« La culture est simplement une façon partagée de faire quelque chose avec passion » Brian Cheesy, co-fondateur et PDG.
Une affaire juridique assez singulière a dernièrement attiré l’attention en France mais a fait également parler d’elle hors des frontières. La cause de cette émotion ? Un salarié a été licencié pour ne pas avoir été… « fun au travail ».
L’affaire, datant de 2015, fut de longue haleine puisqu’elle ne nécessita pas moins de neuf ans de procédures, un passage aux Prud’hommes, devant deux Cours d’appel (initiale puis de renvoi), et la saisine de la Cour de cassation pour que cette dernière, le 30 janvier 2024, donne finalement gain de cause au salarié (Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 9 novembre 2022, 21-15.208).
Quelques rappels pour comprendre l’affaire en question :
- Un cabinet de Conseils a procédé au licenciement pour insuffisance professionnelle, absence d’intégration aux valeurs « fun & pro » de l’entreprise et pour désaccord sur les méthodes de management des associés et les critiques de leur décision, d’un salarié recruté en 2011 en tant que consultant sénior.
- Le salarié, qui avait été promu quelques mois avant directeur dans ce cabinet, a justifié sa prise de position par le fait que « cette intégration se traduisait notamment par la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine générant fréquemment une alcoolisation excessive encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d’alcool, et par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages. »
- Après plusieurs retournement de situation, la Cour d’appel de renvoi, conformément à l’arrêt de la Cour de cassation, a rendu une décision le 30 janvier 2024 donnant ainsi gain de cause au salarié au motif que « Le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement ».
Une indemnisation de 460 000 € devra donc être versée au salarié par le cabinet, notamment pour compenser la longueur de la procédure et car il s’agit d’une annulation pure et simple du licenciement.
Outre le caractère rocambolesque de l’affaire, cela pose une question autrement plus profonde sur les pratiques en entreprise et, de façon plus générale, sur ce qui est attendu d’un salarié.
La culture d’entreprise : enjeux et contours
Également appelée culture organisationnelle, la culture d’entreprise est un ensemble de valeurs, de croyances, de normes et de comportements qui caractérisent une entreprise. C’est ce qui donne à celle-ci sa personnalité unique et ce qui détermine à la fois l’interaction entre les salariés mais aussi la façon dont elle est perçue à l’extérieur.
Selon le modèle des valeurs concurrentes, il existe quatre cultures d’entreprise dominantes :
- la culture de clan (ou de la collaboration) : participation, travail en équipe et consensus y sont valorisés avant tout. Collaboration et égalité sont mis au premier plan comme chez Google ,
- la culture d’Adhocratie (ou culture de l’innovation) : principe du « aller vite et casser des choses », prendre des risques, être innovant, à l’image de Apple ;
- la culture de marché (ou culture de la performance) : culture qui prédomine aujourd’hui. Les salariés sont poussés à leur limite mais sont récompensés par des primes et avantages divers. Seuls objectifs et résultats comptent, comme chez Amazon ;
- la culture hiérarchique : procédure qui s’en tient à la structure de l’entreprise, à ses niveaux hiérarchiques tout en encourageant à « bien faire les choses ». Décourageant les idées créatives, la productivité peut alors chuter brusquement. Cette culture se rencontre dans les entreprises de commerce électronique ou encore dans les écoles militaires.
La culture d’entreprise joue un rôle crucial dans la détermination de la réussite des groupes et des entreprises.
Créer une bonne culture d’entreprise est essentiel pour attirer et fidéliser les meilleurs talents. Cela permettra de stimuler une équipe solide et cohésive, capable de faire face aux défis et d’en sortir plus forte.
Correspondant à la fois à l’ADN de l’entreprise, mais aussi aux valeurs de ses rouages, à savoir de ses salariés, il en ressort que chaque organisation a sa culture idiosyncratique… et il serait bon de ne pas s’arrêter aux deux premières syllabes.
Quand la culture d’entreprise navigue entre jeu de rôles et jeu de puissance
Les statistiques sur la culture d’entreprise montrent que ce sont les managers qui déterminent la qualité de la culture d’une entreprise. Comme dit précédemment, il n’y a donc pas « une » mais « des » cultures d’entreprise, cette dernière étant intrinsèque à l’entreprise et à ses acteurs. Il s’agit donc d’une vision collective qui doit correspondre à une adhésion spontanée.
