Lors d’un entretien accordé à la Revue Politique et Parlementaire, le docteur Laurent Alexandre, chirurgien urologue et auteur de nombreux ouvrages sur les technologies disruptives, tire la sonnette d’alarme : l’Europe est en train de se laisser distancer dans la course à l’intelligence artificielle, avec des conséquences graves pour les générations futures. Il appelle les décideurs politiques à prendre conscience de l’urgence et à agir pour rattraper le retard.
Revue Politique et Parlementaire – Docteur Laurent Alexandre, pourriez-vous nous rappeler votre point de vue sur l’évolution rapide de la technologie et son impact sur la société notamment en ce qui concerne l’amélioration de l’humain à travers la cybernétique et la biotechnologie ?
Laurent Alexandre – Je pense que le dépassement du cerveau humain par l’intelligence artificielle est imminent et que cela aura deux conséquences.
Une partie importante de la population va être marginalisée, ce sera une gigantesque « gilet-jaunisation » ce qui poussera les parents à accepter des techniques d’enhancement cérébral par des implants, comme ceux que développe Elon Musk, et par une sélection embryonnaire dont on voit qu’elle est plébiscitée par 38 % des Américains aujourd’hui.
Revue Politique et Parlementaire – Pensez-vous que l’avènement de l’humain 2.0 risque d’accentuer les inégalités sociales entre ceux qui auront accès à la technologie et les autres ?
Laurent Alexandre – Il n’y aura pas de problème d’accès parce que ces technologies ne coûteront pas cher ! En revanche, il reste des problèmes politiques et éthiques mais l’éthique change très vite. Ce que penseront nos enfants de ces sujets-là est très peu prévisible. Nous changeons d’éthique comme nous changeons de chemise. En Amérique du Nord, on a fait des lobotomies, c’est-à-dire couper le cerveau en deux pour traiter la masturbation chez des adolescents dont on considérait qu’ils se masturbaient trop.
Aujourd’hui cela semble complètement fou sur le plan éthique alors qu’à l’époque cela semblait licite et c’était acceptable par la communauté enseignante et par les médecins. Cela montre à quel point nous changeons d’éthique très rapidement. Donc il est très difficile de savoir ce que nos descendants vont décider pour rendre nos enfants et nos petits enfants complémentaires de l’intelligence artificielle.
Revue Politique et Parlementaire – Spontanément, lorsqu’on évoque les nouvelles technologies, la question de leur coût élevé vient à l’esprit. Cependant, votre propos semble indiquer une réalité différente. Serait-il possible de développer votre point de vue sur ce sujet ?
Laurent Alexandre – Les technologies électroniques voient leur coût s’effondrer parce que la puissance informatique est de moins en moins coûteuse. La courbe des coûts de ces technologies suivra la baisse des coûts des téléphones portables. Il y aura une démocratisation des techniques de neuro-enhancement dans les décennies qui viennent.
Le problème éthique va polariser la politique. On a toujours pensé que les technologies allaient rester trop coûteuses pour être démocratisées. En réalité, la Loi de Moore[1] entraîne une baisse tellement rapide du prix des technologies que le problème économique est secondaire. On a pensé à une époque que seule une toute petite élite aurait un téléphone portable, en réalité, il s’est démocratisé. Les technologies d’implants intracérébraux suivront la même courbe. Donc il ne restera que des enjeux politiques.
Revue Politique et Parlementaire – L’Europe se distingue clairement de la Chine et des États-Unis en matière d’éthique de l’IA. Pensez-vous que les politiques européens assoupliront les réglementations en la matière dans les années à venir ? Est-ce que cela favorisera l’essor de l’innovation ?
Laurent Alexandre – L’écart entre la Californie et l’Europe va s’accroître. L’Europe est incapable de suivre technologiquement l’Amérique du Nord. Il y aura une marginalisation technologique et industrielle de l’Europe en général et de la France en particulier.
Revue Politique et Parlementaire – Pourriez-vous nous éclairer sur votre opinion concernant le financement de la tech en Europe ?
Laurent Alexandre – Le financement de la tech est très en deçà de la Chine et des États-Unis car l’Europe ne s’intéresse pas à la technologie. Elle ne s’intéresse qu’à la réglementation et la régulation de la technologie. La spécialisation industrielle de l’Europe, c’est la régulation. Elle est championne du monde dans la réglementation et la régulation mais elle ne sait pas produire de nouvelles technologies. Elle ne le fait que très marginalement. Donc le déclin de l’Europe va se poursuivre. Un ressaisissement de l’Europe dans les années qui viennent est-il possible ? Ce n’est pas certain, l’opinion est technophobe, le Parlement européen est technophobe. L’Europe est le continent le plus décroissantiste au monde, alors que le monde entier veut de la croissance et du développement technologique. On peut penser que le décrochage de l’Europe va se poursuivre.
Revue Politique et Parlementaire – Est-ce que cela signifie que l’Europe restera principalement un consommateur plutôt qu’un producteur dans le domaine de l’intelligence artificielle, malgré les discours politiques qui expriment l’ambition de faire de la France un leader dans ce domaine ?
