“Les travaux d’écolier sont des épreuves pour le caractère et non point pour l’intelligence. Que ce soit orthographe, version ou calcul, il s’agit d’apprendre à vouloir.”
Le philosophe et essayiste Émile-Auguste Chartier, dit Alain, pose là une constatation qui se veut également réflexion d’ensemble sur la place, dans notre raisonnement, de l’orthographe, mais aussi conjointement sur celle de notions telles que l’effort, le travail, le mérite.
“L’orthographe est de respect ; c’est une sorte de politesse.” C’est ainsi que le philosophe-essayiste concevait cette discipline, loin des propos d’un Raymond Queneau pour qui “L’orthographe est plus qu’une mauvaise habitude, c’est une vanité.”
L’orthographe serait donc, aux yeux de certains ou certaines, insignifiant, frivole, voire futile. Dernièrement, s’est rajouté un qualificatif qui tend à présenter la maîtrise de notre langue comme une démarche élitiste, une volonté de creuser un fossé entre ceux qui savent écrire et les autres.
L’orthographe, un indicateur d’aptitude à raisonner ou un marqueur social ?
“De valeur absolue, l’orthographe est devenue une valeur aléatoire, ornementale, facultative.” déplore Bernard Pivot. Ce constat est affligeant mais bien lucide.
L’orthographe ne fait bien sûr pas le génie mais, loin d’être un vœu pieu, elle est la manifestation d’un esprit éclairé. Mobilisant réflexion, connaissances, esprit avisé et critique tout à la fois, l’orthographe illustre au quotidien l’aptitude d’une personne à réfléchir tout simplement et, conjointement, à réunir culture, bagage intellectuel et bon sens.
Lors de mes publications sur un réseau professionnel, je me retrouve régulièrement face à des commentaires agressifs mettant en avant un soi-disant élitisme de la démarche (les plus cultivés se réclamant des travaux de Bourdieu), un mépris porté sur les fautifs, ou encore une futilité complète de l’orthographe au détriment des autres capacités de la personne.
Tout d’abord, nul élitisme dans cette volonté de respecter notre langue. L’orthographe serait désormais l’apanage d’une caste de sachant, de la seule fine fleur des diplômés de grandes écoles, de l’aristocratie socio-professionnelle française.
C’est oublier un peu facilement que nos grands-parents maîtrisaient parfaitement notre langue (et ses difficultés également) alors qu’ils ne possédaient qu’un certificat d’études primaires (le CEP).
Pour rappel, ce certificat d’études symbolisait la fin de l’instruction obligatoire d’un élève ayant suivi un cursus d’études primaires en France et sanctionnait le passage au secondaire. Créé en 1866 sous l’impulsion de Victor Duruy, il attestait l’acquisition de connaissances élémentaires en calcul, histoire, géographie, en sciences, mais aussi en écriture et en lecture. Il s’adressait principalement aux élèves entre 12 et 14 ans qui ne poursuivaient pas des études dites secondaires, ce qui représentait jusque dans les années 1960 la majorité des élèves. Le « CEP » était alors déjà présenté à l’époque comme une forme d’élitisme, alors que le taux de reçus parmi les présentés, lui, est très élevé dès le départ : de l’ordre de 66 % au début des années 1880, de 80 % une dizaine d’années plus tard et de près de 90 % à partir du XXe siècle. Et ce, malgré l’aspect éliminatoire de la dictée (« cinq fautes majeures » valaient un « zéro »).
Émulation, travail, mérite… tout autant d’éléments qui faisaient de la dictée, de l’épreuve de rédaction et des questions de grammaire, le socle des compétences requises à tout écolier français.
Nos enfants seraient-ils donc moins intelligents que leurs ainés, que leurs résultats dévissent dans les classements concernant les évaluations en français notamment ? Il faut dire qu’avec les différentes propositions de certains partis politiques voulant, avec le même raisonnement, supprimer les chiffres romains, ou encore privilégier l’aspect phonétique à celui graphique dans une phrase, la question peut légitimement se poser.
Maîtriser la langue française n’est pas lié à l’intelligence mais à l’envie ; cela n’est pas associé à l’intellect mais à l’application et au travail fournis. Bref, la sélectivité s’opère à un autre niveau : celui de savoir fournir un effort.
Ensuite, le mépris reproché est souvent le fait de ceux qui, justement, se revendiquent comme réfractaires à une orthographe trop compliquée à leurs yeux. Ils manient l’insulte et l’outrance par manque d’argumentation de fond. Dès lors que l’on creuse un peu, le silence se fait et la seule réponse apportée est d’ordre idéologique : il faut simplifier l’orthographe car… celle-ci serait trop compliquée à apprendre ! Rien de moins qu’un appel au nivellement par le bas. L’orthographe doit s’adapter aux usagers et non l’inverse ; l’enseignant doit se limiter au niveau de l’élève et non amener l’élève au sien.
L’appel est lancé, il faut « démocratiser » l’orthographe !
Si certaines modifications peuvent en effet se concevoir, pour bien d’autres c’est faire fi des origines, de l’histoire, de la construction de notre langue. Nos mots ont des racines et l’étymologie prouve l’ascendance de nos termes. À travers ces derniers, c’est une culture qui est en cause ; c’est une exception parfois, mais un mode d’expression toujours. L’orthographe se fait alors le nouveau cheval de bataille d’un activisme social. Justement, parlons de l’aspect social.
