Depuis l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, l’Union européenne (UE) se découvre orpheline d’une promesse de sécurité américaine qu’elle croyait éternelle. Le 9 juillet 2016, lors du sommet de l’OTAN tenu à Varsovie, Barack Obama, sur le départ, avait voulu rassurer les Européens : «Dans les bons comme dans les mauvais jours, l’Europe peut compter sur les États-Unis. Toujours, tout en les appelant à davantage d’autonomie : «Chacun doit se prendre en main et faire mieux. » Aujourd’hui, l’Europe doit assumer elle-même sa propre paix, Donald Trump estimant qu’elle s’est construite pour «entuber» les Américains. Dans ce climat, le soutien européen à l’Ukraine est d’abord une question de survie pour l’UE. Côté ukrainien, y adhérer, ainsi qu’à l’OTAN, c’est s’assurer, en théorie, la garantie d’une paix durable. Pourtant, celle-ci vacille.
Bâtie sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, cette paix se fonde sur les valeurs démocratiques, l’État de droit, les libertés et la réconciliation franco-allemande. Pour les pères fondateurs de l’Europe (Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, Paul-Henri Spaak, Jean Monnet, Robert Schuman), la paix impose d’unir les nations. D’un côté, l’Europe supranationale se définit comme un espace de paix entre les États membres, de l’autre, l’implication des États-Unis au sein de l’OTAN les protège des menaces extérieures.
Pour comprendre ce miracle, il faut remonter le temps, lorsque la toute puissance des États souverains les précipitait dans l’abîme de guerres toujours plus meurtrières. Au début du XIXe siècle, le 18 juin 1815, Napoléon est défait à Waterloo. Bien que vainqueur, Wellington est choqué par le bilan humain de la bataille: 7 000 morts et 20 000 blessés côté français et plus de 5 000 morts et 10 000 blessés dans les rangs des alliés britanniques. Lors du congrès de Vienne, les alliés cherchent à stabiliser et pacifier le continent. La diplomatie de conférence du Concert européen aura bien du mal à tenir cet engagement et la guerre reviendra. À la fin du XIXe siècle, la montée en puissance de la Prusse inquiète la France. Le 19 juillet 1870, Napoléon III lui déclare la guerre. Elle dure six mois et fait 150 000 morts du côté français, 50 000 du côté allemand. La France perd l’Alsace et une partie de la Lorraine et doit verser 5 milliards de francs à l’Allemagne. Le 1ᵉʳ mars 1871, qualifiant la paix de «terrible», Victor Hugo déclare à la tribune de l’Assemblée nationale: «Il y a désormais en Europe deux nations qui seront redoutables: l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue. »
C’est la paix de l’humiliation pour la France et de la rupture de l’équilibre issu du Congrès de Vienne. Le début du XXe siècle est le théâtre d’une boucherie.
La Première Guerre mondiale fait 10 millions de morts. En 1919, l’Allemagne est exclue de la conférence de paix de Paris. L’humiliation change de camp. La nouvelle société internationale voulue par le président américain Woodrow Wilson est mise en échec. La méfiance aveugle les Européens. Dominé par le courant isolationniste, le Sénat américain rejette le traité de Versailles et le Pacte de la Société des nations. L’Allemagne est reconnue responsable «de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés». L’esprit de revanche et les égoïsmes nationaux l’emportent. Quinze ans plus tard, la propagande nazie s’appuie notamment sur le traité de Versailles pour alimenter le sentiment revanchard qui contribuera, à la faveur de la crise économique de 1929, au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. À la sortie du conflit, le bilan est effroyable: 60 millions de morts, dont 6 millions de Juifs exterminés dans les camps de concentration, l’utilisation, à deux reprises, de la bombe atomique par les États-Unis, à Hiroshima, le 6 août 1945, et Nagasaki, le 9 août.
Les Européens comprennent alors que la paix est d’abord celle qui doit les unir. Cela commence par la France et l’Allemagne. Pendant l’entre-deux-guerres , les appels à la réconciliation furent largement ignorés. Le baron Richard Coudenhove-Kalergi avait prophétisé: «La France et l’Allemagne sortiront européennes et alliées de la terrible crise dans laquelle elles se débattent, ou bien, en s’entre-dévorant, elles perdront tout leur sang par les blessures qu’elles se seront infligées. » En 1945, les Européens font le pari de la solidarité. Le plan Schuman du 9 mai 1950 constate: «L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. » Un an plus tard, la surproduction de charbon et d’acier est confiée à une haute autorité. La Communauté européenne du charbon et de l’acier fédéralise l’économie de la guerre pour préserver la paix.
Le 22 janvier 1963, la France du Général de Gaulle et la République fédérale d’Allemagne du Chancelier Adenauer scellent leur réconciliation en signant le traité de l’Élysée.
Cependant, les Européens enfin en paix devront affronter la menace soviétique. Pour s’en prémunir, le 17 mars 1948, la France, le Royaume-Uni et le Benelux avaient posé les jalons de leur sécurité dans une «Union occidentale» reposant sur une clause de défense mutuelle: toute agression armée contre un membre entrainera une réponse collective des autres membres. Le 28 septembre, à la tribune des Nations unies, Paul-Henri Spaak interpellait les Soviétiques: «Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C’est la peur. « La peur de vous, la peur de votre gouvernement, la peur de votre politique». Seuls les Américains étaient en mesure de conjurer cette peur pesant sur la paix. Le traité de l’Atlantique Nord du 4 avril 1949 reprendra la clause de défense mutuelle. Cette fois, la présence des États-Unis sera dissuasive. La clause Mousquetaire est devenue la clause parapluie. Les Européens traverseront la guerre froide sous cet abri.
