Alors que le projet de loi porté par la ministre du Travail, Myriam El Khomri est en discussion à l’Assemblée nationale, seuls 18 % des Français soutiennent le projet de loi en l’état. Chez les experts, les avis sont partagés. C’est par tribunes interposées que depuis le début du mois de mars ces derniers s’interpellent sur les effets attendus de cette réforme.
Bien qu’ayant mis du temps à émerger au vu de la méthode proposée par le gouvernement, les positions des experts sur la loi travail sont très divisées. Après une tribune très favorable au gouvernement qui a réunit plus d’une trentaine d’économistes de renom, parmi lesquels Jean Tirole (seul prix Nobel français d’économie vivant) ou Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste et directeur d’étude au FMI, c’est Thomas Piketty et Daniel Cohen, rejoint par une vingtaine d’autres économistes, qui se sont positionnés sur le texte en soulignant ses probables effets limités sur le chômage.
Une loi travail à la méthode très contestée
De façon générale, l’ensemble des experts critique la méthode employée par le gouvernement. Loin du travail de concertation, de discussion avec les partenaires sociaux voulu par le gouvernement depuis le début du quinquennat, l’élaboration de ce projet de loi montre une nouvelle fois les paradoxes qui entourent le dialogue social voulu par le gouvernement. Terra Nova souligne d’ailleurs dans une note « qu’il est paradoxal qu’un texte d’inspiration social-démocrate ait été porté de façon aussi peu… sociale-démocrate ! ».
Certes, le gouvernement a, après une hésitation, annoncé ne pas recourir au 49-3. Il a également repoussé la présentation du projet de loi en conseil des ministres de deux semaines. Mais on peut raisonnablement penser que sur un sujet aussi sensible, qui concerne l’ensemble des Français, il est regrettable de ne pas avoir permis une véritable participation de tous des acteurs (syndicats, experts, politiques…) qui aurait sans doute évité, ou tout du moins atténué, de nombreux débats sur cette réforme.
« Une avancée pour les plus fragiles »
Il s’agit du titre de la tribune portée par Jean Tirolle et publiée dans le Monde début mars. Pour de nombreux économistes, cette loi, loin d’être parfaite, constitue une avancée pour les publics les plus précaires. Ils rappellent en effet que les plus touchés par le chômage restent les plus jeunes et les moins diplômés. Les CDD représentent aujourd’hui près de 90 % des embauches et placent les salariés dans une forte précarité. Les personnes embauchées en CDD étant confrontées à une forte instabilité, un manque de formation professionnelle, une rémunération plus faible que pour un CDI et des difficultés d’accès à des crédits ou des logements.
En limitant le recours au CDD, cette loi va donc pour ces experts diminuer les inégalités qui existent face au marché du travail : « En réduisant l’incertitude qui entoure le CDI, le projet de loi El Khomri est de nature à changer la donne : c’est avant tout à ces publics défavorisés qu’elle va donner accès à un emploi durable ». La loi répond pour eux à une crainte des entreprises de recourir au CDI face à laquelle « un barème plus précis des indemnités octroyées par les Prud’hommes et une définition objective des situations pouvant justifier un licenciement sont de nature à inverser ces tendances. » En Espagne après le vote d’une telle loi il y aurait selon eux eu près de « 300 000 embauches en CDI dès l’année suivante ».
D’autres experts soulignent par ailleurs la positive réorganisation du marché du travail qui traverse cette proposition de loi. L’iFrap, très critique de la position des syndicats, salue par exemple dans un article « les prémices d’une nouvelle organisation du travail, mieux adaptée à un monde où le salariat cessera d’être la norme, où peu à peu les indépendants se substitueront aux employés et les donneurs d’ordre aux patrons ». Terra Nova, plus nuancé, souligne tout de même que le renforcement des négociations d’entreprises et la plus grande flexibilité possible pour ces dernières « sont de nature à ouvrir le chemin vers un droit social à la fois plus négocié et plus inclusif ».
Une loi travail aux effets contestés sur le chômage
À l’opposé de ces positions relativement favorables, les économistes conduits par Thomas Piketty, chargé d’étude à l’EHESS et Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’ENS, s’attaquent à l’articulation même entre les objectifs portés par la loi de réduction du chômage et les effets concrets qu’elle pourrait avoir.
Pour eux, la principale cause du chômage est la recherche constante de diminution du déficit public. « En voulant réduire trop rapidement ce déficit, il y a eu des effets importants sur le chômage. Une politique de redressement budgétaire visant à ramener le déficit sous la barre des 3 % : de 2013 à 2015, la croissance moyenne s’est établie à 0,4 %. Il ne faut pas chercher plus loin la cause de la hausse du chômage. »
Mais surtout, ils contestent les effets que pourrait avoir la loi travail. En renforçant les possibilités des employeurs au détriment de la protection des salariés on menacerait directement les capacités de réactivité de notre économie face à de futurs chocs : « d’un point de vue empirique, il n’y a aucune preuve convaincante d’une relation entre la protection de l’emploi et le chômage […] au contraire, les protections contre le licenciement conduisent à amortir les chocs, à la hausse comme à la baisse ». Ils citent d’ailleurs l’Allemagne où le CDI est particulièrement encadré ce qui n’empêche pas la performance économique selon l’OCDE.
Finalement, ces experts soutiennent un plus grand encadrement des recours aux CDD qui doivent être restreints « au cas où ils se justifient vraiment ». Sens dans lequel les dernières annoncent du gouvernement semblent se diriger.
Au delà des plaidoyer d’experts, il reste à voir comment la loi travail évoluera au vu des mobilisations importantes des syndicats, mais aussi des positions des différents acteurs politiques. Le parcours législatif de ce projet reste long et il semble difficile au vu des nombreux débats qui anime la question du droit du travail de prévaloir du texte final.
Alexandre Gavard