L’histoire politique du Liban indique de par ses diverses étapes, que l’influence d’éléments « étrangers » est prépondérante quant à la sauvegarde des constantes de cette entité-message, et d’emblée quand ce pays « sui generis » est éprouvé par des périodes de troubles majeures qui mettent son existence et sa mission historique en danger imminent, telle la période actuelle, où l’Etat et ses institutions sont quasiment discrédités, ou plutôt en voie de dislocation.
C’est ce qui a incité le Patriarche Maronite, et suite à ses tentatives intermittentes de médiation, et après avoir constaté une caducité dans les solutions et les possibilités, à proposer une feuille de route à deux créneaux :
la déclaration de la neutralité active d’une part, et la sollicitation d’organiser une conférence internationale sous l’égide de l’ONU afin de reconfirmer la reconnaissance internationale en ce petit pays coincé dans une géopolitique riche mais dangereuse.
Plusieurs questions se posent dans cet ordre d’idées :
1. Les causes de la crise actuelle se trouvent-elles au sein du système constitutionnel ou plutôt dans la domination des agendas extra-libanais ?
Pour sûr, en application de l’accord de Taëf de 1989 qui a mis fin à la guerre « militaire », la Constitution libanaise fut amendée avec une redistribution des prérogatives entre les pouvoirs constitutionnels, ce qui a dû créer une certaine anarchie au niveau des mécanismes de règlements des différends politiques, au lieu que les textes de la Constitution ne constituent des cadres de solutions aux crises diverses, on se trouve avec une crise constitutionnelle due à l’ambigüité des textes d’une part et aux procédures constitutionnelles incomplètes d’autre part.
Plus ! la présence des armées non libanaises et des factions militarisées au sein du pays a compliqué la situation en s’ajoutant à une application sélective et aberrante des dispositions de Taëf. Ceci a fait du Liban, un Etat d’adhésion avec vainqueurs et vaincus. Cette situation s’est fondée sur une domination syrienne généralisée de la politique libanaise.
Ainsi le mécanisme démocratique s’est trouvé briser et continuer à l’être avec la non adoption d’une stratégie de défense nationale, ce qui a fait tourner les choses vers une confrontation autour du thème des armes non « officielles » et de leur domination sur la scène libanaise.
Tout ce qu’on a précédemment élaboré indique, sans aucun doute, que le concept de l’Etat ainsi que le peuple souffrent à cause de la régression terrible des services étatiques.
A leur tête, vient la justice qui devait constituer, de par son pouvoir coercitif, la voie d’assainissement obligatoire, afin de redresser la situation économique suite à l’effondrement du secteur bancaire et des biens publics et privés dilapidés et pris illégalement par une classe de « business politique » qui use de tout sans aucune possibilité de contrôle ou de sanctions avec un système au sein duquel la corruption s’est enracinée avec l’omniprésence d’un clientélisme fondé sur une coalition perverse entre les dirigeants politiques, bancaires et ceux du monde du « business » qui ont tous dû mener le pays a une quasi- faillite qui se précipite de plus en plus.
2. Que peut-on entendre juridiquement et politiquement par neutralité et internationalisation préconisées par le Patriarche Maronite ?
Le Patriarche Rai vise une solution globale qui pourrait mettre fin au désarroi qui s’accroit à tous les niveaux. Il a jugé, à bon sens, que les médiations et les initiatives locales caduques sont sans aucun résultat concret. Parallèlement, la situation nationale s’avère une crise cruciale qui menace éminemment le présent et l’avenir du Liban et de ses nouvelles générations avec une responsabilisation inexistante et enracinée des gouvernants.
Dans cet ordre, viennent les crises permanentes au niveau de la formation du gouvernement, suspendues sur des conditions et des contre-conditions qui laissent le pays sans un pouvoir exécutif avec plein pouvoir, pourtant indispensable pour proposer un plan scientifique et global du redressement économique et de mettre en place des séries de réformes fondamentales et intrinsèques afin de regagner une certaine confiance au niveau de la communauté et des institutions internationales pour qu’elles reprennent leur soutien financier et technique.
Il s’avère scandaleux, que le cabinet ne se forme pas pour des raisons inexplicables, en dépit de la perpétration le 4 août d’un crime contre l’humanité de par sa portée et ses répercussions. Un crime dont l’enquête se trouve étourdie par une politisation évidente qui vise à protéger des influents qui pourraient être inculpés par la Cour de justice pour négligence dans l’exercice de leurs fonctions, ou d’avoir commis des crimes d’ordre pénal. Et tant que la classe politique corrompue essaie de garder son champ loin de toutes sanctions face à un crime aussi crapuleux, les autres crimes d’ordre financier, administratif, judiciaire risquent d’être bafoués. Tout cela ne fera que consolider l’état anarchique du pouvoir politique, que Bkerke a brillamment et analytiquement décrit.
« Neutralité » veut simplement dire que le Liban doit s’écarter fermement et irréversiblement des conflits de toute sorte, de la politique d’alignement ou plutôt d’attachement aux axes régionaux et internationaux. Il avait payé cher toutes les causes du Moyen Orient et a constitué à plusieurs reprises et, a priori, un terrain fertile du forcing régional et même international, et ce depuis la période de la guerre froide, et du Camp David.
N’oublions pas que c’est principalement et parfois seul, que le Liban a supporté les remous du conflit palestino-israélien, notamment avec des centaines de milliers de Palestiniens refugiés au Liban depuis les années 1948, 1967 et 1970 et avec une omniprésence militaire palestinienne qui a dû déclencher une guerre atroce durant une quinzaine d’années, qui a fait exploser le pays et a détruit ses éléments fondamentaux.
La « Neutralité » veut tout simplement dire juridiquement un Etat indépendant autogouverné sans interférences quelconque, qui trouve son immunité et sa stabilité de par sa neutralité active.
C’est à dire capable de jouer un rôle de médiateur entre les nations et les peuples et constituer un lieu de dialogue et de communication entre les familles religieuses et les diverses civilisations.
Certes, le Liban a un contentieux avec Israël et son Etat neutre ne veut pas dire un assainissement des relations mais plutôt une présence forcément internationale qui peut aider le Liban a regagner ses droits frontaliers et a préserver ses ressources naturelles tout en étant membre fondateur de la Ligue arabe et bien engagé dans ses statuts et chartes. Il tiendra toujours, même en Etat juridiquement neutre, à défendre les droits et à consolider le principe de solidarité en cas d’unanimité suivant les dispositions même de la Charte de la Ligue signée en 1945.
Dans ce sens, la neutralité ne peut engendrer ses effets que lors de sa reconnaissance par l’ONU, ce qui suppose l’exigence d’un accord international minimal entre les superpuissances, notamment les membres permanents du Conseil de Sécurité qui peuvent jouer leur rôle en facilitant et protégeant la reconnaissance de cette neutralité. Ainsi, la Conférence internationale sollicitée par Bkerke doit avoir la neutralité comme l’un des points à discuter et à adopter, et il y en a d’autres aussi culminants et délicats, comme le renforcement de l’armée libanaise, la solution du problème des réfugiés palestiniens, le retour des déplacés syriens et avant tout la réitération de la reconnaissance internationale de l’indépendance et de la souveraineté du Liban, ainsi que de son rôle dans cette région du monde.
La conclusion d’une conférence internationale spéciale pour le rétablissement du Liban ré-indique la reconnaissance de la communauté internationale de ce pays comme membre fondateur et actif de l’ONU, et un message de modèle de communication et de dialogue. Cette conférence préconisée par Bkerke ne vaut pas une tutelle quelconque sur le Liban et sur sa souveraineté, ce n’est qu’une demande légitime pour sauver cette convivialité libanaise qui souffre actuellement d’un danger imminent et sur tous le plans et les domaines, notamment des services publics et de la justice.
Cette justice est un enjeu majeur, et son indépendance de l’influence politique constitue une condition nécessaire pour tout plan de redressement politique et économique fiable.
Toute une opinion publique et médiatique est profondément convaincue que la justice est en péril au Liban, notamment avec tous les dossiers d’ordre financier dont des crimes de corruption non résolus et bien avant ceux nés suite au développement du dossier de l’explosion du Port.
En effet, la crise au Liban s’avère un dilemme stratégiquement dangereux suite à l’écroulement des institutions et le chaos touchant plusieurs secteurs vitaux dont l’électricité, le taux de change, le pétrole et le prix des produits de base.
Pas de solution en vue, pas de gouvernement en vogue, une initiative française en hibernation et qui constitue, jusqu’à nouvel ordre, la seule feuille de route transnationale fiable. La proposition de Bkerke reste une feuille de route nationale qui exige une compréhension et un dialogue profond et transparent.
Certes, le Liban se trouve face à un changement radical de son identité historique, et les solutions ne sont pas à la portée de quiconque, voire même aux superpuissances de ce monde comme la France qui s’est montrée plus attachée à l’avenir du Liban ainsi qu’à ses intérêts vitaux que certains responsables qui voient nettement que le pays est en état d’effritement sans aucune réaction de leur part.
En conclusion, on peut constater que le Liban a besoin d’aide imminente de la communauté internationale pour le sauver et rétablir son rôle, freiner la faillite économique causée par la corruption « politico-business » afin de le redresser avec la concrétisation de certaines constantes, comme celle de la convivialité communautaire, la protection de ses frontières ainsi que de ses droits vitaux maritimes et terrestres et sa souveraineté nationale mais, avant tout, sa diversité qui exige une relecture de la Constitution afin de la moderniser et de la rendre plus productive pour régler les questions épineuses de la politique politicienne.
Antoine Z. Sfeir
Docteur et maître de conférences en droit international, avocat aux Barreaux de Beyrouth et Paris
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