“L’orthographe participe de la vie sociale.” estime Bernard Pivot. Il semblerait que cela soit encore plus vrai dans le domaine professionnel.
L’orthographe, un incontournable lors de sa recherche d’emploi et sa vie professionnelle.
Sans être un critère de recrutement unique, la maîtrise de l’orthographe a pris une place importante aux yeux des recruteurs. Elle est même devenue un critère décisif puisque 80 % des employeurs estiment rédhibitoires les difficultés à s’exprimer à l’oral, et 73 % des employeurs jugent rédhibitoires les difficultés à l’écrit (sondage IPSOS 2021).
Ainsi, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’étude révèle qu’aux yeux des employeurs, la maîtrise de l’expression et de l’orthographe est largement plus valorisée que la maîtrise de l’anglais. Cela est d’autant plus valable ces dernières années, alors que la généralisation du télétravail nécessite des facultés d’expression plus développées. Les échanges en face à face se faisant moins systématiques, la communication directe étant plus ponctuelle, les aptitudes à s’exprimer correctement à l’écrit se révèlent essentielles. Précision, désambiguïsation, clarté sont précieuses pour éviter les malentendus.
Échanges par courriels et visioconférences rythment désormais beaucoup plus souvent le travail. Cela a rendu évidente et renforcée l’importance de la qualité de l’expression et de l’orthographe dans ces formes prises par l’activité de nombreux salariés.
Une expression écrite approximative peut causer des malentendus, (consignes incomprises, procédures inapplicables). Cela va donc créer un surcroît de travail (du fait de la reprise des documents, de la correction nécessaire à y apporter), ainsi qu’un problème d’image et de qualité perçues…
Étant donné l’importance prise par les rapports de toutes sortes, les manuels de procédures ou les simples courriels professionnels, nous sommes de plus en plus dans une société de l’écrit.
L’exigence est d’autant plus accrue que le poste est stratégique.
Certains recruteurs vont même plus loin en en associant cela avec de l’impolitesse, du laxisme, et même un manque de professionnalisme, montrant ainsi que la personne ne mesure pas les enjeux que cela représente. Seule une véritable valeur ajoutée pourra alors compenser le manque de maîtrise dans ce domaine.
L’orthographe, une fatalité ?
Non ! La réponse est immédiate. Préparant mes étudiants à l’une des certifications les plus en vue dans ce domaine, je constate chaque année combien les réticences disparaissent vite, combien les appréhensions se surmontent, simplement par une approche méthodique et volontaire, y compris auprès des étudiants dysorthographiques. Ces derniers ont bénéficié particulièrement de cette formation ce qui leur a permis d’acquérir plus d’aisance à l’écrit et de gagner en sérénité dans ce domaine.
La majorité de mes étudiants (re)découvrent leur langue mais surtout reprennent confiance en eux et reprennent la main sur leur plume (ou leur clavier) avec assurance, voire fierté. Ils réalisent par la même occasion que les mots ont un sens, une histoire et que leur pensée sous-tend l’orthographe, mais aussi est d’autant mieux exprimée que le mot est correct.
Cela interroge entre autres sur la façon d’aborder le français dans les études primaires et secondaires en France. Et c’est alors là que les notions d’exigence, d’ambition, d’effort, de mérite… retrouvent leurs lettres de noblesse si l’on peut dire.
Une erreur ne devient une faute (d’orthographe) que par sa réitération. Il n’y a donc aucune excuse, avec un apprentissage assidu et volontaire, de faire de l’orthographe un élément discriminant, excluant.
L’une des principales tactiques des tenants de l’évaluation inclusive consiste à qualifier d' »élitistes » les attentes et les normes universitaires authentiques. L’orthographe se trouve alors en première ligne et lors de certaines évaluations (baccalauréat y compris), il a parfois été demandé de ne pas baisser les notes pour des fautes d’orthographe car assimilé à une démarche trop stigmatisante, trop sélective.
Que ce soit un élément sélectif, certes ; comme bien d’autres domaines. La sélection n’est pas, comme certains le pensent, un gros mot ou un concept à éradiquer de la pensée. Elle est consubstantielle de tout enseignement, et de notre vie au quotidien.
Mais contrairement aux aptitudes physiques, aux prédispositions que l’on peut retrouver dans certains domaines tels que ceux artistiques, l’orthographe est une question d’apprentissage, de méthode et de volonté. Tout le monde a la possibilité de s’y confronter avec succès, à condition de s’en donner les moyens et de le vouloir, bien sûr. Alors, à nous de nous emparer de cet enjeu !
Savoir bien s’exprimer, c’est savoir partager sa pensée. « C’est dans les mots que nous pensons » rappelait le philosophe G. Hegel.
Alors montrons envers les mots, le même respect que nous accordons à la pensée qui les fait naître, et accordons à leur orthographe le même soin que celui que l’on prodiguerait à un invité de marque.
Savoir mettre l’accent sur un élément central, c’est aussi savoir bien le choisir et le poser au bon endroit du mot. Loin de devoir être mise entre parenthèses, l’orthographe est ce trait d’union qui permet d’apostropher comme de ponctuer nos propos, et de matérialiser ainsi nos pensées.
Floriane Zagar