La démission du gouvernement libanais ne satisfait pas le mouvement de protestation populaire qui demande également le départ du président Michel Aoun. Explications de François Costantini, enseignant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Août 1990, il y a exactement 30 ans : les partisans du général Aoun, enfermé dans le bunker du Palais présidentiel de Baabda, défilent dans les dernières régions chrétiennes tenues par l’Armée libanaise, arborant les portraits de celui qui est alors présenté comme l’ultime rebelle face à la mainmise définitive du Liban sur le pays du Cèdre. Le régime de Damas ayant alors la pleine bénédiction des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, avec le silence approbateur des pays européens.
Août 2020 : des centaines de jeunes Libanais, chrétiens en grand nombre, prennent d’assaut les ministères pour exprimer leur douleur et leur colère à la suite de la dramatique explosion du 4 août dernier. Les portraits du président de la République en exercice, Michel Aoun, sont déchirés et brûlés en public.
Comment M. Aoun est-il passé, en 30 ans, du pinacle au pilori ?
Parce qu’aux yeux d’une grande majorité de Libanais, il incarne les reniements, les trahisons, les hypocrisies, les volte-face et la corruption généralisée de la classe politique.
Lui qui, en 1989, se présentait comme le chevalier blanc face à la classe politicienne qui allait abdiquer la souveraineté libanaise entre les mains de la Syrie sur le sol de l’Arabie saoudite, par le biais des Accords de Taëf.
En 1989-1990, alors qu’il occupe à titre provisoire la direction de l’Etat, le général Aoun déclenche coup sur coup deux guerres meurtrières et dramatiques qui auront raison de la souveraineté du pays mais aussi de la place jusqu’alors consistante des chrétiens dans la direction politique du pays.
En déclenchant une « guerre de libération » contre la Syrie, Aoun pensait attirer l’attention et l’implication de la communauté internationale sur le Liban. Alors que celle-ci avait alors les yeux rivés sur la chute du Mur de Berlin. Ce qui témoignait d’une absence totale de lucidité sur la situation géopolitique proche-orientale d’alors.
La Syrie, précisément, était alors considérée comme le maillon indispensable d’un axe américano-saoudien se dessinant dans une région entrant de plein pied dans l’après-Guerre froide et les illusions de la paix israélo-arabe qui allaient se dessiner. L’Irak de Saddam Hussein, après avoir défendu occidentaux et monarchies pétrolières contre la révolution iranienne, était désormais dans le viseur de Washington
Par la suite, nombre de dirigeants chrétiens, Samir Geagea, dirigeant des Forces libanaises en premier lieu, tombèrent dans le panneau des « Accords de Taëf », qui avaient pour but, en réduisant au passage sensiblement les prérogatives des chrétiens, de livrer pieds et poings liés le Liban à la Syrie comme monnaie d’échange à son adhésion à l’axe Washington-Ryad.
Mal cependant pris au général Aoun de déclencher une guerre visant à éradiquer les Forces libanaises. Alors que celles-ci avaient, durant près de 15 ans, constitué l’armature de défense des chrétiens, en dépit de ses errements récents.
Le résultat se solda par une mainmise totale de la Syrie sur le pays, 15 ans d’exil en France pour Michel Aoun et 11 années de détention dans des conditions particulièrement inhumaines pour Samir Geagea.
Revenu au Liban en 2005 après la « Révolution du Cèdre » consécutive à l’assassinat de Rafic Hariri, M. Aoun, utilisant, il est vrai, les ambiguïtés et les ambivalences des convertis récents à la souveraineté du Liban (à l’image d’un Walid Joumblatt, ayant ordonné, durant la guerre, des massacres contre des milliers de civils chrétiens, qui devraient lui valoir, normalement, une traduction devant une juridiction criminelle majeure, du fait de l’imprescriptibilité et du régime de compétence universelle de ce qui est qualifié de crimes contre l’humanité), changea tout à coup d’optique, devenant la voiture-balai des résidus pro-syriens au Liban.
Allant au bout de sa logique, il conclut en 2006 une alliance politique avec le Hezbollah. Qui n’en demandait pas tant, trouvant en cette occasion une couverture chrétienne et nationale pour justifier son armement massif et la prédominance stratégique sur le pays.
M. Aoun, à travers l’alliance avec le Hezbollah (prédominant sur la communauté chiite et sur le camp musulman, à plus forte raison depuis l’assassinat de Rafic Hariri), visait en fait à assouvir son ambition ultime : l’accession à la présidence de la République, quelles qu’en soient les circonstances et les conséquences.
Installé au pouvoir, Aoun a facilité la perpétuation du système politicien et prébendier issu de la guerre et renforcé par la tutelle syrienne sur le pays.
A l’image du président du Parlement, Nabih Berri, en place depuis 30 ans, dont les partisans squattent un grand nombre de postes de fonctionnaires dans tous les secteurs.
Lors du déclenchement des émeutes d’octobre 2019, la cible privilégiée des manifestants fut le propre gendre d’Aoun, Gebran Bassil, politicien médiocre et accusé par les Libanais de symboliser la corruption dans sa face la plus détestable.
De plus, en refusant toute enquête internationale sur l’explosion survenue dans le port de Beyrouth, Aoun prête désormais le flanc aux critiques l’accusant de vouloir dissimuler toute vérité, et de couvrir éventuellement l’implication – fut-elle indirecte – du Hezbollah.
A travers le délitement de M. Aoun, les Libanais, et plus particulièrement les chrétiens, ont désormais conscience que, depuis la tragique disparition de Béchir Gemayel en septembre 1982, ils ne retrouveront probablement jamais le leader qui leur donnera non seulement l’espoir mais aussi l’envie de croire en leur pays.
En dénonçant M. Aoun comme cible privilégiée, les Libanais ont décidé de dénoncer une classe politicienne les pires du monde, dans le mensonge, la corruption, quand ce n’est pas dans la pire criminalité.
François Costantini
Enseignant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Auteur de Le Liban. Histoire et destin d’une exception
Photo : Belish, Shutterstock