Pour se doter de quelques raisons d’espérer, sans doute faudrait-il penser l’Europe comme un « nouveau monde ». Peut-elle l’être seulement ? s’interroge Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire.
Percluse d’une histoire qu’elle tend parfois à vivre comme un remords, elle se cherche un chemin entre un idéal de solidarité et une velléité de puissance. L’Europe est l’ombre portée de l’Union : elle la hante, venant de très loin, au point parfois d’immobiliser ses dirigeants, comme si cet héritage tumultueux venait à les paralyser, comme si le large monde autour d’eux suscitait aussi une stupeur, un effroi qu’ils ne parvenaient pas à maîtriser et à contenir !
Ce continent a inventé la politique démocratique, la délibération, la nation, autant de formes qui ont irrigué une entreprise à vocation universelle. Il en subit aujourd’hui toutes les crises, en éprouve tous les malaises, s’y cogne la tête, les reins et le cœur dans bien des impasses.
Au faîte d’un certain art de vivre, les Européens se heurtent à la conscience que c’est peut-être le crépuscule d’une société, la leur, qui approche.
À bout de souffle, ils essayent néanmoins de se réinventer eux-mêmes, à défaut d’inventer le monde comme ils le firent, sous bien des aspects, par le passé. Dans l’immédiat, ils témoignent d’un vide : celui du politique comme aspiration à maîtriser son destin. Pierre Manent, dans l’entretien en tous points lumineux qu’il a accordé à Frédéric Lazorthes, délivre un constat de très grande portée lorsqu’il observe que « les gouvernements ne donnent plus forme à la vie commune, ils sont chargés d’administrer des règles, des règles qui en principe doivent valoir pour tous les êtres humains puisqu’elles découlent des droits de l’homme ».
Est-ce une force intrinsèque qui, habitant l’histoire, frapperait pour autant à la porte de ce vieux continent ?
Confrontée de plein fouet à cette crise du politique comme volonté, l’Europe, encore une fois, serait au promontoire du destin.
Civilisation abattue, déclinante, tiraillée entre les champions des peuples et les hérauts d’un fédéralisme sans État, dans ses tourments existentiels, la voilà qui, du fin fond du doute, en viendrait, braise sous la cendre, nous signifier un « éternel retour »… De nos épreuves, et de la plus brutale d’entre elles pour des peuples qui se sont bâtis autour d’une certaine idée de la puissance, voire de l’hégémonie, les Européens, s’affrontant, si ce n’est à la fin de l’histoire, mais à celle d’une forme de politique, seraient les premiers à s’interroger sur les nouvelles finalités de cette dernière : multilatérale par nécessité, interdépendante dans ses diversités nationales, à la recherche enfin d’une cité à reconstruire qui fasse sa part aux peuples et au « bien commun ». De ce point de vue et de manière empirique, coincé entre son cortège d’erreurs, ses incantations parfois vaines, ses ressentiments transgressifs, le débat européen anticiperait des débats plus souterrains encore, voire plus profonds, telluriques en quelque sorte à l’image d’une terre continentale en quête d’un nouveau monde. Reste à savoir lequel… Alors, oui, peut-être faudrait-il imaginer l’Europe comme si l’on embrassait avec l’innocence du premier regard, un horizon qui se découvre…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef