Avec ses « lectures nietzschéennes », François-Xavier Roucaut propose une suite de plusieurs textes d’analyse croisée entre Francis Fukuyama et F. Nietzsche (voir ici la première et deuxième partie). Le thème en arrière-plan étant le livre de F. Fukuyama, « La fin de l’Histoire et le dernier homme ».
Les institutions libérales cessent d’être libérales dès qu’elles sont acquises : ensuite rien n’est plus systématiquement néfaste à la liberté que les institutions libérales. On ne sait que trop à quoi elles aboutissent : elles minent la volonté de puissance, elles érigent en système moral le nivellement des cimes et des bas-fonds, elles rendent mesquin, lâche, jouisseur – en elles, c’est l’animal grégaire qui triomphe toujours. Le libéralisme en clair, cela veut dire abêtissement grégaire.
NIETZSCHE, Crépuscule des idoles, Divagations d’un « inactuel », 1889.
En outre, aucune société libérale existante n’est fondée exclusivement sur l’isothymia; toutes doivent autoriser un certain degré de megalothymia sûre et domestiquée, même si cela va à l’encontre des principes en lesquels ils proclament leur croyance […]. En effet, tandis que les sociétés modernes ont évolué vers la démocratie, la pensée moderne est arrivée à une impasse, dans son incapacité à parvenir à un accord sur ce qui constitue l’homme et sa dignité spécifique, donc à définir les droits de l’homme. Cela ouvre la voie à une exigence hypertrophiée pour la reconnaissance de l’égalité des droits, d’un côté, et à la libération nouvelle de la megalothymia, de l’autre.
FUKUYAMA, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Les immenses guerres de l’esprit, 1992.
Bien que les orages grondent à l’horizon, l’Occident baigne, encore pour un temps, dans les eaux tièdes et placides de la « fin de l’Histoire ». Après avoir cédé à l’ivresse de la puissance, ce que Fukuyama nomme « megalothymia », avec pour point d’orgue l’orgie apocalyptique nazie, la psyché européenne s’est jurée de ne plus jamais y goûter. La chute du communisme a rendu progressivement caduque la volonté de puissance (la mégalothymie) occidentale restante, celle de la psyché américaine. Plongeant dans le tourbillon productiviste de la mondialisation, le système politique occidental a embrassé le libéralisme intégral, système supposé le plus à même d’exploiter avec efficience les ressources planétaires, qu’elles soient humaines ou matérielles.
Selon Fukuyama, le libéralisme, dans sa version américaine, est un système politique qui repose sur l’ « isothymia », l’égalité statutaire et l’autonomie propre des individus qui composent la société, enfin délivrés de tout rapport de puissance, mégalothymique, qu’il soit réciproque ou tutélaire (par opposition aux cultures européennes, restées elles empreintes d’aristocratisme, régime mégalothymique par excellence). Les individus sont donc libres de toute inféodation, qu’elle soit sociale, culturelle, ou étatique, et peuvent accorder leur plein potentiel à la création de richesses, avant tout pour leur propre profit, mais également, et ce à leur discrétion, pour celui de leur communauté. Le liant culturel, absent de l’échelon étatique, se maintient en effet au niveau inférieur, communautaire ou associatif, celui-ci étant jugé comme étant le plus naturel, mais surtout comme étant intrinsèquement inoffensif en terme de mégalothymie; puisque minoritaire et donc incapable d’exercer à terme « le despotisme de la majorité », selon les mots de Tocqueville.
Délivrés de tout socle culturel commun, de toute tradition partagée, les rapports humains ne sont donc plus administrés que par le contrat social; un contrat social débattu, de façon perpétuelle, au gré de l’évolution de la société, sous l’égide de la jurisprudence.