En 1989, lorsque tombe le mur de Berlin, entrainant dans sa chute celle de l’Union soviétique en 1991, les Européens sont pris de court par une nouvelle crise. La Yougoslavie implose. La guerre civile déchire un pays au cœur du continent. L’Europe communautaire est impuissante. En 1992, le traité de Maastricht relance alors le projet de défense européenne. Le traité sur la Communauté européenne de défense avait été rejeté par la France le 30 août 1954, laissant place à une Union de l’Europe occidentale peu crédible, qualifiée par les chancelleries de «belle au bois dormant ». Depuis, la défense européenne a pris corps au sein de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE,instituée, en 2007, par le traité de Lisbonne. Mais il ne faut pas se méprendre. La PSDC n’a rien à voir avec la défense d’un État. Le régalien ne s’est pas fondu dans le droit européen.
Les États demeurent souverains. La police d’assurance de la paix européenne est restée américaine.
Au-delà des questions de principe, seule la force des évènements peut faire bouger les lignes. La guerre en Ukraine a obligé l’UE à réagir comme jamais auparavant. Le 25 février 2022, au lendemain de l’invasion russe à grande échelle, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a fait un vœu: «L’Europe ne pourra gagner cette confrontation sans apprendre à parler le langage de la puissance. » Elle a su prendre des décisions rapides et parfois spectaculaires, en multipliant les sanctions contre Moscou ou en décidant, de manière inédite, de fournir des armes à l’Ukraine. Cependant, en 2004, à la fin de son mandat, Josep Borrell dresse un constat amer: «Nous sommes un soft power dans la mesure où nos armes sont l’état de droit et le commerce. » Le premier est affaibli par les populismes. Le second est en proie aux aléas du coût des matières premières et des droits de douane dont Donald Trump veut se faire le champion.
Le 28 février dernier, dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, Donald Trump et le vice-président, J-D Vance, ont délibérément humilié le Président ukrainien, Volodymyr Zelinsky, prenant à témoin le monde entier. Lorsqu’elle est dictée par l’humiliation, la paix ne peut réellement exister. Comme souvent, les Européens sont au pied du mur. La défense européenne est plus que jamais vitale. Mais laquelle? Celle, dont les principes sont inscrits dans le traité de Lisbonne, peut-elle enfin s’affirmer comme puissance? Le 2 mars, c’est à Londres, au pays du Brexit, que s’est jouée la relance de cette défense. Deux jours plus tard, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a présenté un plan de 800 milliards d’euros sur cinq ans pour «réarmer l’Europe».
Trump menace de se désengager de l’OTAN. Il l’avait jugée obsolète en 2016 avant de changer d’avis quelques mois plus tard, lors d’une visite du secrétaire général de l’alliance, Jens Stoltenberg, à la Maison-Blanche. Le 6 mars dernier, il a une nouvelle fois visé l’Alliance atlantique: «S’ils ne paient pas, je ne vais pas les défendre», mettant en cause la capacité des Européens à porter secours aux États-Unis en cas d’attaque. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, la clause de défense mutuelle de l’OTAN avait été activée pour la première fois depuis 1949, mais la réponse fut essentiellement américaine. Seules deux opérations antiterroristes, Active Endeavour, en octobre 2001, et Eagle Assist, d’octobre 2001 à mai 2002, ont été menées en application de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord.
Répondant aux menaces de Trump, lors du Conseil européen extraordinaire du 6 mars dernier tenu à Bruxelles, les chefs d’État et de gouvernement ont validé le plan de la Commission et ont dressé une liste d’investissements prioritaires dans une dizaine de domaines, dont les systèmes de défense aérienne, l’artillerie, les missiles, les drones ou encore la mobilité militaire. Cet effort capacitaire inédit est destiné à venir en aide à l’Ukraine tout en assurant la sécurité du continent. Mais cela prendra du temps. L’autonomie stratégique de l’UE, défendue par Emmanuel Macron, n’est encore qu’un projet. La mise à disposition de l’arsenal nucléaire français ne fait pas l’unanimité, ni en Europe, où certains États membres, comme la République tchèque, jugent cette idée prématurée, ni en France, où le Rassemblement national s’est immédiatement opposé à cette initiative présidentielle, Marine Le Pen considérant que la dissuasion nucléaire française devait rester française et ne pouvait être partagée.
L’UE se réveille bien tard. Si elle dispose des ressources industrielles, financières ou humaines pour atteindre ses objectifs, elle peine à définir une ligne stratégique claire. La doxa de l’unanimité sur les questions de défense limite ses marges de manœuvre. Dans l’immédiat, la protection américaine reste vitale. Or, les États-Unis d’un Donald Trump au discours hostile à l’Europe et imprévisible nous exposent aux vents mauvais venus de l’est. En 1796, Kant imaginait une paix perpétuelle reposant sur la confiance réciproque: «On ne doit se permettre, dans une guerre, des hostilités qui seraient de nature à rendre impossible la confiance réciproque, quand il sera question de la paix. » Pour Donald Trump, la confiance réciproque est une faiblesse. La paix en Europe en est gravement affectée. Les Européens ont le sentiment légitime qu’elle est en sursis. Un sentiment qui dure, toutefois, depuis 80 ans.
Nicolas CLINCHAMPS
Professeur de droit public
Université de la Sorbonne Paris Nord