre o autoritarismo brasileiro, São Paulo, Companhia das Letras, 2019. ↩
- N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, (1991 (1939)). ↩
- Au sens de Thomas Hobbes. ↩
- Voir A. Lührmann et S. I. Lindberg, « A third wave of autocratization is here: what is new about it? », Democratization, n° 7, 2019, p. 1095-1113. ↩
- Disponible sur https://forumseguranca.org.br/wp-content/uploads/2021/07/anuario-2021-completo-v6-bx.pdf, accès le 31/07/2021. ↩
- Voir C. Salles, Sécurité pour qui et à quel prix ? Les Unités de Police Pacificatrice (UPP) à Rio de Janeiro dans le journal O Globo (2010-2018), Thèse de doctorat en sciences de l’information-communication, Université Sorbonne Nouvelle, 2020. ↩
- A. Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, n° 21, 2006, p. 29-60, p. 30. ↩
- Disponible sur : http://www.oas.org/pt/cidh/relatorios/pdfs/Brasil2021-pt.pdf, accès le 14/08/2021. ↩