Petit pays enclavé au milieu de puissants voisins ne dissimulant en rien leurs intentions hostiles à son égard, l’Arménie vit désormais sous une menace existentielle majeure : sa disparition pure et simple en tant que Nation. Après sa douloureuse défaite dans le Haut-Karabagh en octobre 2020, le pays a été attaqué sur son propre territoire par l’Azerbaïdjan en septembre 2022. Alors que l’Europe a les yeux tournés vers l’Ukraine, et qu’elle se félicite de pouvoir bénéficier du gaz azerbaïdjanais, force est d’admettre qu’une certaine indifférence a accompagné les bombardements azéris, juste altérée par la médiatisation d’actes de torture insoutenables sur des soldats arméniens faits prisonniers sur le champ de bataille. L’heure n’est-elle pas venue pour l’Arménie de construire un vrai soft power, comme ont su le faire d’autres pays, pour assurer sa survie en jouant subtilement sur plusieurs leviers ?
Depuis le début des années 1990, la question du soft power relative à l’analyse des relations internationales connaît un succès croissant. Elle déborde d’ailleurs ce seul domaine pour examiner la manière dont des facteurs d’influence sont mobilisés par certains pays dans le sport et la culture pour se positionner comme des acteurs clé dans l’arène mondiale. L’un des exemples récents les plus emblématiques est sans doute celui du Qatar, qui utilise le football comme soft power en possédant une prestigieuse équipe européenne (le Paris-Saint-Germain), et en ayant obtenu en décembre 2010 l’organisation de la Coupe du Monde 20221. Le soft power part de l’idée que la coercition pure perd pas à pas de son importance dans les relations internationales ‒ même si l’attaque de l’Ukraine par la Russie en février 2022 indique qu’elle n’a pas totalement disparu ‒ et laisse sa place à un pouvoir « suggestif » fondé sur des ressources intangibles telles que l’attraction culturelle et idéologique, et la capacité de persuasion. Un exemple particulièrement réussi de soft power est celui de la Corée du Sud, dont l’attractivité du modèle économique conduit de nombreux pays en développement à solliciter des experts coréens pour des conseils stratégiques2.
C’est au politologue américain Joseph Nye que l’on doit la première théorisation du soft power3, conduisant selon lui un pays à amener les autres pays ou institutions internationales à comprendre, adhérer puis finir par vouloir exactement ce qu’il veut dans une logique de soumission librement consentie.
De ce point de vue, le soft power est une stratégie politique d’influence qui cherche à attirer la sympathie, voire la participation volontaire à une action, contrairement au hard power, qui implique la contrainte, jusqu’à l’usage de la puissance militaire. Selon Joseph Nye, le soft power s’appuie sur un certain nombre de leviers, dont les plus significatifs sont le prestige accumulé dans la conduite des affaires du monde, le statut géopolitique du pays (découlant souvent de la possession de ressources naturelles), ou encore le statut de référence en matière de valeurs. De multiples exemples issus de l’histoire soulignent ainsi que l’efficacité du soft power ne dépend guère de la taille d’un État, de ses capacités économiques et de sa puissance militaire4. Une leçon géopolitique pour l’Arménie d’aujourd’hui et ses maigres 29 800 km2 ?
Un mur d’indifférence
Dans les premières années de son indépendance (1991), après l’éclatement du bloc soviétique, l’Arménie a réussi à entretenir des relations équilibrées avec de nombreuses puissances économiques, en surmontant ainsi sa principale faiblesse : être entouré de pays hostiles dont certains cachent à peine leur volonté d’en finir avec la « question arménienne »5, après le génocide de 1915 perpétré par la Turquie. Certes, le génocide est en grande partie à l’origine d’une diaspora importante et très dynamique : sur une population arménienne ou d’origine arménienne d’environ douze millions de personnes dans le monde, seulement trois millions résident en Arménie (160 000 dans le Haut-Karabagh). Toutefois, cette diaspora n’a jamais pu ou su mettre en œuvre une stratégie d’influence de type soft power, comparable à la diaspora juive, peut-être parce que le personnel politique d’Arménie a manqué à maintes reprises les occasions de valoriser le sentiment « d’arménité ». Ara Toranian est d’ailleurs extrêmement critique vis-à-vis de la « gestion calamiteuse » de la diaspora par l’Arménie : « Que fait depuis, trente ans, Erevan de ce gisement humain ? Non seulement les gouvernants l’ont utilisé de la manière la plus primaire qui soit, à travers les transferts de devises, mais ils n’ont jamais proposé la moindre doctrine sur l’usage de ce gigantesque réseau sillonnant le monde entier »6.
