Élections européennes obligent, le vieux serpent de mer de l’Union des marchés de capitaux (ou « UMC ») se paie une sortie hors des cercles technocratiques pour faire son retour au cœur du débat politique, flanqué de sa « cousine », l’union bancaire. Certaines déclarations récentes du chef de l’État français témoignent de l’importance donnée à ce sujet. Il est vrai qu’en dépit d’un premier plan d’action de la Commission en 2015, puis d’un deuxième en 2020, la part des marchés de capitaux dans le financement des entreprises européennes reste encore trop limitée. En outre, aucune institution bancaire paneuropéenne ne semble aujourd’hui émerger et être de taille pour animer un hypothétique marché financier unique.
La cause sous-jacente de ce phénomène tient à ce que plusieurs États membres contraignent leurs banques domestiques à conserver sur le territoire national les avoirs de leurs clients. De fait, la mutualisation des liquidités au sein de groupes bancaires européens géants est techniquement impossible, ce qui ne procure guère d’incitation à la consolidation du secteur.
L’union bancaire et sa dérivée seconde, l’UMC, sont donc désespérément bloquées et il n’existe toujours pas de marché unifié de l’épargne en Europe.
En conséquence, les marchés de capitaux européens semblent bien étroits par comparaison à ceux des États-Unis. Ainsi, la part relative de l’Europe dans l’activité boursière mondiale, notamment les introductions en Bourse (ou « IPO »), demeure relativement faible. De fait, l’économie européenne reste dépendante du crédit bancaire, ce qui représente un risque, voire un frein, pour la croissance. En effet, en période de crise, ou de remontée des taux d’intérêt, les banques contractent leur offre de prêt et privent les entreprises des financements indispensables à leurs besoins d’investissement.
Inversement, aux États-Unis, le financement des entreprises est largement désintermédié, grâce à l’existence des marchés financiers les plus profonds et les plus liquides du monde.
Le manque d’intégration des marchés des capitaux en Europe explique sans doute, avec le différentiel de productivité, une partie du décrochage de l’économie européenne par rapport aux États-Unis. L’écart est devenu particulièrement flagrant depuis 20 ans : en effet, le PIB par tête de l’UE, en dollars courants, est aujourd’hui deux fois moindre que celui des États-Unis, alors que la décote n’était que de 30% en 2008. L’Europe s’appauvrit donc, faute de nouveaux investissements. Pendant que les fonds de pension américains drainent des montants astronomiques d’épargne sur les marchés financiers, seuls trois États de l’UE ont fait le choix d’un système de retraite obligatoire par capitalisation.
Tous les autres États membres privilégient des systèmes de retraite par répartition, ou les pensions des retraités sont financées par les cotisations des actifs.
Dans une économie fermée, Keynes a montré que l’épargne est toujours égale à l’investissement, indépendamment du niveau des taux d’intérêt. En effet, une économie fermée ne peut épargner qu’en augmentant son stock de capital. En revanche, dans une économie ouverte, l’épargne et l’investissement ne sont pas nécessairement égaux. En effet, dans ce cas, l’épargne peut être déployée soit en augmentant le stock de capital, soit en acquérant des avoirs extérieurs. Ainsi, dans une économie ouverte, l’épargne d’un pays peut être empruntée par un autre pays et les pays qui génèrent un surplus de balance courante, sont en situation d’investissement extérieur net.
C’est exactement le cas de l’UE dont 300 milliards d’euros de capitaux privés s’envolent chaque année vers l’étranger, faisant de la zone un investisseur net pour le reste du monde. Or, si l’épargne européenne est dirigée vers l’extérieur, cela conduit alors à une insuffisance de l’investissement au sein de l’UE et donc à la baisse de la production de biens et de services dans la zone. Mécaniquement, cela implique davantage d’importations, ce qui impacte négativement la balance commerciale. Par ailleurs, cette insuffisance de l’épargne doit être compensée par le recours à des emprunts extérieurs, qui augmentent le niveau de la dette.
Cela peut conduire, comme en France actuellement, à la fameuse situation des « déficits jumeaux » où un pays se trouve à la fois en déficit budgétaire et en déficit commercial. Dans cette configuration, particulièrement dangereuse économiquement, le pouvoir d’achat de la population est supérieur à la production domestique. Cet écart est comblé par l’importation de biens étrangers, payés grâce à l’accroissement de l’endettement national. A terme, le risque est celui d’un ajustement brutal du niveau de vie, quand la dette devient insoutenable.
La fragmentation et le manque de profondeur des marchés de capitaux européens privent les entreprises locales de sources de financement adéquates. Ainsi, on comprend aisément que les entreprises européennes les plus dynamiques soient tentées d’aller chercher des capitaux outre-Atlantique. On note, à cet égard, les récents commentaires du président de TotalEnergies sur la pertinence d’établir la cotation boursière principale son entreprise aux États-Unis.
Il est donc essentiel que les Etats membres et les entreprises de l’UE aient accès à des sources de financement importantes et stables au sein même de la zone et ne deviennent pas dépendants de sources externes. Il y a là un enjeu évident de souveraineté face aux Etats Unis, mais aussi à la Chine.
L’épargne prend typiquement trois formes distinctes : les actifs bancaires, les actifs proposés par les investisseurs institutionnels et la détention directe de titres par les ménages (actions et obligations). Or, si le montant de l’épargne européenne est important (35 000 milliards), celle-ci est souvent immobilisée dans des dépôts bancaires (10 000 milliards) ou des livrets de placement à court terme. De plus, l’épargne gérée par les investisseurs institutionnels, est souvent investie en produits de dette souveraine, pour financer les déficits publics et non l’investissement productif. Une des propositions du récent rapport de Christian Noyer est donc la mise en place d’incitations fiscales à l’échelle de l’UE pour que les épargnants placent leur argent en actions de sociétés européennes.
Mais, la difficulté vient notamment du fait que les comportements d’épargne des ménages au sein de l’UE sont très singuliers et difficiles à faire évoluer rapidement pour des raisons à la fois historiques et culturelles.
Même si la théorie économique a du mal à le démontrer formellement, les observations empiriques montrent que l’épargne d’aujourd’hui fera l’investissement de demain et la croissance d’après-demain. Or, une partie importante de l’épargne européenne est actuellement prêtée au « reste du monde », alors qu’elle aurait pu financer des investissements dans la zone. Car l’UMC, régulièrement mise en avant politiquement, n’a pas encore réussi à harmoniser les marchés de capitaux européens, ni à réduire la dépendance du financement de l’économie européenne au crédit bancaire.
En somme, l’UMC nécessite de disposer non seulement d’infrastructures bancaires robustes, mais aussi de règles harmonisées tant sur les pratiques de marché (avec superviseur unique des marchés financiers) qu’en droit des sociétés, notamment concernant le traitement des faillites d’entreprises. Autant d’initiatives qui ne seront pas faciles à déployer, surtout pour l’ensemble des 27 membres de l’UE. Ainsi, l’UMC pourrait, dans un premier temps, être mise place dans un noyau dur de seulement quelques pays. Cependant, soyons lucides, l’Allemagne a moins besoin de l’UMC que la France, pour au moins deux raisons : d’une part, le tissu des PME et ETI outre-Rhin est bien financé par une épargne abondante, et d’autre part, le pays est beaucoup plus rigoureux que la France au niveau budgétaire et demeure beaucoup moins endetté. Espérons néanmoins que, grâce aux initiatives françaises, la mise en place progressive de l’UMC pourra continuer à faire son chemin.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance
Senior Advisor chez Kingsrock