Dans cet article, Arnaud de Raulin, Professeur émérite des universités examine la thématique de l’octroi de mer, une taxe historique ayant des implications fiscales, économiques et sociales majeures pour les départements d’outre-mer français, dans le contexte de la nécessité de réformes fiscales et de l’harmonisation avec le droit européen.
La thématique de l’octroi de mer revient régulièrement dans l’actualité à la fois dans un souci de réforme fis- cale et d’amélioration des comptes publics des départements d’outre-mer 1.
L’octroi de mer est une taxe perçue sur les marchandises et biens importés de la métropole à des collectivités d’outre-mer ( Guadeloupe, Martinique, Réunion, Mayotte et la Guyane …). C’est une vieille taxe qui daterait du 17ème siècle. L’étude historique de ce droit nous révèle que son origine remonte à une époque très ancienne , en 1670, sous l’appellation de « droit de poids ». C’est un droit qui frappait tous les produits importés dans les colonies et qui subsista jusqu’en 1789. Dès le premier mai 1819, une ordonnance coloniale introduit la notion de « l’octroi aux portes de la mer ». Cette recette figurait parmi les recettes ordinaires de la Martinique et de la Guadeloupe. En réalité, ce droit ne diffère guère des droits d’octroi municipal de l’époque antérieure établis aux portes de la mer : il n’eut de modification que dans la dénomination. C’est dans le sénatus-consulte du 4 juillet 1886 qu’apparaît pour la première fois l’expression « octroi de mer ». Ce texte transfère au Conseil général les compétences exercées jusqu’alors par les gouverneurs, en la matière. En ce qui concerne la période contemporaine, ce sont les lois du 11 janvier 1892 et du 19 mars 1946 ainsi que leurs décrets d’application qui fixèrent dans leurs grandes lignes le statut du droit d’octroi de mer. Certes ces textes précisaient bien le caractère essentiellement transitoire de ces mesures….Plus récemment, le statut de 1984, qui n’était pas conforme aux dispositions du traité de Rome, amènera le législateur français à en modifier le régime. D’autres lois vont se succéder (17 et 18 février 1986, les lois du 2 juillet 2004 et celle du 29 juin 2015) seront votées dans un souci d’harmonisation avec le droit européen.
Quatre décisions du Conseil de l’Union européenne relatives au régime de l’octroi de mer dans les régions ultra-périphériques françaises adoptées en 1989, 2004, 2014 et 2021, visent à préserver leur intégration au marché européen, tout en prévoyant des adaptations propres à ces régions telles que définies dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Article 349).
En effet, en considération de la spécificité (faible superficie, éloignement, insularité, climat, dépendance économique..) de certains territoires ultramarins faisant partie de l’Union européenne :
« Le Conseil arrête les mesures visées au premier alinéa en tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières des régions ultra-périphériques sans nuire à l’intégrité et à la cohérence de l’ordre juridique de l’Union, y compris le marché intérieur et les politiques communes 2.
Deux remarques pertinentes peuvent être faites par rapport à cet article : d’une part le Conseil utilise une procédure législative. Il statue sur proposition de la Commission et après seulement consultation du Parlement européen. D’autre part, il est bien mentionné que les mesures adoptées ne doivent pas « nuire à l’intégrité et à la cohérence de l’ordre juridique européen.. » (alinéa 3 de l’article 349).
L’octroi de mer face aux défis nationaux et européens
Le débat sur l’octroi de mer comporte deux éléments principaux qui sont à la fois de nature idéologique et économique. C’est une analyse systémique et globale que nous emprunterons.
L’objectif des mesures prises essentiellement visent à préserver l’intégration des régions d’outre-mer dans un ensemble européen qui soit cohérent et solide. Aux territoires d’outre-mer français bénéficiant de l’octroi de mer (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Mayotte et la Guyane …), il faut y ajouter d’autres territoires ultra périphériques comme les Açores, Madère (Portugal), les Iles Canaries (Espagne), Saint Martin et Saint Barthélémy (France).