Laurent Alexandre – L’Europe va rester un consommateur de technologie. Toutefois il y a des acteurs compétents en intelligence artificielle en Europe et la création de la start-up Mistral montre qu’il y a un potentiel de recherche significatif en France. Malheureusement, la recherche publique est sous-financée : on est payé 3 500 euros net quand on est un jeune spécialiste d’intelligence artificielle au CNRS ou à l’INRIA alors que Google paie les gens au moins dix fois plus. Le budget global de la recherche et développement en France c’est 2,2 % du PIB alors qu’il est à 5 % en Corée du Sud et en Israël. L’Europe en général et la France en particulier n’investissent pas suffisamment en recherche et développement. Il ne faut jamais oublier que le budget recherche et développement d’Amazon dépasse 70 milliards de dollars par an, c’est-à-dire vingt fois le budget du CNRS.
Revue Politique et Parlementaire – Un mot sur l’IA Act ?
Laurent Alexandre – L’IA Act est une bénédiction pour les acteurs américains, cela va accentuer l’écart entre la Californie et l’Europe. Pendant que l’Europe va réguler et castrer ses innovateurs, l’Amérique va rester leader mondial de l’intelligence artificielle.
L’IA Act est un immense cadeau fait à Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Nvidia.
Revue Politique et Parlementaire – Selon vous l’Europe est-elle trop attachée à l’éthique ?
Laurent Alexandre – Le problème principal c’est que l’Europe n’a pas de vision géopolitique. L’Europe est un castrat technologique : l’Europe manque de testostérone. L’Europe n’a pas compris qu’une immense bataille technologique et industrielle est à l’œuvre pour le contrôle de l’intelligence artificielle, l’Europe est en dehors du coup. Peut-elle se réveiller avant d’être complètement humiliée par les puissances montantes de l’intelligence artificielle ? Je n’en suis pas sûr aujourd’hui, l’Europe est devenue un continent masochiste qui prend plaisir à être écrabouillé par la Californie. On a vu à quelle vitesse Ariane a été écrasée par Elon Musk. Ariane était leader dans l’envoi de satellites. En 2023, Ariane a envoyé trois fusées, Elon Musk a envoyé des centaines de satellites et possède 75 % des satellites qui tournent autour de la terre au moment où nous parlons. L’Europe n’a rien vu, elle a maintenu une gouvernance d’Ariane complètement débile. Nous sommes en train de perdre la bataille dans toutes les technologies les unes après les autres, à part l’aéronautique. Nous avons perdu la bataille des OGM par obscurantisme. Nous avons perdu la bataille biotechnologique, nous avons perdu la bataille de l’IA, nous avons perdu la bataille du cloud computing[2], les échecs se suivent. Je trouve que c’est désespérant et je suis convaincu que nos enfants et petits-enfants nous jugeront extrêmement sévèrement.
Revue Politique et Parlementaire – Que pensez-vous de la récente déclaration d’Elon Musk sur la nécessité de ralentir le développement de l’IA lorsque certains commentateurs déclarent que ce n’est qu’un subterfuge pour rattraper son retard sur ses concurrents ?
Laurent Alexandre – L’IA va trop vite, notamment pour les politiques qui n’arrivent pas à galoper derrière la réalité technologique. Pourra-t-on la freiner ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il faut que la société se prépare. Le dépassement du cerveau humain par l’intelligence artificielle dans mille à deux mille jours maximum est un changement civilisationnel considérable. Il faut s’y mettre tout de suite sinon on va avoir un grave accident politico-social. Derrière les appels au moratoire, il y a beaucoup d’acteurs qui ont pris du retard sur l’IA et qui souhaitent freiner le jeu, le temps de devenir compétitif. Elon Musk a pris du retard par rapport à Gemini et GPT 4. Il a donc une certaine volonté de rattraper ce retard. Il ne faut pas oublier qu’au-delà de ça, la position de Musk sur l’intelligence artificielle est incompréhensible. En même temps, il explique que nous risquons d’être écrasés par l’IA et il a comme projet, au-delà de Grok[3], de créer une super intelligence artificielle tellement intelligente qu’elle comprendrait les grandes énigmes de l’univers et qu’elle protégerait l’humanité, un petit peu comme un monument historique. C’est très illogique ; vouloir lutter contre la toute puissance des IA en créant une IA encore plus intelligente, est assez étrange.
Revue Politique et Parlementaire – La Revue s’adresse à des décideurs politiques, est-ce que vous auriez un message, une recommandation à leur transmettre pour conclure ?
Laurent Alexandre – Il faut arrêter de « déconner », ce sont nos enfants et nos petits-enfants qui vont payer l’addition de notre retard technologique !
Docteur Laurent Alexandre,
Auteur de La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT, Éditions J-C Lattés, 2023
Propos recueillis par Paul Lusseau
[1] Cette loi, formulée par le cofondateur d’Intel, Gordon Moore, en 1965, observe que le nombre de transistors dans un circuit intégré (puce électronique) double environ tous les deux ans. Cette observation empirique a conduit à des progrès rapides dans le domaine de la technologie des semi- conducteurs et a été une force motrice derrière l’évolution rapide de la puissance de calcul et la diminution des coûts des composants électroniques au fil du temps.
[2] Modèle informatique permettant l’accès à des ressources informatiques, telles que des serveurs, des bases de données, des réseaux et des logiciels, via Internet, offrant ainsi une flexibilité, une évolutivité et une économie par rapport à l’approche traditionnelle basée sur l’infrastructure locale
[3] Grok a accès en temps réel aux informations du réseau social X. C’est ce qui différencie cette intelligence artificielle des autres. Elle a la capacité d’explorer tous les messages postés sur le réseau social.