Existe-t-il un espace public international ? Pour le professeur Adrian Pabst, ni l’Union européenne, ni la communauté internationale ne sont actuellement en mesure de donner expression à une conscience publique au-delà des nations qui les constituent. Explications.
Sans demos, telos et ethos, il ne peut y avoir d’espace public international
Dans la pensée politique de l’Occident, la notion d’espace public est étroitement liée à celle du politique. Pour Platon et Aristote, l’espace public correspond à la vie de la cité : l’agora grecque comme lieu fondateur et mythifié de la démocratie occidentale. Pour les philosophes romains, c’est l’empire ou la république qui le définit. Selon Cicéron, « La chose publique [res publica] est la chose du peuple ; un peuple n’est pas toute réunion d’hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but de bien commun »1. En Antiquité tardive et pendant le Moyen-Âge, l’espace public est co-constitué par l’État et tous les corps intermédiaires, d’une part, et l’Église, d’autre part – de la paroisse à Rome en passant par Lyon, capitale spirituelle de la France. Sans pour autant incarner un espace public uni, l’Europe du Saint-Empire romain fondé sur les droits et les coutumes représente un cadre commun non seulement pour l’organisation juridico-politique mais aussi pour les échanges économiques et culturels – réseaux monastiques, circulation de manuscrits, débats philosophiques…
La Révolution française de 1789 change la donne : c’est désormais l’État-nation qui est synonyme de l’espace public. Enclenché par le traité de Westphalie en 1648 et conceptualisé par les penseurs modernes tels que Jean Bodin et Thomas Hobbes, l’État-nation a le monopole du politique et du public. En même temps, les Lumières déclenchent une nouvelle dynamique – celle de la formation de nouveaux espaces de délibération et de discussion. Ces espaces sont certes dominés par les élites bourgeoises cultivées, mais à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, ils associent de plus en plus les masses populaires, notamment les mouvements ouvriers naissants – quand bien même les femmes en sont absentes2. Par ailleurs, la classe bourgeoise, tout comme la classe ouvrière, s’engage dans la construction de cet espace public au-delà des frontières nationales. D’où l’essor des mouvements révolutionnaires de 1848 et des débats européens qui précèdent les deux guerres mondiales.
Dans l’après-1945 comme aujourd’hui, la question qui se pose est de savoir comment rassembler les citoyens pour discuter des questions d’intérêt commun au niveau à la fois national et international.
L’espace public serait alors un contrepoids au pouvoir de l’État central et du marché mondial et aurait un rôle médiateur, tenant les élites responsables devant la société civile. L’influence des acteurs de la société civile mondiale – en premier lieu les ONG et les nouveaux mouvements sociaux – sur le débat politique et sur l’opinion publique semble confirmer l’hypothèse qu’un espace public international est en train de prendre forme.
Or il y a le risque que cet espace manque de légitimité. Qui y est représenté ? Qui y participe et exerce une influence sur les termes du débat et les prises de positions ? Le bien commun des peuples et nations ou plutôt les intérêts particuliers des gouvernants ou de tel ou tel groupe privé ou associatif ? La question de la légitimité est encore plus fondamentale que celle du gouvernement représentatif et de la démocratie. L’idée d’un espace public légitime implique la participation civique aux discussions auxquelles sont soumises les décisions politiques. Mais l’espace public international tel qu’il existe de nos jours ne repose pas sur un peuple singulier et unifié, ou sur des fins d’action communes ou encore sur un fondement éthique partagé. Sans demos, telos et ethos il ne peut y avoir d’espace public international digne de ce nom. Au contraire, il s’agit d’une collection « d’hommes assemblés au hasard » pour reprendre les mots de Cicéron.
Ni l’Union européenne ni la communauté internationale ne sont actuellement en mesure de donner expression à une conscience publique au-delà des nations qui les constituent parce qu’elles se caractérisent par le primat du politique et de l’économique. La fusion entre l’État central et le libre marché entraîne une domination en faveur des élites et des intérêts particuliers, réduisant le citoyen au consommateur et la personne au statut de marchandise ou d’unité administrative. Le bien commun au cœur de la res publica n’est pas l’objet du débat public ou de la délibération politique.
À sa place, l’UE et les institutions de la « gouvernance globale » favorisent les droits individuels et les libertés, ce qui renforce le libre choix et la métropolisation mais finit par affaiblir la solidarité et le tissu social dans les territoires. Au fur et à mesure que les espaces civiques se rétrécissent, l’espace public se resserre. L’atomisation des liens sociaux mène progressivement à la servitude et la solitude des plus démunis, alors que les couches aisées profitent d’aires ségréguées (quartiers, emplois, écoles) pour se mettre à l’abri des effets délétères de la mondialisation dont ils profitent économiquement3.
Mais la responsabilité pour la dégradation de la vie quotidienne et de l’espace public revient avant tout aux élites nationales.
D’abord, elles ont confondu politique et média. Elles ont monté des appareils communicants qui réduisent le politique au simple rôle d’un porte-parole pour des intérêts particuliers alors que sa vocation est d’agir et de décider selon le bien commun. En démocratie, la nécessité de composer avec diverses opinions les a conduites à détourner et domestiquer les différences fondamentales de valeur et d’intérêts et à fabriquer le consentement vis-à-vis de l’idéologie dominante – souvent par le biais de la presse populaire et « people ». Des conseillers d’image aux spin-doctors, toute une machine démagogique s’est mise en place au service des élites et de l’hégémonie ultra-libérale.