Et c’est là que le bât peut blesser. Dans l’affaire qui nous a servi de point de départ, la culture d’entreprise est présentée comme la philosophie de vie, le mode de fonctionnement du cabinet, mais aussi comme la trame qui doit être adoptée dans leur façon d’être par les employés.
La culture d’entreprise d’une société correspond à sa personnalité. Il s’agit de l’ensemble de valeurs, de croyances, de comportements, de coutumes et d’attitudes qui résument l’identité de l’entreprise.
Elle se construit sur l’adhésion de tous, la croyance en ces derniers et leur partage entre salariés.
Comme l’expression « Faire nation », il y a désormais « Faire entreprise », et l’affaire citée en introduction incite à se poser quelques questions sur l’équilibre à trouver entre le collectif et l’individuel. Ce salarié a été licencié pour différents motifs dont un mis tout particulièrement en avant : le « désalignement culturel » vis-à-vis des valeurs « fun and pro » prônées par l’entreprise.
Doit-on donc complétement faire corps avec les pratiques d’une entreprise ? Doit-on donc s’oublier au profit des objectifs fixés par une société ? N’y a-t-il pas de place pour une sensibilité différente sur certains sujets ?
Exprimer un désaccord sur les rituels de l’entreprise, ne pas consentir à y participer semble être assimiler à une trahison.
Ne pas vouloir participer à un pot hebdomadaire c’est faire sécession, c’est se mettre hors-jeu.
Le « vivre ensemble » ne s’appliquerait donc qu’au niveau démocratique et non au sein de son établissement. Si les résultats sont présents, si la compétence de la personne est avérée, si son comportement est objectivement irréprochable, doit-on en déduire que l’alignement avec les valeurs d’une entreprise devient un critère de recrutement prioritaire ?
Lorsqu’il s’agit de principes fondamentaux comme la raison d’être d’une entité (par exemple le soin porté à l’autre pour l’humanitaire, l’intérêt pour l’environnement pour les EpE (Entreprises pour l’environnement) ou encore l’intérêt pour les nouvelles technologies dans une entreprise innovante) cela se comprend, mais qu’en est-il des valeurs personnelles, des philosophies de vie ? Doivent-elles également fusionner avec celles de son entreprise ?
Jouer franc jeu ou, au contraire, se risquer au jeu de dupes …. En matière de culture d’entreprise, il va falloir jouer serré !
La culture d’une entreprise est le fruit d’une histoire, d’une communauté de pensée, et elle est souvent perçue comme l’âme de l’entreprise. Inculquer les objectifs de cette culture permet de s’assurer que tout le monde travaille dans la même direction, créant ainsi un environnement de travail solide et pérenne. Les valeurs clés d’une culture d’entreprise sont les croyances fondamentales qui guident les actions et les comportements des employés.
De la tenue à adopter aux méthodes de travail, en passant par l’éthique, la façon de communiquer (tutoiement ou voussoiement) ou encore la responsabilité sociale, ces valeurs guident les actions et les comportements des employés. Il s’agit donc de veiller à ce qu’elles soient mises en pratique au quotidien, et à ce titre sont communiquées dès leur entrée aux nouveaux collaborateurs. Mais jusqu’à quel point cette adhésion est-elle nécessaire ?
« Séminaires et pots de fin de semaine générant fréquemment une alcoolisation excessive encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d’alcool, et par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages » … Voici l’argument sur lequel le salarié s’est appuyé, ce qui a donné lieu à un arrêt en sa faveur par la Cour de cassation.
Si maintenant, il faut se saouler et laisser la place à ses plus bas instincts pour garder sa place… J’avoue ne pas savoir si cela va ouvrir de nombreuses possibilités d’embauche ou au contraire entrainer une pénurie de candidatures…
Confiance et respect mutuel, liens forts et communauté de vues forment les fondements d’une culture d’entreprise inclusive et motivante.
Dans ces conditions, pour le cabinet parisien, ce ne fut pas de pot, si je puis dire, sauf à penser au pot de départ.
La Cour de cassation rappelle donc qu’il y a un équilibre à trouver entre le collectif et l’individuel, entre la culture d’entreprise et celle du salarié, entre la liberté de s’exprimer et la cohésion du groupe, avec en filigrane, la réussite de tous et l’engagement de chacun(e).
Bref, comme le précisait Henry Ford : « Se réunir est un début, rester ensemble est un progrès, travailler ensemble est la réussite ».
Floriane Zagar
Enseignante à l’Université Paris-Est-Créteil – UPEC