Alors que le « protecteur » russe d’origine s’est lancé dans une guerre de conquête de territoires ukrainiens, le plaçant de fait au ban des Nations occidentales, l’Arménie se trouve totalement démunie, voire abandonnée.
Depuis mi-septembre 2022, l’Azerbaïdjan ne cache plus ses velléités conquérantes aux frontières de l’Arménie, en menant des actions militaires, comme l’indique l’illustration 1.
Si les tensions entre les deux pays s’inscrivent dans le temps long, et que d’aucuns ont pu penser qu’il s’agissait de la nième confrontation ni plus ni moins tendue que les précédentes, les choses ont radicalement changé lorsque les médias ont évoqué une vidéo abominable diffusée sur les réseaux sociaux montrant les tortures infligées par les azéris à une soldate arménienne, violée, doigts et jambes coupés, et yeux arrachés. En quelques jours, l’horreur s’invitait dans notre quotidien7, en brisant mollement un mur d’indifférence cultivé à l’égard d’un si petit pays, si lointain, sans ressources naturelles, et surtout un pays pesant d’un si faible poids face au gaz de l’Azerbaïdjan, venu au secours de pays européens pris au piège de leurs sanctions contre la Russie. Ainsi, c’est avec une dictature qu’Ursula von der Leyen s’est empressée de signer un accord d’approvisionnement au cœur de l’été 2022, quitte à « affaiblir l’Europe », selon les propos de certains observateurs8, et à entrer en totale contradiction avec ses valeurs humanistes… qui l’ont pourtant conduit à se détourner du gaz russe. Deux poids, deux mesures, pourrait-on légitimement penser.
Illustration 1. Bombardements de l’Arménie par l’Azerbaïdjan en septembre 2022
Source : Le Figaro, 14 septembre 2022.
Si le mur d’indifférence auquel nous faisons référence peut s’expliquer largement par la présence du conflit entre l’Ukraine et la Russie, qui capte toutes les attentions compte tenu de ses impacts économiques, il est aussi possible d’y voir une incapacité chronique à construire un soft power arménien, ou plutôt à s’être abrité aveuglément pendant des décennies derrière le hard power russe. En effet, sur le plan géopolitique, la Russie n’a eu de cesse d’exploiter l’insécurité militaire arménienne en manipulant son économie nationale (investissements dans les télécommunications, l’industrie minière, etc.).
Le conflit du Karabakh, en septembre-octobre 2020, a ainsi permis d’exercer une influence à la fois sur l’Arménie et sur l’Azerbaïdjan, l’Arménie recevant des promesses de sécurité aux frontières de la part de la Russie, tandis que cette dernière se positionnait comme le premier fournisseur d’armes de l’Azerbaïdjan9.
L’absence d’un agenda de soft power arménien est ainsi l’une des conséquences de la politique à courte vue de la diaspora, couplée à un contexte géopolitique défavorable. Il existe cependant un potentiel important qu’il s’agit d’activer avant qu’il ne soit trop tard. Deux pistes au moins sont envisageables.
S’appuyer sur un exceptionnel héritage historico-politique
Si elle est très présente en France, notamment dans ses grandes métropoles, il est assez peu connu que la communauté arménienne est l’une des plus anciennes d’Amérique du Nord, avec un apport au développement des institutions économiques et politiques du pays mis en lumière par de nombreux présidents des États-Unis.
Il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle au pays du melting pot, mais à la différence de la communauté arménienne, les autres groupes ethniques ont su utiliser leur héritage comme un instrument puissant d’influence politique.
À titre d’illustration, les Irlandais ont activement œuvré pour que soient nommés des représentants des peuples celtes à des postes gouvernementaux clé liés à la défense, à la politique étrangère et à la diplomatie. En outre, des fonds en faveur du patrimoine irlandais ont permis la publication de nombreux livres, le tournage de films et l’organisation de conférences, des actions à partir desquelles la société américaine a été informée de la contribution du peuple irlandais au sauvetage du pays pendant la guerre de Sécession, entre autres.
Plus largement, les héritages irlandais, italien, israélien, polonais et lituanien sont connus et reconnus, ce qui n’est pas vraiment le cas de l’héritage arménien. Les raisons tiennent au fait que la plupart des chercheurs américains d’origine arménienne mettent l’accent sur l’étude de l’histoire de l’Arménie et sur les questions relatives au génocide de 1915 ; l’industrie cinématographique a d’ailleurs emboîté le pas en donnant la priorité au thème du génocide, notamment avec le magnifique La Promesse (2016) de Terry George. Une situation comparable se retrouve en France, même si le film de Robert Guédiguian Le Voyage en Arménie (2006) offre une autre vision, qui laisse d’ailleurs un goût de cendre dans la bouche sur les errements de l’Arménie post-soviétique. À cela s’ajoute qu’une partie importante du patrimoine arménien n’a pas encore été étudiée, alors qu’il pourrait constituer des traces visibles d’une empreinte civilisationnelle largement plus ample que l’actuelle Arménie, dont les frontières ont été tracées d’un trait de plume par Joseph Staline en 192010. Voilà qui pourrait servir de base à un soft power, y compris face aux organisations internationales.