Il est intéressant de noter les différentes interprétations qui sont données concernant l’octroi de mer. Celles-ci situent bien l’enjeu du débat. Une première conception l’appréhende essentiellement comme un instrument de protection et de développement pour l’économie locale et les collectivités territoriales. Les tenants de cette thèse se fondent notamment sur les articles 92 par 3 et 227 par 3 du traité de Rome qui prévoient des conditions particulières pour les DOM. Il s’agit là d’une argumentation plus politique et économique que ju- ridique. Une deuxième conception plus libérale et européenne considère l’octroi de mer comme étant un système fiscal transitoire qui doit permettre à moyen terme, l’intégration et la mise à niveau de l’économie « domienne » aux normes occidentales. La discussion est lancée et largement ouverte.
La problématique actuelle de l’octroi ne se comprend et ne se pose que sous l’angle d’un marché unique. Cette équation est elle-même une source d’antagonismes et de contradictions. D’un côté, l’octroi de mer a été conçu comme un instrument de protection des collectivités territoriales, et d’un autre côté le marché unique a pour objectif la mise en place d’une économie complètement ouverte et concurrentielle. Ce sont deux logiques qu’il convient de rendre compatibles. Dans les conditions actuelles des départements de l’outre-mer français, le schéma d’une économie complètement ouverte ne semble pas réaliste si l’on s’en tient aux différents rapport sociaux et économiques de ces territoires. L’intervention du député guadeloupéen le 6 mars 2024 en est l’illustration la plus vivante. Max Mathiasin y dénoncait notamment la suppression de 79 millions d’euros dans le prochain budget 2025 du Ministère de l’Outre-mer dans le cadre de la politique de réduction du déficit du budget de l’État français. Il enchainait sur la cherté de la vie, le manque de logements sociaux, et une partie de la population qui serait en situation de pauvreté.
La Cour des Comptes a préconisé une réforme de l’octroi de mer.
Dans le dernier rapport présenté le 5 mars 2024, le Président P. Moscovici y a fait de nombreux constats : « des comptes complexes, ambigu et illisibles ». Il y ajoutait : « On observe d’importantes distorsions ou des effets pervers. Cela privilégie la section de fonctionnement par rapport à l’investissement, L’octroi de mer ne compense pas les handicaps du développement Il a un impact incontestable sur la cherté de la vie. Il ne permet pas enfin l’insertion des Outre-mer dans l’échelle de valeur mondiale… »
La Cour ne préconise pas une rupture du système mais plaide pour un nouveau dispositif qui serait axé prio- ritairement sur les investissements structurants (hôpitaux et missions régalienne…).
L’objectif de ces réformes serait aussi « de donner des signaux » pour une prochaine réforme.
Le gouvernement actuel semble s’inscrire dans le même esprit que la Cour des Comptes. Cependant, il ne semble pas exclure le scénario d’une « rupture » avec l’octroi de mer au profit d’une taxe locale….
La doctrine a déjà fait plusieurs propositions pour remplacer l’octroi de mer avec pour objectif de le rendre compatible avec le droit communautaire. Plusieurs mécanismes sont proposées en remplacement : le premier consiste dans sa transformation en TVA, une part de la taxe perçue étant réservée aux communes en proportion de l’octroi de mer qu’elle recevait au moment de la prochaine réforme…; dans la seconde proposition, il s’agit d’instituer dans les DOM une taxe de soutien au développement (TSD) frappant tous les produits consommés localement quelque soit leur origine.
La première proposition apparaît peu compatible avec les orientations retenues dans le cadre du rapprochement communautaire de la TVA et aboutirait à retirer un instrument fiscal aux instances locales décentralisées et priverait l’Etat d’une partie de ses moyens financiers.
Quant à la seconde proposition, elle ressemble plus dans ses grandes lignes à la taxe actuelle de l’octroi de mer et on se trouverait exactement dans la situation de la « taxe d’effet équivalent à un droit de douane » interdite par les règlements communautaires.
Quelque soit la solution retenue, l’octroi de mer qui est un système dérogatoire au droit commun pose en même temps la question plus générale de l’avenir du statut fiscal des DOM.
Ces deux dossiers étant inséparables, ils doivent recevoir des réponses cohérentes et adaptées à la structure politique, économique et sociale des DOM.
Il ne faut pas mettre la problématique de la dimension identitaire à l’écart de l’octroi de mer.
Cette taxe participe sur de nombreux points aux identités marines. Beaucoup d’élus ultramarins y sont attachés. Ce système symbolise, à côté d’autres dispositifs, le principe de libre administration et d’autonomie financière des collectivités locales. En plus, elle apporte un soutien financier substantiel aux communes puisque que la part de l’octroi de mer représente à peu près un tiers des recettes. Cela signifie que la disparition de l’octroi de mer aurait des conséquences politiques et sociales majeures dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés « domiennes ».
L’octroi de mer et l’application d’un régime complexe
Pour le juriste, il faut traduire en norme ces deux objectifs apparemment incompatibles que sont , d’une part les principes d’unicité douanière et de libre circulation des biens et d’autre part , les objectifs de développement prévu par l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’UE.
À partir de ces mesures, on ne peut s’empêcher de se poser la question de savoir les limites ou les critères de flexibilité de l’article précité. La question fondamentale que pose le statut de l’Outre-Mer est la suivante : peut-on définir une nouvelle voie, celle d’un statut qui allie à la fois la protection et le développement économique et social de ces régions et l’adaptation des DOM à l’économie européenne et mondiale ?
Pour l’instant, le soutien financier de l’octroi de mer est considérable puisqu’il représente pour l’ensemble des collectivités d’outre mer un montant de 1,6 milliards d’euros en 2022. Cette somme constitue 32 % de leurs ressources globales et 57 % des dépenses de fonctionnement.
On comprend dès lors la réaction des responsables des collectivités ultramarines à l’Assemblée nationale le 14 février 2024 lorsque le gouvernement évoque la possibilité de remplacer l’octroi de mer par un autre système. P. Lebreton , vice-président de l’exécutif réunionnais déclarait : « L’octroi de mer est le dernier élé- ment de notre autonomie fiscale ». Il ajoutait : « La TVA ? On sait très bien que, lorsqu’une recette va à Bercy, le retour chez nous est beaucoup plus difficile ».
L’octroi de mer remplit deux fonctions principales : il protège les économies locales et représente une source de revenus pour les budgets des communes et des collectivités territoriales.
L ‘octroi de mer est la principale ressource des collectivités locales. En 2019 , cette taxe, représentait 36 % des recettes fiscales des communes de la Réunion, 43 % de celle de de Guyane, 45 % en Guadeloupe, 47 % en Martinique, et plus de 75 % pour celle de Mayotte. Cette taxe est demandée à l’entrée d’un territoire. Son taux peut varier de 0 % à 60 %, sauf pour les alcools et le tabac. Il est calculé sur le montant total d’un produit incluant les frais de transport. En cas d’absence de production locale ou parce que les produits sont de première nécessité, les autorités locales choisissent d’appliquer des taux faibles ou nuls. Chaque année, une liste est fixée en général par délibération du Conseil régional de la Guadeloupe et de la Réunion, les l’assemblée de Guyane et de la Martinique ou le Conseil départemental de Mayotte. Ces collectivités délibèrent sur la stratégie générale, fixent les taux par produit, déterminent les modalités de répartition par crédit et un quart du produit total de l’octroi de mer dit « régional « sera affecté à la région. Ce sont les services de douane qui collectent les taxes et celles-ci touchent autant les entreprises que les particuliers. Ces derniers peuvent être exonérés de taxes en deçà d’un certain montant.