Ensuite, les populistes se sont soulevés et ont fait basculer l’ordre politique établi. Contre l’ancien élitisme, le populisme contemporain privilégie une communication plus directe qui s’affranchit des intermédiaires (entreprises, médias, autorités sociales ou morales) pour aller droit au peuple, ce qui est accéléré par Internet et les réseaux sociaux. Face à la communication élitiste, nous assistons aujourd’hui à une sorte de communication plébiscitaire4. Mais malgré de nombreuses différences, l’espace public est dominé à la fois par les vieilles élites et les nouveaux mouvements populistes.
Tous deux contournent la démocratie parlementaire et préfèrent une communication manipulatrice avec les électeurs en absence des corps intermédiaires et sans aucun souci pour le vrai combat démocratique – à l’exemple du Grand débat national d’Emmanuel Macron. Il s’agit là de méthodes manipulatrices qui sont tout aussi démagogiques que le pire du populisme, si ce n’est plus en raison de l’hégémonie exercée par les élites libérales jusqu’à récemment. Platon, Aristote et Cicéron ont mis en garde contre les dérives démagogiques en démocratie qui dégradent l’espace public, et notre époque n’en est pas une exception.
La principale réponse du gouvernement de Boris Johnson au Royaume-Uni à la crise sanitaire de la Covid-19 met en exergue ces tentations quasi-totalitaires : au début de la pandémie la stratégie consistait à laisser le virus se répandre à une majorité de la population britannique pour qu’elle contracte la maladie et développe l’immunité collective permettant d’éviter de futures épidémies. Ensuite, face au risque de 500 000 à un million de morts, le gouvernement a fait volte-face et a choisi de suivre la science qui sert de prétexte pour établir un régime de surveillance permanent. On est passé d’une logique darwiniste du triomphe du plus fort à une logique benthamiste du panoptique – la création d’une société de plus en plus disciplinaire axée sur le contrôle social.
Le débat public menacé
Aujourd’hui le débat public au sein de l’espace public national et international est menacé par quatre forces : le capitalisme mondial, l’étatisme autoritaire, le nationalisme ethnique et la technologie effrénée. Aux mains des États-Unis et de la Chine, ces forces ont fusionné pour créer une nouvelle ploutocratie bâtie sur les piliers des plateformes avec l’appui du gouvernement et de la finance5. En effet, la mondialisation a accéléré la concentration financière des grandes banques et d’autres multinationales, mais surtout la concentration de profits et la captation des données par les géants du web américain GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et leurs pendants chinois BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Selon la notion de Shoshana Zuboff, notre âge est celui de la surveillance techno-capitaliste6.
Loin d’être de simples outils du progrès, les géants technologiques constituent de nouvelles sociétés de média qui manipulent les faits et réduisent la vérité à leur propre opinion.
En gérant l’accès à la connaissance et aux informations, les GAFAM contrôlent en fait le débat public d’une façon qui menace non seulement les marchés ouverts mais aussi la liberté de parole. Il n’y a qu’à voir la pression à la pensée unique ou encore la complicité des GAFAM avec la censure de l’État chinois. Comme l’a analysé la journaliste Eugénie Bastié, l’espace public connaît un double déclin du débat : d’abord l’archipellisation qui décrit des pays divisés « en îlots qui ont de moins en moins en commun » et ensuite « la « netflixation » de la vie des idées [qui] se consomme « à la demande », dans des créneaux de sens qui ne communiquent plus entre eux »7.
Par-delà le choc des idéologies ou cultures, on assiste à l’effet « de la nouvelle économie de la connaissance produite par Internet et les réseaux sociaux : les bulles cognitives qui nous enferment et nous confortent, par l’invisible nœud des algorithmes, dans notre vision du monde au lieu de nous ouvrir à la confrontation d’idées »8. Le marché mondial et la technologie digitale sont compatibles à la fois avec le conformisme culturel en Occident et avec l’autoritarisme léniniste-confucéen en Chine. Ainsi le pouvoir ploutocratique sape progressivement les fondements de l’économie de marché fondée sur la concurrence et de la démocratie basée sur le libre débat public.
On est loin d’un espace public international. Or les mêmes forces du capitalisme et de la technologie qui menacent la liberté d’expression ont créé un monde de plus en plus lié par la communication, les échanges économiques et culturels et une prise de conscience populaire des grands enjeux du XXIe siècle – justice économique, cohésion sociale, coopération entre nations et peuples, changement climatique… Mais comment concevoir un projet politique susceptible de tenir en équilibre l’esprit patriotique et internationaliste ? Comment définir des objectifs communs sans simplement confier notre avenir à l’État ou au marché ? Pour bâtir un véritable espace public international, il nous faut créer de nouvelles institutions structurant la participation citoyenne au débat politique.
Adrian Pabst
Professeur de pensée politique à l’Université du Kent
Directeur adjoint du National Institute of Economic and Social Research
Auteur notamment de Postliberal Politics à paraître en juin 2021
- Cicéron, Traité de la République, t. 1, §XXV. ↩
- Arlette Farge, Dire et mal dire, l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992. ↩
- Christophe Guilluy, No society : la fin de la classe moyenne occidentale, Paris, Flammarion, 2018. ↩
- Arnaud Benedetti, La fin de la com’, Paris, Cerf, 2017. ↩
- Cf. Adrian Pabst, The Demons of Liberal Democracy, Cambridge, Polity Press, 2019, p. 34-72. ↩
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance : Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, Paris, Zulma, 2020. ↩
- Eugénie Bastié, La Guerre des Idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia française, Paris, Robert Laffont, 2021, p. 46. ↩
- Ibid. ↩