Ces derniers jours les troupes russes connaissent des revers notables en Ukraine entrainant la perte de localités importantes, telle Izioum, gagnée de haute lutte en avril 2022.
L’offensive des forces armées ukrainiennes a été conduite avec 200 pièces d’équipement militaire lourd et 9 000 soldats. Ces forces étaient quatre à cinq fois plus nombreuses que les unités des Républiques du Donbass et de la Russie présentes sur le terrain. Actuellement, on ne sait pas si les Ukrainiens disposent des forces nécessaires pour poursuivre leur percée. En revanche, il est clair qu’une épuration impitoyable, y compris au travers d’exécutions sommaires, a été lancée contre les médecins, les enseignants et les fonctionnaires présents sur les territoires repris et jugés trop proches des Russes. Au total, ce sont plus de 6 000 km2 que les troupes ukrainiennes ont regagné entre le 6 et le 11 septembre 2022 sur les 125 000 km2 perdus depuis le début de l’année.
Quand le 24 février 2022 au petit matin, le Président russe Vladimir Poutine s’adresse à sa population dans une intervention télévisée dans laquelle il annonce une « opération militaire spéciale » contre les forces armées et les forces paramilitaires ukrainiennes, les choses semblent simples. Cette opération, conduite à la demande des dirigeants des Républiques du Donbass, a pour but non seulement de protéger les populations de cette région soumises, depuis huit ans, à un blocus et à des bombardements réguliers de la part des forces ukrainiennes, mais aussi de « démilitariser et de dénazifier l’Ukraine, de traduire en justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie ».
Dans un premier temps tout semble se dérouler selon un plan réfléchi, préétabli et bien réglé.
Depuis le Bélarus des troupes russes descendent vers Kiev, d’autres engagent l’ennemi à l’est et au sud du pays. L’action se concentre alors sur la destruction des infrastructures militaires ukrainiennes et la prise rapide de régions entières.
Dans l’optique d’une intervention courte et d’un effondrement rapide du régime de Kiev, l’intérêt des Russes n’est pas, alors, de multiplier les pertes civiles car ils pensent qu’ils auront rapidement à administrer ces territoires, même si rien de précis n’est prévu pour cela. Plus largement, ils ne peuvent se permettre d’avoir totalement à dos la population civile, principalement d’origine russe dans l’est du pays.
Quelques semaines après son lancement, l’opération spéciale connait trois revers principaux. Les militaires ukrainiens résistent bien mieux qu’ils ne l’avaient fait huit ans auparavant en Crimée et les pertes russes augmentent rapidement. À l’instar de ses militaires, le régime ukrainien « bodybuildé » par l’apport de conseillers étrangers et de fonds européens ou provenant d’Outre-Atlantique tient le choc, tout comme Zelensky, ancien acteur, qui trouve là le rôle de sa vie. Plus grave encore, conscient de la perte d’influence que constituerait une victoire russe, l’Occident au sens large apporte, au détriment des intérêts de sa propre population, une aide économique, diplomatique et militaire pleine et entière à l’Ukraine. Cette aide s’accompagne de lourdes sanctions économiques contre la Russie, toutefois souvent avec un important effet « boomerang », principalement contre les économies européennes.
Un tel contexte, bien différent des présupposés régnant lors de la planification de l’opération de février 2022, aurait dû conduire les dirigeants russes à modifier leur stratégie. Toutefois, rien ne semble fait dans ce domaine. A l’exception du siège de Marioupol – point fort de la dénazification du régime avec l’anéantissement du régiment « Azov » – la demi-mesure règne.
Ainsi, contrairement à toute logique de guerre, les forces russes et leurs alliés des Républiques du Donbass ne font aucune tentative pour anéantir le flux d’armes américaines et européennes arrivant en Ukraine. L’essentiel de l’aide militaire et matérielle occidentale à Kiev, qui a perdu plus de 70 % des armes disponibles au 24 février 2022, parvient à l’Ukraine par les voies ferrées la reliant à la Pologne et la Slovaquie par la ville de Lvov. Les trois nœuds ferroviaires principaux dans cette direction sont à la portée des missiles tactiques et de l’aviation russes en capacité de les détruire. Dans une telle hypothèse, ces voies ferrées, indispensables à l’approvisionnement de l’armée et du régime ukrainien, seraient inutilisables durant deux à trois mois. Aucun autre mode de transport ne serait alors en mesure de compenser une telle catastrophe logistique. Cependant rien n’est fait. D’où vient une telle aberration ? À contre-cœur, la guerre de Tchétchénie revient à l’esprit avec ses opérations militaires conduites sous les injonctions des oligarques, proches du pouvoir, et pour leur unique intérêt.
Autre bizarrerie de cette opération, l’absence de personnalisation de la direction des opérations militaires.
Le nom du commandant en chef des troupes russes présentes en Ukraine reste inconnu, même si un nom a été donné il y a déjà quelques mois. Certainement une première, même pour la Russie connue pour le goût du secret de ses dirigeants. Le problème est toutefois plus complexe qu’une question de personnes.
Confrontées à un déficit criant d’effectifs, les unités russes sont constituées tout à la fois de troupes régulières du ministère de la Défense, des groupes spéciaux du ministère de l’Intérieur et du Service Fédérale de la Sûreté (FSB), des membres de la garde tchétchène réunis par Ramzan Kadyrov, des mercenaires du groupe Wagner, sans compter les troupes des Républiques du Donbass, les groupes cosaques et les repris de justice – libérés sur parole et servant, certainement, dans des unités ad-hoc. Les hommes manquent, les rotations sont inexistantes, fatigue et lassitude menacent. La solution, celle d’une mobilisation partielle ou générale, serait certainement encore pire que le problème actuel. La proposition d’appel aux volontaires, sous la responsabilité des régions russes, lancée récemment par Ramzan Kadyrov pourrait être une solution plus acceptable. Rappelons-nous que la guerre d’Afghanistan avait pris 15 000 vies, principalement de conscrits, et est aujourd’hui considérée comme l’une des raisons de la chute de l’URSS. En quelques mois, les pertes russes se comptent en plusieurs dizaines de milliers de personnes, sans que la société ne semble encore réagir. La raison en est simple, ce sont des professionnels ou des volontaires qui combattent et non des conscrits.
Une trop grande dégradation de la situation militaire conduisant à un rappel de réservistes ou à une mobilisation partielle pourrait entrainer une réaction hostile d’une population pour l’instant globalement paisible.
Les semaines à venir seront cruciales à la fois pour l’Ukraine, mais peut-être plus encore pour la Russie qui, pour l’emporter, doit se défaire de ses hésitations initiales et conduire désormais les opérations avec un seul et unique but – vaincre quoi qu’il en coûte à l’Ukraine.
Croyant en sa supériorité, dans la cohésion de sa population et dans la justesse de ses choix, la Russie pourrait, à force de suffisance et d’erreurs, transformer cette étrange opération en ce que, à l’époque et pour un autre pays, Marc Bloch a appelé l’Étrange défaite.
Gaël-Georges Moullec
Chercheur associé à la Chaire de Géopolitique de la Rennes School of Business
Il vient de publier Ukraine. La fin des illusions, SPM, 2022, 228 p., 21 euros