L‘existence de cet impôt nourrit certaines critiques et fait l’objet de nouvelles propositions.
D’un point de vue fiscal, dans certains cas, cette taxe peut être assimilée à une taxe d’effet équivalent. Pour certains, ce qui est prioritaire avant tout, c’est l’unicité du territoire douanier constituant le fondement même de l’ Union européenne et il ne peut être contesté au regard de la spécificité des DOM. Pour les tenants du « tout Europe », la notion d’unicité du territoire douanier européen est essentielle et fondamentale pour la construction de européenne. L’ atteinte à l’unicité du territoire douanier est égale qu’il s’agisse d’une frontière nationale ou régionale. On ne distingue pas les produits nationaux ou les produits en provenance d’autres États membres qui seraient frappés d’une taxe en raison du franchissement de cette frontière. Une deuxième thèse fait prévaloir le concept de régions périphériques. Il s’agit essentiellement d’améliorer la pertinence fiscale et économique du système de l’octroi de mer et de renforcer le concept des régions ultra-périphériques aux institutions européennes. L’objectif est d’obtenir l’accord des régions d’outre-mer afin de créer « un code de bonne conduite » entre les différents partenaires de l’octroi de mer (professionnels, régions, État et Commission européenne) afin de réduire les contentieux et les procédures diverses. Cette proposition s’appuie sur un ensemble de textes : d’une part l’article 73 de la Constitution française, qui dispose notamment que le régime législatif et l’organisation administrative des DOM « peuvent faire l’objet d’adaptation tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités » et d’autre part l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. On pourrait également demander aux DOM d’harmoniser le plus possible leur barème d’octroi de mer ou encore il serait possible de concevoir un programme finalisé visant à la compétitivité des DOM au bout d’une période déterminée. Les DOM seraient considérées alors comme des « entités spéciales « définies par leurs caractères de régions périphériques, lointaines, tropicales et en retard de développement.
On peut remarquer l’embarras et la prudence de la Cour de justice des Communautés européennes sur l’ensemble de ces dossiers portant sur l’octroi mer.
La rationalité du système de l’octroi de mer est souvent critiquée et mise en cause en raison de sa complexité. Le système actuel est souvent flou en raison de la variété de taux spécifiques de droits de douane qui sont appliqués sur les produits. Ces taux sont également différentes selon les régions. On y dénonce également son manque de rendement, de compétitivité et comme un frein à l’emploi. D’autres l’appréhendent purement et simplement comme un outil de développement pour les DOM. Certes ces critères ne correspondent pas exactement aux critères d’une économie capitaliste. Pour l’instant, l’existence de l’octroi de mer est en suspens jusqu’à la prochaine décision du Conseil de l’Union européenne à Bruxelles en 2027.
Quel peut être l’avenir économique de l’octroi de mer dans un cadre communautaire ? En tous les cas, sa suppression aurait des effets néfastes et profonds pour les DOM, en particulier pour les communes, car il demeure surtout comme un instrument de développement économique et social pour ces territoires. Cette taxe a un poids important sur les comptes publics de ces collectivités et les économies locales.
La disparition de cette barrière fiscale entraînerait non seulement la disparition d’un marché local spécifique à chaque territoire d’outre-mer mais également un bouleversement social pour ces populations.
L’octroi de mer est contraire au principe de la liberté de concurrence qui est une règle fondamentale des échanges de biens et marchandises à l’intérieur de l’Union européenne. Ces collectivités sont considérées dans une certaine mesure comme des membres à part entière de l’Europe. La difficulté est de trouver un juste équilibre entre les principes de concurrence, fondement de l’Union européenne et le principe de développement en faveur des régions insulaires et éloignées. Des mesures d’adaptation seront donc nécessaires des deux côtés pour maintenir cet instrument qui est un enjeu central pour les habitants de l’outre-mer.
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités