Alors que nous célébrons les vingt ans de la mise en place de la monnaie unique, ce projet économique, le plus ambitieux au plan mondial des cinquante dernières années, est aussi le plus pétri de contradictions : en effet, nous avons mis en place une monnaie unique venant couronner un marché unique des biens et services, tout en laissant subsister une concurrence fiscale et sociale sauvage au sein de cette même zone monétaire. Par ailleurs, nous avons dans la mise en place de l’Euro, éradiqué toutes formes de flexibilité économique au profit d’un système rigide et trop dogmatique.12
Qu’est-ce qu’un système monétaire optimal ?
Mundell et Fleming ont avancé dès les années 1950 quelques conditions nécessaires à une zone monétaire optimale : « une gouvernance économique pour atteindre une croissance non inflationniste, un budget fédéral pour limiter les effets de la spécialisation économique induite par l’union monétaire, un encadrement de la concurrence fiscale et sociale »3. Pour cela, ils utilisent leur fameux triangle d’incompatibilité, qui souligne l’impossibilité pour une économie d’atteindre simultanément trois objectifs ; un taux de change fixe, une politique monétaire indépendante et la libre circulation des capitaux.
En conséquence, une zone monétaire n’est optimale et durable qu’a trois conditions : l’absence de chocs asymétriques, la libre circulation des capitaux et du travail et l’absence d’inflation.
Or l’Europe n’est toujours pas une zone monétaire optimale : s’il y a un choc asymétrique spécifique en Grèce par exemple, le mécanisme d’ajustement par dévaluation de la monnaie n’existe pas du fait de l’Euro ; la seule dévaluation possible se fait par les salaires, alors qu’il n’y a pas de vrais transferts budgétaires à l’échelle européenne et point de mobilité des facteurs de production (capital, travail) entre la Grèce et les pays européens. À l’inverse, quand la Californie est en crise, les Californiens peuvent à tout moment déménager avec leurs droits sociaux et acquis dans un autre État, le capital s’investit sans difficulté de la côte Est vers la Californie et l’État fédéral met en place des mécanismes spéciaux d’assistance (comme par exemple lors du sauvetage de la Wells Fargo). Les États-Unis constituent une zone monétaire optimale. L’Europe non. À vrai dire, toutes les décisions politiques qui historiquement et arbitrairement ont décidé de créer des zones monétaires se sont soldées par des échecs : l’Europe, si elle ne tire pas les leçons de ces expériences, pourrait répéter la même erreur, en essayant d’établir une union monétaire rigide. L’échec de l’Eurozone avait déjà commencé par deux expériences non concluantes avant que le moindre euro ne soit mis en circulation : le serpent monétaire européen et le mécanisme de taux de change européen. C’est d’ailleurs l’effondrement patent de ces deux initiatives qui avait incité le Royaume-Uni à ne pas rejoindre l’Eurozone. Dans son rapport, « Repenser l’union monétaire européenne », un banquier d’affaires nordique, Jens Nordvig, a analysé les 67 expériences d’unions monétaires au XXe siècle avant l’euro : elles ont toutes échoué car ces zones se sont effondrées sous le poids de leurs contradictions macroéconomiques (incapacité à mettre en œuvre la convergence entre les économies de la zone) et de leurs dissensions politiques internes. La France, par exemple, a participé au lancement, en 1865, d’une Union monétaire latine avec l’Italie et la Suisse : cette union monétaire a dû être vite abandonnée avec le départ de l’Italie dont l’économie ne pouvait supporter la dépréciation rapide de l’instrument monétaire commun.
Dans l’effondrement des zones monétaires, l’histoire économique nous apprend aussi qu’il y a un catalyseur important, celui du premier départ. Or, paradoxalement, le pays initialement en difficulté au sein de la zone a intérêt à être le premier à sortir rapidement et de manière unilatérale de l’union (dilemme analysé par la théorie des jeux) : on constate en effet que les premiers sortants sont toujours ceux qui s’en sortent le mieux au niveau macroéconomique. On citera ici l’exemple de la Tchécoslovaquie lors de la fin de l’Empire austro-hongrois, des pays baltes lors de l’effondrement de l’URSS ou encore de la Slovénie avec la partition de l’ex-Yougoslavie. Hans Werner Sinn, dans son opus Le Piège de l’Euro, rappelle les conditions de la fin de la zone rouble lors de la disparition de l’URSS : certains pays, comme l’Ukraine ou la Lituanie, ont pendant quelque temps utilisé à la fois le Rouble et une nouvelle monnaie. Ce qui a amené les économistes à penser qu’un pays comme l’Italie, par exemple, pourrait pendant les prochaines années utiliser à la fois l’Euro et une devise parallèle sous forme de reconnaissance de dettes. Sinn met aussi en exergue le fait que la puissance centrale et excédentaire en balance des paiements, la Russie, n’a jamais pu recouvrer ses créances sur les anciens satellites de l’URSS. Il est fort probable, en cas de délitement de la zone euro, que les pays excédentaires (l’Allemagne au premier chef) ne seront jamais remboursés, devront abandonner les créances qu’ils possèdent sur les pays du Sud et ne recevront jamais rien en échange de leurs exportations.
Ces rappels sur la théorie monétaire de Mundell et l’échec des expériences de monnaie commune précédentes nous permettent de mettre en exergue un point capital ; ce n’est pas tant la rationalité économique qui a prévalu à la création de l’Euro, mais une volonté politique.
D’un point de vue de la rationalité économique, l’Euro parait menacé mais une volonté politique tenace maintient une cohésion forte autour de ce projet.
Nous pensons que malgré ces menaces inhérentes aux faiblesses même du projet initial, l’Euro, naturellement condamné sous sa forme actuelle, a vocation à perdurer si nous parvenons à réformer et flexibiliser notre système monétaire.
De la concurrence fiscale et sociale à la convergence
L’Europe n’est donc pas une zone monétaire optimale et ne pourrait le devenir que sous deux scenarios :
Un scenario fédéraliste et intégrateur, avec un budget fédéral, une fiscalité commune, une intégration plus poussée au risque de remettre en cause les souverainetés nationales ;
Un scenario libéral, visant à reprendre les tares de la création de l’Euro, en flexibilisant le système monétaire et l’Euro afin de redonner des marges de manœuvre aux économies nationales (en leur redonnant les moyens de se battre dans la compétition internationale sans dévaluation interne).
Le scenario fédéraliste n’est pas aujourd’hui accepté par les opinions publiques et demanderait un basculement vers un régime autoritaire technocratique : le second scenario paraît plus réaliste et pourrait être soutenu autant par les partisans de la démocratie libérale que par les partis populistes et souverainistes.
Il nous faut cependant revenir sur les défauts de conception de la monnaie commune : en effet lors de sa création, les Européens ont inversé l’ordre des priorités en imposant une monnaie unique qui aurait dû couronner des décennies de convergence fiscal-sociale, de hausse des salaires dans certains pays comme l’Allemagne et d’assainissement des dépenses publiques dans d’autres plus au Sud.
La création de l’union monétaire est née de l’idée que cette union apporterait ipso facto l’union politique en Europe.
Elle est née aussi de l’idée que la France était incapable de maîtriser son inflation sans un ancrage monétaire avec l’Allemagne. Cette différence d’inflation entre partenaires commerciaux ne posait pas de problème majeur dans des systèmes de changes flexibles, qui furent la règle, même avec le serpent monétaire européen, avant l’avènement de l’Euro. L’ajustement se faisait par la dévaluation de la monnaie. Mais, il n’y avait pas de risque qu’un taux de change massivement surévalué apparaisse ou se maintienne durablement : le marché des changes, par ses attaques spéculatives, corrigeait tout écart excessif. En 2008 par exemple, les Anglais qui n’avaient pas rejoint l’Euro, purent dévaluer leur monnaie pour faire face à la crise financière.
Cette différence de taux d’inflation entre la France et l’Allemagne qui était gérable dans des systèmes ajustables, risquait de devenir un problème majeur au sein d’un système de parité fixe comme l’Euro. Si la BCE a tenté d’imposer la poursuite d’une politique de désinflation compétitive dans toute l’Europe non allemande (dévaluation interne par les salaires et non plus la monnaie), il a été impossible d’aligner les coûts salariaux français (salaires et charges) sur ceux de l’Allemagne par exemple.
Nous avons continué pour un temps à avoir un taux d’inflation légèrement supérieur à celui de l’Allemagne, entraînant des effets cumulatifs au fil des ans sur les écarts de coûts unitaires de production en euro entre nos deux pays. Sans monnaie commune, cet effet monétaire d’inflation des coûts aurait été annulé par les taux de change et la dévaluation. Mais avec une monnaie commune, les effets furent délétères. Les entreprises qui font le choix de ne pas répercuter cette hausse des coûts sur leurs prix voient leurs marges se réduire immédiatement, ce qui diminue leur capacité de production à moyen terme du fait de la baisse de leurs ressources pour investir en capacité comme en innovation qui en résulte.
En l’absence soit de dévaluation soit d’alignement des normes fiscales et sociales, les pays historiquement les plus inflationnistes ont été décimés par l’Allemagne dans la compétition internationale qui perdurait au sein de la zone euro.
Les taux de marge des entreprises françaises sont ainsi passés en quinze ans de 38 % (moyenne historique, et taux de marge actuel des entreprises allemandes, néerlandaises, anglaises, etc…) à 27 % en 2015. Dans le même temps, les parts de marché de produits manufacturés français en Europe sont passées de 18 % à 12 % tandis qu’un million d’emplois industriels en France étaient détruits en quinze ans.
Jacques Ruef disait que l’Europe se ferait par la monnaie ou ne se ferait pas
Si les Européens ont été efficaces pour mettre en place un marché unique des biens et services, le capital lui a paradoxalement du mal à circuler en Europe. Quand la Grèce et le Portugal ont rencontré des difficultés, au-delà des rares transferts publics, nous avons vu peu d’entrepreneurs capables de saisir les opportunités et d’investir dans ces pays.
Il y a aujourd’hui autant de marchés de capitaux que de pays en Europe.
Nous proposons donc une série de mesures afin de créer ce marché européen de l’investissement et du financement.
L’Union bancaire est un chantier titanesque mais trop souvent présenté sous l’angle unique de l’industrie bancaire alors que ses implications nous concernent tous. Nous nous concentrons sur deux mesures phares qui joueront un rôle crucial lors de la prochaine crise financière : tout d’abord, nous proposons, afin de créer une vraie union bancaire, un mécanisme commun d’assurance des dépôts (la signature indestructible de l’Union européenne doit protéger tout dépôt sur un compte en Europe) et de restructuration des banques en cas de difficulté.
Au-delà du ressentiment (légitime) des peuples à l’égard du système bancaire, la question des banques est primordiale car l’UE ne peut plus improviser comme lors de la dernière crise et ces mécanismes de résolution doivent être gravés dans le marbre afin de maintenir la confiance – encore vacillante – dans le système bancaire européen. Par ailleurs, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Alors que les dirigeants européens finalisent les mécanismes de résolution de faillites des banques, ils devraient saisir l’opportunité d’étendre la mesure à toutes les entreprises en Europe : nous devons mettre en place un cadre commun de résolution des faillites et des difficultés des entreprises, ou Chapitre 11 (par référence au droit des faillites aux États-Unis) version européenne.
Quand on compare d’ailleurs les deux continents, l’Europe en général, et la France en particulier, attire moins de capitaux que les USA du fait de l’absence de mécanismes organisant ex ante les faillites. Cette question du crédit se pose non seulement lors de la défaillance, mais aussi lors de l’expansion de l’entreprise. Les Européens doivent créer un marché de capitaux de type Eurobonds, pour regrouper les placements privés nationaux actuels (Euro PP, Schuldschein) et des émissions thématiques européennes (infrastructure bonds, green bonds) ; tout éventuel prochain quantitative easing devrait concentrer les achats d’actifs sur ce dernier marché, bénéficiant plus directement aux citoyens mais aussi aux petites entreprises : pour ces dernières, à l’Institut Thomas More, nous avons depuis longtemps imaginé de créer un mécanisme de financement des petites entreprises à l’échelle européenne, similaire à la SBA/SBIC américaines : small and medium size businesses lending facility. Elle prendrait la forme d’une ligne de crédit auprès de la BCE distribuée par les banques locales.
De manière générale, dans le policy mix européen actuel en 2019, deux éléments n’ont pas bien fonctionné au cours des dernières années :
- Les critères de Maastricht de gestion de la dette et des dépenses publiques, par trop rigides (rigidité venant se cumuler à celle de l’Euro) ;
- Le rôle trop important de la BCE et de la politique monétaire qui a paru dédouaner les autres acteurs de toutes responsabilité.
Sur le premier sujet, et au risque de paraître iconoclaste, nous préconisons de sortir immédiatement des critères de Maastricht les budgets d’investissement publics pour retrouver de la flexibilité en cas de besoins contracycliques ; et comme corollaire de n’autoriser du déficit que sur la partie investissement et non fonctionnement de notre budget.
Sur le second sujet, il convient tout simplement de retrouver un peu de créativité en matière de politiques fiscales et budgétaires.
Jacques Rueff disait que l’Europe se ferait par la monnaie ou ne se ferait pas. Il avait sans doute raison, mais jamais il n’aurait imaginé les Européens précipiter l’avènement de la monnaie unique sans prendre en compte les données de la science économique. Après l’essor du marché unique, plusieurs décennies de convergence auraient été nécessaires avant de lancer la monnaie unique ; il n’est cependant pas trop tard pour reprendre le processus de manière progressive et réaliste il nous faut espérer pour cela des dirigeants européens plus pragmatiques, moins idéalistes, plus patients et soucieux du bien commun des citoyens européens au-delà de leur propre mandat…
Sébastien Laye
Investisseur et chercheur associé en Économie à l’Institut Thomas More
- Cet article est une adaptation d’une partie d’une note récente écrite par Sébastien Laye pour l’Institut Thomas More, sur les défis monétaires et financiers de la construction européenne (mai 2019). ↩
- Pour ceux interessés par l’histoire de ces errements économiques et politiques, il faut lire Ashoka Mody, The Euro Tragedy, a drama in nine acts, Oxford University Press, 2018, 672 p. ↩
- Christian Saint-Étienne, Osons l’Europe des Nations, Éditions de l’Observatoire, 2018, 224 p. ↩