Valoriser un ancrage dans des valeurs universalistes
Contrairement à d’autres diasporas en Occident, les Arméniens sont activement intégrés dans toutes les principales confessions chrétiennes, puisque l’on retrouve l’Église apostolique arménienne, l’Église catholique arménienne, l’Église évangélique arménienne, l’Église congrégationaliste arménienne, etc. Ajoutons que le premier État ayant adopté le christianisme comme religion officielle entre 301 et 314 est l’Arménie, le roi Tiridate IV se faisant baptiser par Saint Grégoire l’Illuminateur, qui l’avait converti, et en fera ensuite le premier « catholicos d’Arménie ». Ceci forme l’image d’une Nation ayant une contribution historiquement reconnue au renforcement de valeurs universalistes dans une logique d’égalité des droits humains. Comment une telle image peut-elle contribuer à créer un soft power durable ? Il suffit pour cela de s’intéresser aux lobbies polonais et cubains qui ont parfaitement utilisé les outils d’influence de type WASP de leurs compatriotes protestants pour construire un système d’influence sur un mode réticulaire, tout particulièrement vivace aux États-Unis.
La diaspora arménienne doit ainsi apprendre à travailler certes activement avec différentes confessions, mais en informant le grand public du développement singulier de valeurs universalistes en Arménie, qui constitue à ce titre un référentiel majeur projetant l’univers comme une unité qui englobe tous les êtres humains, ce qui rejoint les positions de Joseph Nye rappelés en début d’article sur les différents leviers d’action d’un soft power efficace. S’il est important de maintenir un dialogue nourri entre le monde arménien, le monde protestant, le monde juif et le monde musulman, fondé sur les idées oubliées de syncrétisme du révérend William Goodell, engagé pendant plusieurs années dans un travail missionnaire au sein de l’Empire ottoman11, construire un soft power s’avère indispensable pour la survie à terme d’une Nation enclavée au milieu de puissants voisins, pas toujours amicaux, et sans accès à la mer.
Plus que sur un statut géopolitique, que l’Arménie et les membres de la diaspora arménienne ne possèdent pas (et encore moins d’hypothétiques ressources naturelles), c’est au référentiel précité de valeurs universalistes qu’il s’agit de se rattacher.
Quel avenir ?
Même si l’ouvrage de Samuel Huntington sur le choc des civilisations a suscité de nombreux et vifs débats dans la communauté académique12, il faut lui reconnaître une vertu : la mise en lumière des dimensions culturelles, et parfois de la présence de valeurs inconciliables, dans le déclenchement de conflits actuels et à venir. N’est-ce pas le drame existentiel que vit l’Arménie en 2022 ? Un drame qui s’exprime désormais sur les réseaux sociaux avec une formule glaçante : « Notre silence tue un peuple » (voir l’illustration 2). Les analyses en termes de soft power indiquent que ce type de communication peut avoir des effets particulièrement positifs pour une prise de conscience humanitaire, en évitant les outils traditionnels de la politique étrangère, à savoir la « carotte et le bâton ». L’objectif est de développer une capacité durable d’influence en créant des réseaux, en communiquant autour de récits convaincants, et en tirant parti des ressources qui génèrent un comportement empathique avec un pays. Il s’agit d’un travail de longue haleine, exigeant la définition d’une rigoureuse stratégie et la mobilisation de ressources ad hoc pour en assurer son succès. L’avenir n’est jamais écrit, il se construit par la volonté farouche des femmes et des hommes, en Arménie comme ailleurs.
Illustration 2. Campagne de communication sur les réseaux sociaux : construction progressive d’un soft power arménien
Source : La Provence, 1er octobre 2022.
En effet, l’erreur la plus funeste serait de penser que des campagnes de communication jouant sur la fibre émotionnelle, indépendamment de leur pouvoir ponctuel de persuasion, suffisent à elles seules à construire un soft power pérenne et à briser définitivement le mur d’indifférence. Certes, par leur caractère « coup de poing », elles réveillent des consciences assoupies13 mais hélas, on sait que le souvenir de campagnes de communication tend à s’évaporer plus vite qu’on ne le pense chez les individus ; ce constat réaliste a d’ailleurs été fait dès la fin des années 1950 à partir des travaux séminaux d’Hubert Zielske14. Dans un monde saturé d’informations, où les individus sont surexposés à un tombereau de messages au sein desquels « l’info » côtoie sans cesse « l’intox », une telle évaporation est encore plus d’actualité. C’est par conséquent à un travail de longue haleine que les défenseurs de la cause arménienne doivent s’astreindre. Des initiatives telles que la création en France, en mars 2013, d’un Cercle d’Amitié France-Artsakh rassemblant plus de 80 responsables politiques, sont louables dans l’idée de construire les « réseaux » précédemment évoqués15. Plus largement, un vrai programme d’action reste à planifier pour éviter que l’Arménie ne tombe un jour prochain dans les oubliettes de l’Histoire.