Et comme pour toute dynamique judicaire, qui est celle du combat mené avec les armes de la loi, ce sont les troupes les plus motivées et aguerries, en particulier celles des activistes, qui sont le plus à même de faire triompher leurs causes, avec pour conséquence la constitution d’une « tyrannie des minorités ». A cette tyrannie essentialisante, s’ajoute celle de la réglementation. La population n’étant plus régie par les lois implicites et immanentes de la tradition, elle doit l’être par celles, explicites et changeantes, de la réglementation. Réglementation, qui s’accroît au gré de la prise de contrôle étatique, et de la multiplication des revendications, jusqu’à l’absurde, selon Nietzsche : « Un vieux chinois prétendait avoir entendu dire que les empires qui touchent à leur perte ont de très nombreuses lois »1.Ainsi, comme l’affirme Fukuyama, citant Nietzsche, le système politique libéral est par essence « le plus froid des monstres froids », puisqu’il se défait de toute incarnation culturelle propre. Il incarne de fait « la mort des peuples », en constituant « une dérogation aux coutumes et aux lois », une transgression de leur « langage du bien et du mal naturel ». Un monstre qui suspend de surcroît au-dessus de ses sujets « un glaive et cent appétits »2, puisque son existence se réduit à celle d’un pourvoyeur de règlements, impérieux et enjeux des luttes sociétales.
Puisqu’il n’a pas de culture propre, et qu’il doit rendre possible la cohabitation de toutes ces appartenances culturelles disparates et concurrentes qui le composent, l’état libéral doit sacraliser les valeurs de pacification, dont la pierre de touche est comme l’affirme Fukuyama, « la tolérance ». « Liberté, Égalité, Tolérance », telle est finalement la devise libérale, lorsque l’universalisme républicain choisit lui pour clore le triptyque, la fraternité. Ici réside effectivement l’antagonisme fondamental entre ces deux modèles démocratiques, la fraternité impliquant des liens d’identification et d’appartenance entre les concitoyens (dans la lignée de la démocratie athénienne), donc une homogénéisation culturelle, alors que la tolérance est un mécanisme d’inhibition de l’aversion résultant de la confrontation avec une différenciation culturelle, qui est ici revendiquée. La tolérance, qui est donc la vertu cardinale de la psyché libérale, se doit par-dessus tout d’être omniprésente, d’être un « glaive » suspendu au-dessus des citoyens, afin de ménager les fragiles équilibres culturels, en l’absence de la régulation sociale spontanée qu’offre la tradition. Elle implique, par exemple, l’interdiction d’émettre envers autrui tout jugement ou commentaire qui serait à risque de rompre le contrat de non-agression que promeut l’état libéral. Elle commande, à l’inverse, de faire preuve d’ouverture et de valoriser l’altérité, afin de s’éloigner au plus du risque de conflit. Ce qui, poussé au mécanique ou à l’absurde, donne le « politiquement correct », ce tic moral des libéraux.
Par ailleurs le système libéral, comme le développe Fukuyama, doit pour asseoir son principe fondateur, l’isothymie, défaire les structures mégalothymiques traditionnelles, principalement : la hiérarchie sociale, la religion d’état et la conscience nationale. L’atavisme aristocratique de l’organisation sociale des cultures européennes, avec sa hiérarchie, ses notables et ses clients, a été d’emblée aboli sur le continent nord-américain, sur lequel comme le dit Tocqueville, les Américains sont « nés égaux au lieu de le devenir », et interagissent entre eux sur le mode contractuel.
La religion a ensuite perdu sa dimension étatique, se résumant même désormais à un acte de foi intime et individualiste.
Ce qui est une négation de sa raison d’être, puisque comme le développait déjà Cicéron, dont l’utilisation du terme est la plus ancienne recensée, la religio est à l’origine une sacralisation du devoir de piété envers les dieux de la cité et les aînés, donc un phénomène avant tout communautaire; ce qu’elle reste dans le fond, quels qu’en aient été les développements ultérieurs. Le sentiment national est enfin devenu à son tour une affaire individuelle; un sentiment de surcroît teinté désormais négativement, pour le rendre aversif, à grands renforts de procès en racisme et en colonialisme. Les deux piliers de la structuration culturelle, le temporel et le spirituel, se sont donc effondrés sous la force du Samson libéral.
La conscience libérale doit être en somme indifférente, tolérante, et empreinte de pacification. Elle constitue ainsi un espace culturellement neutre et ouvert, propice à l’uniformisation et à l’exportation. Ces vertus libérales rejoignent par voie de conséquence les intérêts du commerce mondialisé, qui les promeut activement, selon Nietzsche : « les hommes d’affaires […] ont impérieusement besoin de réclamer l’uniformisation des caractères et des concepts de valeur; le commerce et les échanges mondiaux de toute sorte imposent la vertu, l’achètent en quelque sorte »3.
Porté par le contexte de la « fin de l’Histoire », le système politique libéral a donc décrété l’abolition de la volonté de puissance, de la mégalothymie, des nations occidentales afin de préserver l’humanité de tout conflit futur, et de lever les entraves au doux commerce. Le libéralisme, hégémonique sur le plan économique, s’est aussi déclaré triomphant sur le plan sociétal, avec la prétention d’être le seul régime politique en capacité d’assurer la paix entre les cultures. L’isothymie libérale sert donc de patron réflexif à un mouvement intellectuel qui s’est donné la mission prométhéenne d’empêcher tous les conflits identitaires, urbi et orbi. Cette isothymie, érigée en absolu, implique donc la fin des rapports de hiérarchie entre les cultures : les cultures allochtones se trouvent créditées des mêmes droits de cité que les autochtones, les appartenances minoritaires de la même représentativité que les majoritaires, et les populations migrantes des mêmes droits à la terre que les populations en place; égalité et même davantage, via la discrimination positive, qui réinstaure les privilèges aux bénéfices des populations visées par les mesures de compensation.
De surcroît, ce mouvement intellectuel libéral, qui aspire à la neutralité culturelle, se détache par voie de conséquence de son alma materoccidentale, et tombe ainsi dans l’abstraction et la désincarnation.
C’était justement la critique de Nietzsche, au sujet des philosophes grecques post-socratiques, Platon le premier, coupables selon lui d’avoir éteint la virtù de la civilisation hellène, incarnée par leurs célèbres adversaires, les sophistes (« cette civilisation mérite d’être baptisée du nom de ses maîtres, les sophistes »4) : « On ne saurait assez sévèrement insister sur ce fait que les grands philosophes grecs représentent la décadence de toutes les facultés grecques, et la rendent contagieuse… A force de rendre la vertu complétement abstraite on était gravement tenté de s’abstraire soi-même, c’est-à-dire de s’arracher à toute communauté »5. Cet intellectualisme libéral, qui imprègne les organisations internationales, impose donc un projet sociétal mondialisé, terrain de jeu des milieux d’affaires américains, dans une alliance mortifère, qui était annoncée de façon prémonitoire par Nietzsche : « Danger effroyable : que la politique d’affaires américaine et la civilisation inconsistante des intellectuels viennent à s’unir »6. Pour pasticher Chesterton, le monde moderne est donc désormais plein de valeurs libérales devenues folles.
L’Occident vit donc la mondialisation comme un grand moment de pacification isothymique. À l’exact inverse de la Chine éternelle (« la mentalité chinoise est le monument le plus significatif de l’esprit de durée »7), qui renoue avec une mégalothymie belliqueuse, armée d’une patience toute confucéenne; une ascension mégalothymique, menée jusqu’à ces dernières années mezza voce, en revendiquant modestement son « droit à la croissance ». Désormais, il est clair que le multilatéralisme défendu par cette puissance désormais portée à l’hégémonie, n’était qu’une contestation des pouvoirs en place, et ses promesses de paix, un discours convenu destiné à endormir la vigilance des puissances occidentales, pour lesquelles le conflit devait rester une barbarie du passé. Nietzsche nous avertissait pourtant : « À tout le moins, un peuple pourrait tout aussi légitimement affirmer comme un droit son besoin de conquête, son désir d’acquérir la puissance, soit par les armes, soit par le commerce, les relations extérieures ou la colonisation – parler « d’un droit à la croissance ». Une société qui, pour satisfaire son instinct, répudie définitivement la guerre et la conquête, est en décadence; elle est mûre pour la démocratie et le gouvernement mercantile… Dans la plupart des cas, il est vrai, les assurances de paix ne sont que des stupéfiants »8. Les menaces d’Anschluss sur Taïwan rendent désormais explicite l’évolution de la Chine vers un modèle de national-socialisme, en l’occurrence proprement mégalothymique, et porteur des conflits de demain.
Si le libéralisme économique permet une productivité sans entrave étatique, guidée par le seul appât du gain (selon la quintessentielle devise « greed is good »), le libéralisme sociétal permet donc de son côté de libérer l’individu de ses grégarismes. Cela offre la constitution d’une alliance isothymique des meilleurs pour ce qui est de l’élite. Et cela permet aussi une exploitation désormais assumée de la main d’œuvre étrangère, cette élite étant délivrée de tout impératif de patronage mégalothymique envers ses propres classes moyennes ou défavorisées. Le tout étant de lubrifier au mieux les rouages de la vaste machinerie économique, et de remplir ainsi la grande promesse des utilitaristes, celle d’une création de richesses maximisée pour le plus grand nombre; mais ce à l’échelle mondiale, et indifféremment du sort des classes moyennes occidentales, qui estiment en ressortir finalement perdantes.
La mégalothymie individualiste peut donc s’épanouir au sein du village monde, stimulée par une liberté d’entreprendre et des perspectives de puissance jamais entrevues jusqu’alors. Ainsi, les talents particuliers ont vu leur pouvoir grandir en dehors de toute contingence collective. Ils se sont fait d’ailleurs les chantres de ce libéralisme triomphant, qui leur offre une puissance inédite, passée en prime au vernis de l’humanisme libéral.
Conquérir Mars, faire naître l’intelligence artificielle, vaincre la mort; ces défis titanesques sont désormais, dans la sphère occidentale, l’apanage des nouveaux Crésus, et non plus celui des états. « Seul Zeus est libre » écrivait Eschyle, aujourd’hui, seul Elon Musk l’est.
La volonté de puissance individualiste autorisée, en cette période de la « fin de l’Histoire », est donc toute entière individuelle et mercantile. La dimension collective de cette pulsion individualiste, l’idée selon laquelle un être puisse retrouver son intérêt particulier dans une mutualisation qui le dépasse, est morte avec l’idée de nation (ou de religion d’état). Elle n’existe plus qu’à l’échelon inférieur, communautaire, jugé à tort inoffensif pour ce qui est des enjeux de puissance. Les appartenances culturelles minoritaires ont donc toute licence de vivre l’ivresse de la mégalothymie, via la lutte pour leurs droits particuliers, et s’en retrouvent structurées. La volonté de puissance de la majorité est en revanche en déshérence. Cette pulsion mégalothymique collective, ne reposant plus sur aucun socle sociétal (qu’il soit national ou religieux) se délite, et régresse à des sentiments d’appartenance archaïques, se fragmente en îlots de communautés, voire se retrouve réduite à l’échelle atomique, celle de l’individu isolé, lequel ayant perdu toute foi dans la collectivité, se tourne vers le survivalisme pour assurer sa pérennité. Par ailleurs, les gouvernements libéraux se refusant désormais à incarner la mégalothymie de la majorité, celle-ci se sent trahie et abandonnée par ses institutions. Et dans le climat anxiogène actuel, d’une ère de la « fin de l’Histoire » qui touche à son terme, et qui n’a pas tenu ses promesses impossibles de paix et de prospérité pour tous, cette majorité se cherche avidement une nouvelle forme d’autorité, comme l’avançait Nietzsche : « Les classes dirigeantes pourries ont gâté l’image du maître […]. L’incertitude finit par devenir telle que les hommes se prosternent dans la poussière devant n’importe quelle énergie qui commande »9.Les démagogues, ces « énergies qui commandent », prospèrent donc sur ce terreau fertile, jouant avec les frustrations, et portant à l’incandescence cette mégalothymie tant méprisée par les institutions libérales. De ce lisier sociétal, va ainsi germer et croître cette figure emblématique du populisme contemporain qu’est Donald Trump : « La recette pour faire ce que la masse appelle un grand homme est facile à donner […]. Que cet homme volontaire ait au demeurant toutes les qualités de la masse : moins elle aura honte devant lui, plus il sera populaire. Qu’ainsi donc il soit brutal, envieux, exploiteur, intriguant, flatteur, rampant, bouffi d’orgueil, le tout selon les circonstances »10.
La confiance dans les institutions étant démonétisée, chaque individu s’approprie les expertises. Le manque de compétence et l’enflure d’un ego qui ne croit plus en la hiérarchie, l’offre pléthorique d’informations sur le net, tout autant que les campagnes de désinformation, provoquent un effroyable relativisme du savoir. Les réseaux sociaux structurent et servent de caisse de résonnance à cette gigantesque cacophonie. Et la défiance envers les élites confine in fine à la paranoïa. Par ailleurs, la dynamique d’abolition de la volonté de puissance qui travaille nos sociétés contemporaines impose chez certains contraintes et frustrations, générant en réaction des démonstrations pulsionnelles de puissance. Ces rancœurs et sentiments de spoliation façonnent la megalothymie trumpiste, qui est celle de l’individu, en dissidence avec les institutions, qui revendique sa toute-puissance : tout savoir, tout comprendre, résister à tout, être capable de tout; il est selon les mots de Protagoras, mais dans un sens perverti, désormais en lui-même la mesure de toute chose.
Il était par conséquent inévitable que ce mouvement individualiste, pulsionnel et rebelle, naisse aux États-Unis d’Amérique, patrie du libéralisme, et contrée mégalothymique, où la volonté de puissance individualiste a toujours été la plus exaltée et la plus individualisée, constituant le fondement même de la révolution américaine. La « liberté » chérie par le trumpisme est donc celle de l’individu, frustré de la puissance collective, et galvanisé par une mégalothymie individuelle totalement débridée, comme le développait Nietzsche : « Le désir le plus redoutable et le plus profond de l’homme, son besoin de puissance – c’est ce qu’on appelle la « liberté » – est celui qu’il faut le plus longtemps tenir en bride. C’est pourquoi la morale […] a été préoccupée de tenir en bride le besoin de puissance; […] en glorifiant la prévoyance sociale et le patriotisme, elle souligne l’importance de l’instinct de puissance du troupeau »11.
Ainsi, le trumpiste est tel un taureau qui ne supporte pas d’être entravé par le carcan de la raison, et qui cherche à ruer, à défouler ses frustrations et son besoin de puissance en guettant les chiffons rouges.
Un taureau qui n’en cherche pas moins son troupeau et son bouvier, à l’image de cette foule chaotique et bigarrée qui a envahi le Capitole, animée d’un besoin halluciné de collectif, dans une démonstration d’amour pour « son grand homme ». En somme, le libéralisme contemporain en abolissant « la prévoyance sociale et le patriotisme », a détruit les supports « de l’instinct de puissance du troupeau ». Ainsi l’anomie individualiste rode et s’étend.
