L’identification de l’espace à la nouvelle frontière est toujours d’actualité alors même que la mise en orbite des satellites s’effectue depuis bientôt 65 ans. Cette vision, fortement marquée par l’imaginaire américain, a trouvé un regain de pertinence avec l’apparition de nouveaux entrepreneurs signant l’arrivée du New Space. Dans ce contexte, la question se pose des effets de cette approche propre aux États-Unis, leader incontesté de l’activité spatiale, sur le devenir de l’occupation du milieu spatial et sur le rôle des États et des acteurs privés dans sa future mise en valeur, la protection des satellites et l’exploitation in situ des ressources célestes.
Un narratif américain
L’espace devient officiellement partie prenante de la « Nouvelle Frontière » en 19601 lors du discours de John Fitzgerald Kennedy à la Convention démocrate de Los Angeles. Deux ans plus tard, le 12 septembre 1962, il défendait, pour la première fois, devant un large public à l’Université de Rice, les motivations essentielles du programme Apollo qu’il venait de faire voter par le Congrès. Il décrivait alors le devenir de Houston qui, avant-poste de la frontière terrestre de l’Ouest américain, allait devenir l’avant-poste de la frontière de la science et de l’espace. La Lune incarnait désormais cet objectif de dépassement des capacités nationales et de représentation de l’humanité2.
Cette image de l’espace comme nouvelle frontière s’inscrit donc dans un narratif profondément américain.
Les puissances asiatiques privilégient plutôt le fait que leurs réalisations dans l’espace sont la preuve de leur nouveau statut sur la scène internationale au XXIe siècle, celui d’une puissance technologique accomplie.
L’usage de la formule, bien présente dans de multiples documents officiels européens par exemple, renvoie aussi à une vision de l’espace comme un milieu à explorer, porteur de promesses futures de toutes sortes dont une base lunaire et des projets martiens allant pour certains, aux États-Unis en particulier, jusqu’à une ouverture à la transformation de l’homme en espèce multiplanétaire. Les réussites des projets des entrepreneurs américains affichant des ambitions quasi illimitées ont encore renforcé ce grand récit alliant audace des pionniers et soutien de la puissance publique pour l’accession à de nouvelles richesses.
Concrètement, après deux générations d’activités spatiales, les satellites sont devenus partie intégrante de notre vie quotidienne qu’il s’agisse des télécommunications ou de la météorologie comme du positionnement avec toutes leurs applications dérivées. L’idée que le monde du XXIe siècle ne saurait vivre sans satellites est désormais actée comme une évidence. Il est de même certain que de nouveaux services en orbite vont venir compléter la gamme des missions.
En parallèle, les progrès des technologies spatiales ont considérablement diminué le coût d’accès à l’espace et donc la présence en orbite.
La volonté américaine de promotion d’une dimension véritablement commerciale des activités spatiales commence aussi à se traduire dans les faits. Pierre d’angle de l’activité des États dans l’espace, le traité sur l’espace de 1967 se trouve dès lors mis à l’épreuve au travers des interprétations divergentes des principes de libre circulation, libre utilisation et non- appropriation. En effet, même si l’on note une nette augmentation du nombre des États propriétaires de satellites nationaux, dont certains entreprennent d’élaborer leur propre politique spatiale, la mise en valeur de l’espace reste le fait d’un oligopole dominé par les États-Unis. L’augmentation du nombre de satellites en orbite, le développement d’initiatives émanant d’acteurs privés essentiellement américains renforcent encore la perception de l’espace comme lieu de projection de l’activité terrestre et de ses rivalités. D’où les inquiétudes de plus en plus partagées quant aux conditions de sécurité de l’exercice des activités dans l’espace, au point que certains se posent même la question de leur durabilité.
Des capacités spatiales très inégales
En décembre 2021, 95 États sont propriétaires d’au moins un satellite3 et 40 d’entre eux ont créé leur agence spatiale. Cette diversification de la nationalité des satellites témoigne de l’intérêt croissant des États pour des activités spatiales nationales.
Cette présence est cependant très inégale puisqu’une dizaine d’États possèdent à eux seuls 90 % des satellites. De fait, sur un total de 12 000 satellites lancés depuis 1957, les États-Unis et la Russie en possèdent respectivement 5 500 et 3 600, soit les 3/4. L’Europe dans son ensemble dépasse les 1 000 satellites, la Chine 700, le Japon 300 et l’Inde 120. Même si ce dénombrement est faussé par la part importante des satellites soviétiques et surtout le développement récent des constellations privées, il est sans appel quant à la sur-représentation de quelques pays.
L’analyse des budgets consacrés à l’activité spatiale rend compte, sans surprise, des mêmes réalités.
Avec près de 50 milliards de dollars, les États-Unis se distinguent très nettement, leurs investissements atteignant 1,5 fois le total cumulé de tous les autres budgets spatiaux. L’Europe (toutes sources de financement public confondues : nationales, ESA et UE) réunit environ 13 milliards de dollars. Ce budget est comparable à celui de la Chine4. La Russie et le Japon sont aussi comparables avec des montants de l’ordre de 4 milliards de dollars. Enfin l’Inde dispose d’un budget de moins de 2 milliards de dollars.
De loin les plus actifs, ces États ne représentent pas tous les membres du club très fermé des puissances spatiales, c’est-à-dire des États possédant une capacité autonome d’accès à l’espace. Ainsi les derniers-venus, Israël (1988), l’Iran (2009), la Corée du nord (2012) et la Corée du Sud (2013) ont tous des budgets inférieurs à 400 millions de dollars. L’Iran et la Corée du Nord illustrent la permanence des liens entre l’espace et le nucléaire dans une affirmation de souveraineté rappelant la guerre froide alors que les performances de leurs satellites sont encore très réduites. Israël est soucieux de disposer de capacités autonomes même limitées et la Corée du Sud cherche à affirmer ses capacités technologiques à l’échelle régionale déjà occupée par la Chine et le Japon.
Qu’il s’agisse des capacités technologiques et scientifiques ou des moyens financiers, les écarts sont extrêmes entre les États. Une typologie de ces États, même sommaire, montre la diversité des motivations et logiques internes ayant présidé au développement de leurs compétences spatiales5.
Les États-Unis possèdent indéniablement le statut d’hyper-puissance dans la mise en valeur de leur Nouvelle frontière spatiale.
Ils sont présents sur tous les fronts civil et militaire, applicatif comme scientifique et disposent de capacités inégalées dans tous les domaines. Un statut qu’ils ne veulent perdre à aucun prix, au point de considérer le développement des activités chinoises dans l’espace comme une menace en soi.
Si l’on considère la maîtrise de l’ensemble des missions, dont celles de nature militaire et celles mettant des hommes en orbite, la Chine vient en second. L’augmentation rapide des capacités technologiques chinoises illustrées par les missions lunaires Chang’E de 2019-2020 et martienne Tianween de 2020-2021, le développement de systèmes militaires et le soutien garanti du marché intérieur aux programmes d’application (télécommunications, observation de la terre, et navigation), assortis des projets internationaux comme les Routes de la soie garantissent une courbe de progression significative. L’horizon affiché de 2049 comme date de réalisation du Rêve chinois, porté par Xi Jinping, qui doit marquer le renouveau de la nation chinoise, témoigne de la poursuite affirmée de ces ambitions.
Quant à elle, l’Europe n’a pas de dynamique de fierté nationale pour s’impliquer dans des missions de prestige tels les vols habités. Si ses réalisations scientifiques et technologiques, ses programmes d’applications Galileo ou Copernicus avec les satellites d’observation Sentinel, sont reconnus comme de tout premier plan, elle reste handicapée par la multiplicité des acteurs : États européens, Agence spatiale européenne, Union européenne. Enfin, elle doit faire avec son incapacité à structurer des programmes militaires au-delà de l’échelon national se privant ainsi d’une contribution budgétaire complémentaire au volet civil.
Quant à la Russie, elle s’inscrit désormais en 4e position, grâce à la survivance de ses compétences dans le domaine des lanceurs, des vols habités et des capacités militaires, mais ne peut espérer meilleur rang tant la modernisation de son outil industriel et l’élaboration d’une véritable politique spatiale peinent à s’établir.
Cette hiérarchie est appelée à se maintenir si l’on considère les récents développements de ce qu’il est convenu d’appeler le New Space.
Le New Space ouvre-t-il une nouvelle ère de l’activité spatiale ?
Il serait certainement utile de tracer finement la généalogie de l’expression de New Space, largement utilisée mais rarement définie avec précision. Dans son acception commune, le New Space se veut une nouvelle approche des activités spatiales à l’initiative d’entrepreneurs, et non plus des agences, avec de nouvelles approches technologiques et industrielles marquant en quelque sorte la banalisation de la mise en valeur du milieu spatial par rapport au milieu terrestre.
Débutant dans les années 2010 aux États-Unis, il est animé par des acteurs privés n’appartenant pas au monde de l’industrie spatiale classique mais issus de la culture du numérique et férus d’innovation. Il s’agit à l’origine de startups utilisant des fonds privés dont ceux de leurs fondateurs, certains d’entre eux étant milliardaires. Ces sociétés connaissent des destins divers. La plus célèbre d’entre elles, Space-X créée par Elon Musk, ex-propriétaire de PayPal, en est devenue un acteur majeur. Ses fusées assurent en particulier la desserte du frêt et des hommes pour la Station spatiale internationale avant de fournir bientôt ses services en orbite lunaire. Le projet de constellation de plus de 40 000 satellites en orbite basse pour assurer un service internet mondial représente le deuxième volet d’une société dont le but ultime est selon Elon Musk d’implanter sur Mars une colonie humaine. L’ampleur de ses ambitions et sa forte implantation dans le secteur spatial américain en font désormais un cas particulier de ce New Space qui se présente comme une alternative au modèle ancien des activités spatiales.
Pour autant, SpaceX comme Blue Origin la société de Jeff Besos, créateur d’Amazon, sont tributaires des contrats passés avec l’argent public américain de la NASA ou du Pentagone.
Les recours déposés par l’un et l’autre à l’occasion de l’attribution des appels d’offre en témoignent.
Ce modèle d’entreprise autonome et innovante se décline à toutes les échelles. Il se retrouve dans le domaine des satellites avec la création de sociétés comme Planet dans le secteur de l’observation de la Terre qui dispose de sa propre flotte. Il est présent aussi dans le secteur aval des services. De nouvelles chaînes de valeur se construisent avec le développement de la commercialisation des activités spatiales. Ce mécanisme, qui concerne surtout jusqu’ici les industries terrestres produisant des systèmes spatiaux ou les usages des satellites au service des activités terrestres, est amené à trouver un nouvel essor directement dans l’espace avec les projets de services tels que la maintenance des satellites, leur réapprovisionnement et l’assemblage en orbite.
En fait, l’intervention d’acteurs privés au sein des activités spatiales est un phénomène ancien, encouragé d’une façon générale par les États qui peuvent ainsi consacrer leurs investissements à des missions régaliennes et de recherche et développement en incitant le secteur privé à investir de son côté. Cette démarche répond à un objectif classique de la politique américaine, l’argent public devant servir à l’enrichissement national et aux acteurs économiques privés. Dans le spatial, elle est affichée dès les années 1980 avec la présidence Reagan puis réaffirmée en 2014 par le président Obama dans le domaine du transport spatial afin d’ouvrir la voie à la participation croissante du secteur privé. La présidence Trump renforce encore cette tendance en l’ouvrant en 2015 à l’exploration et l’exploitation des ressources célestes.
Le phénomène se retrouve en Europe où il est cependant beaucoup plus récent.
Dernière venue de la politique spatiale européenne, la Commission a toujours porté un intérêt particulier à la dimension économique de l’activité spatiale, mais cette démarche est aujourd’hui de plus en plus soutenue au niveau national. La transformation de la société Arianespace, initialement filiale du Cnes, en est un exemple récent. De même que la place croissante prise par le ministère de l’Économie dans les orientations de la politique spatiale française. Le cas du Royaume-Uni est certainement le plus emblématique y compris lorsqu’il était membre de l’Union européenne.
Il demeure cependant une différence fondamentale entre l’Europe et les États-Unis, à savoir l’ampleur relative des fonds publics initialement investis et les capacités du marché intérieur. Les difficultés initiales du programme Galileo, directement liées au partenariat public-privé qui avait été mis en place au début des années 1990, l’ont bien montré. En effet, a contrario de la nouvelle frontière de l’Ouest américain, ce ne sont pas les pionniers qui ouvrent la voie à titre privé, le chemin de fer s’installant ensuite pour pérenniser et renforcer leur implantation. Vu le coût de leur réalisation, les infrastructures spatiales doivent être financées par la puissance publique pour permettre aux acteurs privés de s’engager à leur tour. De plus, l’écosystème européen ne dispose pas des facilités du système américain pour la création de startups6, ni de la richesse des GAFA qui représentent aussi, de par leurs besoins en data, un client tout trouvé pour les systèmes spatiaux. La volonté européenne de soutien du numérique et du spatial que la Commission affiche doit trouver les moyens de dépasser ces obstacles.
Le cas le plus original dans la diffusion du concept de New Space est sans doute celui de la Chine.
Si elle encourage aussi de son côté l’implication de nouveaux acteurs, c’est la notion de commercialisation qui est mise en avant, avec la mobilisation de capitaux sociaux (minying) et non privés selon un mécanisme particulier de l’économie chinoise7. Dans un secteur stratégique où les entreprises d’État gardent leur statut d’acteur privilégié, ce type d’initiative a également vocation à créer une dynamique que l’on constate au travers de leur participation et de celle des fonds des Provinces. Le développement de ces nouvelles sociétés commerciales bénéficie aussi du leitmotiv politique de soutien à l’innovation, facteur de nouvelles richesses en général.
Le New Space dessiné par les initiatives des entrepreneurs privés est donc un phénomène typiquement américain. Il convient alors de s’en inspirer, en l’intégrant à un projet global, plutôt que de jouer l’effet miroir.
En se tournant vers le futur, le sujet de l’exploitation des ressources célestes illustre bien les données du problème. La décision de 2015 du Président Trump d’autoriser leur commercialisation par des sociétés privées a suscité un vaste débat sur l’interprétation des traités spatiaux et le respect du principe de non-appropriation. Cependant alors que le discours officiel justifie cette nécessité d’une loi nationale pour fournir des garanties aux sociétés prêtes à s’engager dans ce nouveau secteur, toutes les études réalisées insistent sur la nécessité d’un investissement public important et dans la durée, seul à même de permettre une implication future des industriels. Et, de fait, c’est bien ce que garantit le programme Artemis de retour sur la Lune avec un budget global de 6 milliards de dollars pour 2021.
L’intérêt manifesté par le Luxembourg ou par les Émirats arabes unis, qui ont aussi édicté une loi nationale pour encourager des acteurs privés, s’inscrit dans un tout autre contexte.
Il s’agit d’abord d’une volonté de reconnaissance nationale et de capacité à démontrer sa faculté d’innovation en se projetant dans l’économie du futur.
La transposition du passé minier du Luxembourg ou du statut d’État pétrolier des EAU, devenus bientôt pourvoyeurs de ressources célestes, fait d’ailleurs partie de leurs discours respectifs. Mais si des facilités sont accordées à l’enregistrement de sociétés, il n’y a pas pour autant de budget significatif pour soutenir une infrastructure sur la Lune ou sur des astéroïdes8. Il demeure que ces ambitions, au-delà du volet commercial, veulent porter la vision de l’exploration comme soutien d’une vision d’avenir.
C’est dans un esprit proche que l’Agence spatiale européenne propose un volet « Inspiration » dans le Manifeste de Matosinhos de novembre 2021 qui doit préparer la conférence interministérielle de 2022 où seront décidés les nouveaux programmes.
Guerre ou paix dans l’espace ?
La densification de l’occupation de l’espace, les nouveaux enjeux commerciaux des activités spatiales, l’implication d’acteurs privés tendent à transformer la nouvelle frontière en une banlieue de la Terre dont il convient d’assurer le bon usage. Dans la vision de l’administration Trump, le rôle de l’espace dans la prospérité des États-Unis doit ainsi être comparé à celui que la mer a pu jouer dans les siècles passés9.
Cette analyse s’inscrit dans le droit-fil de la décision, en février 2019, de création de la Space Force par le Président Trump pour répondre à des menaces chinoises et russes considérées comme grandissantes.
La gestion du trafic spatial est une préoccupation partagée par tous, supposant de disposer d’outils de connaissance de la situation spatiale (SSA, Space Situation Awareness). C’est dans cet esprit que la Commission soutient l’acquisition d’une compétence européenne financée par le Fonds européen de défense. Les enjeux concernent, en effet, aussi bien la gestion des risques involontaires issus de l’activité spatiale (satellites non opérationnels, débris, météorites) que ceux provoqués par des actions agressives contre les satellites, et en particulier, les tirs anti-satellites.
Le sujet est d’autant plus sensible que le nombre croissant des satellites militaires et les avantages qu’ils procurent aux forces armées font de la sécurité dans l’espace un enjeu stratégique majeur. En France, la transformation en 2019 de l’Armée de l’Air en Armée de l’Air et de l’Espace, en parallèle de la publication d’une Stratégie spatiale de défense, illustre les préoccupations du gouvernement alors que de nouveaux satellites militaires vont être lancés en 2021. Le discours de la ministre des Armées est explicite : « Si l’espace a été une nouvelle frontière à franchir, c’est désormais un nouveau front à défendre ».
Certes, l’emploi des systèmes spatiaux à des fins de renseignement et opérationnelles n’est pas nouveau mais les perceptions ont évolué. Les activités militaires ont été longtemps pratiquées par seulement les deux Grands de la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique. En 1983, avec l’Initiative de Défense Stratégique (IDS), popularisée sous le nom de guerre des étoiles, le Président Reagan renonce à la vision alors privilégiée d’un espace sanctuarisé, un choix justifié par le rôle des satellites comme facteurs de stabilisation internationale en tant que garants des accords de contrôle des armements (SALT/ABM signés en 1972 et 1978) et moyens de surveillance des tirs de missile (alerte précoce). En étudiant, dans le cadre de l’IDS, le placement en orbite de systèmes d’interception de missiles, le Pentagone ouvre la boîte de Pandore. Le but du programme est en effet de mettre fin à la menace soviétique sur le territoire américain, ce qui revient à mettre à mal le principe de la dissuasion nucléaire reposant sur une vulnérabilité réciproque en cas d’attaque. La maîtrise d’armes dans l’espace assure donc une nouvelle garantie de sécurité à celui qui la possède.
La disparition de l’Union soviétique acte la supériorité incontestée des États-Unis pour près de dix ans.
Avec la guerre du Golfe, la gestion des flux d’information dans cette guerre d’un nouveau type a démontré l’effet démultiplicateur des satellites dans la supériorité incontestée de l’outil militaire américain. Dans le même temps, les capacités spatiales américaines deviennent un potentiel talon d’Achille. La doctrine du Space control s’impose et prend une nouvelle ampleur avec la réapparition progressive de moyens russes anti-satellites et l’apparition de moyens chinois à partir de la fin des années 2000.
La doctrine du Spacepower, publiée par l’Air Force en août 2020, explicite cette perception de plus en plus affirmée de l’espace comme lieu possible de conflit armé. Le thème de l’arsenalisation correspondant à l’installation de systèmes directement offensifs dans l’espace est dénoncé aussi bien par les États-Unis et les Occidentaux que par la Russie et la Chine. Les solutions proposées diffèrent cependant fondamentalement. Alors que la Russie et la Chine militent depuis 2008 pour l’élaboration d’un traité interdisant l’usage d’armes dans l’espace, et donc limitant l’avance que les États-Unis ont acquise dans ce domaine, les Européens et les Américains proposent plutôt de discuter de comportements responsables. Dans ce contexte, l’essai ASAT russe de novembre 2021 par destruction cinétique avec un missile d’un satellite non opérationnel peut donner lieu à des interprétations multiples. Rappel par la Russie de son existence souvent oubliée dans la mise en scène de la nouvelle concurrence que se livreraient États-Unis et Chine ? Démonstration de nouvelles capacités antimissiles ? Insistance sur l’urgence de négociations internationales ?
Au final, alors que les discours évoquent de plus en plus ouvertement la possible transformation, inéluctable même pour certains, de l’espace en champ de bataille, les conditions particulières de l’occupation du milieu spatial renvoient à une interdépendance profonde de tous les acteurs. Ainsi la multiplication de débris gêne tout autant celui qui les a créés que les autres utilisateurs. Au final, la sécurité nationale passe par la sécurité collective et c’est un facteur encourageant qui n’est sans doute pas assez souligné.
Quel peut être le rôle de l’Europe dans un tel contexte ?
Si l’on a déjà souligné ses faiblesses, elle possède aussi, parmi ses points forts, une compétence réelle dans le registre de la coopération que ce soit entre pays européens ou dans un cadre multilatéral. Dès lors qu’elle possède des capacités suffisantes pour être crédible, ce qui passe par l’acquisition de compétences incontournables comme dans le domaine de la surveillance de l’espace, on peut imaginer qu’elle contribue à une base de discussion acceptable par tous. Indépendamment de cet aspect diplomatique, il lui faut encore mettre en place sa propre dynamique afin de continuer à exister comme acteur significatif dans les domaines scientifique, économique et militaire
Isabelle Sourbès Verger
Géographe, directrice de recherche au CNRS
- « The New Frontier », acceptance speech of Senator John F. Kennedy, Democratic National Convention, 15 July 1960, https://www.jfklibrary.org/asset-viewer/archives/JFKSEN/0910/JFKSEN-0910-015, p. 6-7. ↩
- La phrase « un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité » est prononcée en parallèle de l’installation du drapeau américain sur la Lune. ↩
- Cf. la base de données en ligne https://www.unoosa.org/oosa/en/spaceobjectregister/index.html ↩
- La Chine ne communique pas de données officielles sur ses dépenses spatiales annuelles. Les estimations vont de 10 à 15 milliards de dollars. ↩
- « L’occupation de l’espace extra-atmosphérique, éléments de recherche », Isabelle Sourbès Verger, Revue politique et parlementaire – 80 ans du CNRS, 2019. ↩
- Par exemple, les SPAC (Special Purpose Acquisition Company), société privée destinée à lever des capitaux en Bourse pour financer l’acquisition d’une société non cotée. Il s’agit de rechercher une cible et de réaliser son acquisition, ce qui se limite à une approche purement financière. ↩
- « A Chinese New Space? Commercial launch enterprises within National Economic Reform », Lucie Sénéchal Perrouault, L’industrie spatiale, Entreprises et histoire, n°102, avril 2021. ↩
- La plateforme européenne Euro2Moon basée au Luxembourg, créée en novembre 2021, a pour ambition d’accélérer le développement de l’activité cislunaire en réunissant les expertises complémentaires de partenaires publics et privés https://www.gifas.fr/press-summary/airbus-defence-and-space-air-liquide-et-ispace-europe-creent-euro2moon ↩
- Discours du Secrétaire d’État à la Défense Patrick Shanahan lors de la présentation par l’Air Force en août 2020 du document officiel « Space Power ». ↩