Gilles Paché
Professeur des universités en Sciences de Gestion à Aix-Marseille Université
Directeur de recherches au CERGAM Lab d’Aix-en-Provence
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- Paché, G. (2022), Une « addition salée » pour la FIFA après la Coupe du Monde au Qatar ?, Revue Politique et Parlementaire, 22 août. https://www.revuepolitique.fr/une-addition-salee-pour-la-fifa-apres-la-coupe-du-monde-au-qatar/ ↩
- Bidet, E. (2013), La construction du « soft power » : l’exemple de la Corée du Sud, Ceriscope Puissance, http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-construction-du-soft-power-l-exemple-de-la-coree-du-sud ↩
- Nye, J. (1990), Soft power, Foreign Policy, n° 80, p. 153-171. ↩
- Chitty, N., Ji, L., Rawnsley, G., et Hayden, C., Éds. (2017), The Routledge handbook of soft power, Routledge, London. ↩
- On peut par exemple se référer au discours de Ilham Aliyev, président de l’Azerbaïdjan, lors de la Victory Parade à Bakou le 10 décembre 2020. https://president.az/en/articles/view/48793 ↩
- Toranian, A. (2022), Penser stratégie, Nouvelles d’Arménie Magazine, n° 299, p. 6. ↩
- L’une des plus significatives manifestations médiatiques face à l’horreur se jouant « à quatre heures d’avion de Paris » est sans doute l’éditorial de Patrick Cohen du 5 octobre 2022 sur France 5, à une heure de grande écoute. https://www.france.tv/france-5/c-a-vous/c-a-vous-saison-14/4211572-armenie-l-autre-guerre-a-4-heures-de-paris-l-edito-de-patrick-cohen-c-a-vous-05-10-2022.html ↩
- Collectif (2022), En choisissant l’Azerbaïdjan comme fournisseur de gaz, Ursula von der Leyen affaiblit l’Union européenne, Le Monde, 29 juillet. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/29/en-choisissant-l-azerbaidjan-comme-fournisseur-de-gaz-ursula-von-der-leyen-affaiblit-l-union-europeenne_6136544_3232.html ↩
- Giragosian, R. (2015), Soft power in Armenia: neither soft, nor powerful, European Council of Foreign Relations, London. https://ecfr.eu/article/commentary_soft_power_in_armenia_neither_soft_nor_powerful3094/ ↩
- Ternon, Y. (1983), La cause arménienne, Le Seuil, Paris. ↩
- Goodell, W. (1876), Forty years in the Turkish empire, Robert Carter & Bros., New York. ↩
- Huntington, S. (1996/2011), The clash of civilizations and the remaking of world order, Simon & Schuster, New York. ↩
- La tribune de l’acteur Simon Abkarian, publiée dans L’Humanité du 21 septembre 2022, constitue un bel exemple de volonté de réveiller les consciences lorsqu’il écrit : « Il faut dire et condamner les brutalités et les exactions de l’armée russe mais pourquoi taire celles perpétrées sur le sol arménien par l’armée azérie, qui viole, tue, démembre, décapite, mutile, hommes et femmes capturés sur le champ de bataille. Une armée qui bombarde des civils dans leur sommeil, en usant d’armes interdites telle que les bombes au phosphore ou celles à fragmentation. Une armée qui grignote et annexe des villages et des villes, des montagnes et des rivières, qui brûle les forêts ancestrales et détruit les traces plurimillénaires de la présence arménienne sur ses terres historiques ». https://www.humanite.fr/en-debat/armenie/armenie-la-lettre-ouverte-de-simon-abkarian-celles-et-ceux-qui-veulent-entendre-764557 ↩
- Zielske, H. (1959), The remembering and forgetting of advertising, Journal of Marketing, Vol. 23, n° 3, p. 239-243. ↩
- Beyeler, L.-C. (2020), Haut-Karabakh : que fait la diaspora arménienne ?, Revue Politique et Parlementaire, 20 octobre. https://www.revuepolitique.fr/haut-karabakh-que-fait-la-diaspora-armenienne/ ↩