Orphelin de « l’instinct de puissance du troupeau », et détaché de tout socle culturel, de toute fraternité, de toute hiérarchie, le dèmos dégénère fatalement en okhlos, et la démocratie sombre dans cette ochlocratie qu’est le trumpisme, faisant le lit d’une future tyrannie (ambition dont Donald Trump ne fait guère secret). Et ce, sans retour possible, si l’on se fie à la théorie fataliste des cycles, portée de Polybe à Nietzsche : « Aux conservateurs, en confidence. Ce que l’on ne savait pas autrefois, ce que l’on sait maintenant, ou devrait du moins savoir, c’est qu’une régression, un retour en arrière, quels qu’en soient le sens et le degré, n’est absolument pas concevable. Nous autres, physiologistes, nous savons au moins cela […]. Rien n’y fait : il faut aller de l’avant, je veux dire avancer pas à pas dans la décadence (c’est là ma définition du « progrès » moderne). On peut gêner cette évolution, et, en la gênant, endiguer la dégénérescence, l’accumuler, la rendre plus véhémente et plus brutale : on ne peut rien de plus »12. Pour Nietzsche, théoricien d’une organicité de l’existence, « physiologiste », tout est croissance et déclin, grandeur et décadence : les plantes, les hommes, les civilisations, toute vitalité ne se mesure qu’à l’aune de sa volonté de puissance; laquelle comme toute pulsion vitale tend, avec le temps, mais surtout en l’absence de stimulation, à péricliter.
Pour conclure, revenons aux deux citations du préambule. Les institutions libérales, en rompant avec toute pulsion mégalothymique, génèrent donc un état sans culture, une société sans âme, animée par le seul matérialisme consumériste : l’« abêtissement grégaire » que dénonce Nietzsche. Refusant par essence d’imposer une tradition partagée, ces institutions libérales se doivent d’être impérieuses en terme de morale, devenant finalement liberticides aux yeux de la population : elles « cessent d’être libérales ». En outre, l’isothymie libérale, qui provoque le « nivellement des cimes et des bas-fonds », suscite une nouvelle forme d’égalitarisme technocratique. Sur le plan conceptuel, l’absence d’une mégalothymie institutionnalisée conduit, selon Fukuyama, à « une impasse de la pensée moderne », à cette incapacité structurelle pour l’état libéral d’imposer une norme et de fixer des hiérarchies, en somme de « définir les droits de l’homme », et en creux ses devoirs. Sur le plan du réel, l’ « isothymia » n’étant désormais plus contrebalancée par une « megalothymia sûre et domestiquée », du fait de la dynamique de la « fin de l’Histoire », ère de l’abolition de la volonté de puissance in extenso, cela conduit à « l’hypertophie pour la reconnaissance de l’égalité des droits » que porte le wokisme. Mais aussi à l’échappement d’une nouvelle forme de mégalothymie, celle-ci chaotique et individuelle, cette « libération nouvelle de la megalothymia » qu’est le trumpisme.
« Fin de l’Histoire et dernier homme », triomphe de l’isothymie technocratique et éruption de la mégalothymieplébéienne, wokisme et trumpisme, tous ces phénomènes qui croissent au cœur des civilisations occidentales sont l’aboutissement du déclin, que Nietzsche dénonçait déjà en son temps, d’une éthique qui est au cœur de son être et de sa philosophie : l’éthique aristocratique.
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal
- La volonté de puissance, 1883-1888 (XVI, §745). ↩
- Ainsi parlait Zarathoustra, 1883. ↩
- La volonté de puissance, P.A. 1887 (Xv, §315). ↩
- Aurore, Livre III, §168, 1881. ↩
- La volonté de puissance, III-VI 1888 (xv, §428) ↩
- La volonté de puissance, A. 1872 – H. 1872/73 (x, p.113, §25, dernier alinéa). ↩
- La volonté de puissance, 1881-1882 (XII, 1èrepartie, § 442). ↩
- La volonté de puissance, III-VI 1888 (XVI, § 728). ↩
- La volonté de puissance, 1884 (XVI, §750). ↩
- Humain, trop humain, Coup d’œil sur l’état, 1878. ↩
- La volonté de puissance , 1886-87 (XVI, §270). ↩
- Crépuscule des idoles, Divagations d’un « inactuel », 1889. ↩