François-Xavier Roucaut analyse, pour la Revue Politique et Parlementaire, les nouvelles dimensions de l’espace politique français. Nous publions aujourd’hui la troisième partie « Assonances et dissonances entre l’Etat libéral et l’Etat-nation.
En Angleterre, on s’émerveille du libéralisme que produit le plus parfait prosaïsme en matière de morale : Spencer, Stuart, Mill. Mais en définitive, on ne fait que formuler ses sentiments moraux […].
Il ne faut pas oublier qu’une fois déjà les Anglais, par le fait de leur profonde médiocrité, ont provoqué une dépression générale de l’esprit en Europe : ce qu’on appelle les « idées modernes », ou « les idées du XVIIIe siècle », ou encore « les idées françaises », tout ce contre quoi l’esprit allemand s’est levé avec un profond dégoût, tout cela est incontestablement d’origine anglaise. Les Français ne furent que les singes et les comédiens de ces idées, comme ils en furent les meilleurs soldats et malheureusement aussi les premières et les plus complètes victimes : car sous l’effet de la maudite anglomanie des « idées modernes », l’âme française a fini par s’amincir et s’émacier au point qu’aujourd’hui ses XVIe et XVIIe siècles, son énergie profonde et ardente, la distinction raffinée de ses créations ne sont plus qu’un souvenir à peine croyable. Mais, contre la mode d’aujourd’hui et contre les apparences, il faut défendre cette proposition qui est de simple honnêteté historique et n’en pas démordre : tout ce que l’Europe a connu de noblesse – noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous sens élevés du mot – tout cela est l’œuvre et la création propre de la France ; et la vulgarité européenne, la médiocrité plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre.
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Peuples et patries.
L’État libéral nord-américain a donc phagocyté l’État-nation français, imposant sa grille de lecture, qui se superpose à celle qui structurait auparavant la vie politique française.
L’État-nation s’était agencé sur un duopole droite/gauche, avec un centre pivot, permettant une alternance. L’État libéral, qui règne aujourd’hui au Canada et aux États-Unis, et qui constitue probablement l’horizon de l’Union européenne, s’est érigé lui en monopole, constituant un bloc central et élitaire, qui doit composer et donner des gages, sur sa gauche, aux radicaux de l’égalitarisme sociétal, les wokistes ; et qui doit affronter, sur sa droite, une réaction populiste, qu’elle prenne une forme libertarienne (en révolte contre l’étatisme), pour ce qui est du Canada, ou une forme illibérale (en révolte contre le libéralisme), pour ce qui est des États-Unis. Cet État libéral constitue la dernière utopie politique du XXe siècle, sise sur les ruines des deux grandes idéologies qui l’ont précédé, l’État socialiste et l’État fasciste. À la suite d’un communisme, « qui sera le genre humain », ou d’un troisième Reich appelé « à durer mille ans », l’État libéral se voit donc à son tour comme une téléologie, l’ultime forme de l’organisation humaine, celle de la « Fin de l’Histoire » et de la globalisation.
Cet État libéral tient aujourd’hui le sceptre de l’hégémonie culturelle, et imprègne idéologiquement les sphères dirigeantes, qu’elles soient académiques, artistiques, industrielles ou politiques.
L’État libéral, d’essence anglo-saxonne, s’inscrit dans une tout autre géométrie politique que l’État-nation français ; concernant les abscisses du clivage égalitaire/hiérarchique, ils se placent d’ailleurs dans une configuration exactement inverse. Sur l’axe économique, l’État libéral se situe dans le pôle individualiste et compétitif, là où l’État-nation français, même dans sa version de droite, restait habité par un sur-moi collectiviste et égalitariste. En revanche, l’État libéral est passionnément égalitaire sur l’axe sociétal, engendrant par là même ce nouveau gauchisme qui porte le nom de wokisme, là où l’État-nation français, même dans sa version de gauche, conservait l’atavisme monarchique du culte du statut ; une culture de la « noblesse », comme le voyait si justement le très francophile Nietzsche, incarnée en dernier lieu par l’excellence républicaine. Par extension, sur une dernière abscisse égalitaire/hiérarchique, celle du rapport de force entre les différentes cultures, l’État libéral est là encore obsessionnellement égalitaire, combattant ardemment la domination des phénomènes majoritaires et normatifs, prônant ainsi le fédéralisme, à l’extérieur de ses frontières, et le multiculturalisme, à l’intérieur ; à l’inverse d’un État-nation français, souverainiste à l’extérieur de ses frontières, et jacobin à l’intérieur, plaçant l’intérêt supérieur de la nation, et l’allégeance à la communauté nationale, au-dessus de toute autre considération. Sur l’ordonnée de l’entropie sociétale, le degré de liberté accordé à l’individu, l’État libéral tend vers l’infini, en posant les droits individuels en absolu, loin d’un État-nation français qui se situe lui plutôt proche de l’origine, prônant un équilibre entre l’affirmation des droits individuels dans la sphère privée, et la nécessité du conformisme social dans l’agora. L’État libéral se superpose en revanche à l’État-nation français sur une dernière ordonnée, celle du degré de contrôle accordé à l’État. En effet, l’État libéral est également fortement étatiste, en tant que garant autoritaire du bien-être, de l’épanouissement personnel, et de la sécurité de l’individu ; en somme d’une vision très extensive et individualiste du droit inaliénable de chacun « à la préservation de la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ».
La superposition de ces deux espaces politiques entraine en conséquence des zones de fusion, et d’autres de frictions.
L’État libéral partage avec la gauche « la passion pour l’égalité » (mais celle des statuts et non celle des ressources, comme le développait déjà Tocqueville) et l’attente d’un état omnipotent, responsable ici non plus d’administrer l’économie, mais la société. Il s’adonne aussi à l’opium des lendemains qui chantent, au progressisme, ici diversitaire, inclusif, et équitable. Il partage avec le centre, un humanisme universaliste et désincarné, ainsi que la fascination pour la rationalité et la technocratie, conséquences de la philosophie utilitariste qui le fonde. Il partage enfin avec la droite libérale, l’individualisme et le besoin existentiel de croissance et de productivité, et avec la droite gaulliste, un penchant autoritaire, imposant une exigence d’obéissance et de probité (vis-à-vis de son propre référentiel moral) à ses citoyens. Il entre en revanche tout autant en dissonance avec ces reliquats de l’État-nation. Son productivisme et son apologie du travail irritent une gauche en lutte perpétuelle contre le labeur. De surcroît, son obsession pour l’égalitarisme sociétal apparaît aux yeux de cette dernière comme une manœuvre de diversion, utilisée par le capital pour s’offrir une vertu à peu de frais, et détourner dans le champ de la sociologie les flots passionnels qui alimentaient autrefois les luttes économiques. Son individualisme et son haut degré d’entropie sociétale perturbent un centrisme attaché à un monisme sociétal, à l’idée d’une communauté une et tressée de rigides et solides liens d’identification et d’interdépendance. Enfin, son étatisme frustre la droite libérale, tout autant que son tropisme communautariste et fédéraliste, épouvante la droite gaulliste.
Cet État libéral, issu de la graine « du libéralisme que produit le plus parfait prosaïsme en matière de morale » de l’Angleterre victorienne, qui a germé et crû en terre américaine, a trouvé en France sa meilleure greffe européenne.
Probablement sous l’effet d’une « américanomanie », symptôme de la fascination parfois morbide qu’entretiennent les Français envers la puissance, qui a remplacé « l’anglomanie » d’autrefois. Les Français sont donc à nouveau « les singes et les comédiens de ces idées, comme ils en furent les meilleurs soldats et malheureusement aussi les premières et les plus complètes victimes » s’appropriant, de gauche à droite, ces « idées modernes » que sont les postulats du libéralisme nord-américain. Une « troisième gauche », « comédienne » du wokisme, s’est avidement appropriée l’égalitarisme sociétal, y voyant là une « idée française », fille de la french theory ; alors que cette « passion pour l’égalité », prosaïque et scientificisée, et typiquement américaine, est surtout une radicalisation de l’axiome égalitaire de la morale anglo-américaine. Le centre est fasciné par le technocratisme libéral, s’y enrôlant comme son « meilleur soldat », y voyant là une réminiscence du saint-simonisme ; alors que ce technocratisme est avant tout le produit du développement bureaucratique de la doctrine utilitariste britannique. Enfin, la droite libérale s’est elle aussi convertie au libéralisme nord-américain, séduite par la formidable puissance économique de la globalisation, et son titanesque potentiel de réussite individuelle, y voyant là une sorte de bonapartisme entrepreneurial ; une droite qui « singe » donc désormais la culture d’entreprise nord-américaine (en particulier celle des startups), à coup d’anglicismes, de bienveillance instrumentale et de psychologie positive.
Cette hybridation des lectures politiques hexagonales, qui voit se superposer l’ancien monde de l’État-nation, au nouveau de l’État libéral, a pulvérisé la continuité de l’espace politique français, en autant de variables discrètes qui s’agrègent et se désagrègent au gré des circonstances. Et ce, pour le plus grand bénéfice de l’en-même-tempisme de ce grand transformiste de la politique qu’est Emmanuel Macron ; un Ulysse qui a su faire pénétrer le cheval de Troie de l’État libéral au cœur de cette forteresse, tombée désormais en décrépitude, qu’était alors l’État-nation français.
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal