Dans une chronique du Figaro parue le 8 mai dernier, l’essayiste Nicolas Baverez analyse le moment « post-populiste » de l’Italie de Giorgia Meloni, en rupture avec les accusations anticipant un retour du fascisme, et avec les « oracles prédisant son inéluctable échec ». Une chronique courageuse, notamment pour un intellectuel qui a assumé publiquement avoir voté deux fois pour Emmanuel Macron. Une chronique engagée aussi, qui traduit une lecture néolibérale de la recomposition politique à l’œuvre en Italie, et potentiellement en France. Explications.
Nicolas Baverez, normalien, énarque, avocat d’affaire, auteur d’une biographie de Raymond Aron, éditorialiste au Point, entre autres, est un intellectuel d’une lucidité remarquable, et un marqueur tout à fait fiable du courant libéral français. La question qui se pose immédiatement est : Pourquoi cette entreprise de « réhabilitation » de Giorgia Meloni dans une tribune où le qualificatif habituel d’« extrême droite » n’apparaît pas, où l’on apprend que « la ligne politique suivie par Giorgia Meloni n’est pas néo-fasciste.
Elle n’est pas révolutionnaire, mais conservatrice […] elle ne dénonce pas les élites, ne condamne pas l’impuissance de la démocratie représentative, ne méprise pas l’État de droit », une tribune qui accorde même à la Première ministre italienne d’avoir dépassé la vague populiste qui a conduit, entre autres, à la « déroute du Brexit », aux « prises de position obscurantistes adoptées durant la pandémie de Covid » ou encore « l’alignement avec les autocrates, Poutine en tête, au moment où la Russie fait peser une menace existentielle sur l’Europe » ?
Tribune louangeuse ? Glissement à l’extrême droite de Nicolas Baverez ? Rien de tout cela ! Baverez était, et demeure, un néolibéral pragmatique. Il prend acte du changement d’époque que nous traversons.
Pour comprendre, il faut poser sur notre nez les lunettes de Nicolas Baverez, voir ce qu’il voit désormais clairement et qui reste pourtant totalement obscur à 30% des Français environ :
Le macronisme est un échec total ! Juillet 2023, l’intellectuel libéral publie un éditorial implacable dans Le Point : « Y a-t-il encore un Président ? » La gifle est d’une violence sans égal, le désossage du corpus intellectuel et politique du Président est total, principalement en raison de l’ancrage libéral modéré de celui qui assène les coups.
Les lecteurs de l’hebdo en ont d’ailleurs été tout secoués, à tel point qu’un chroniqueur du Point a saisi sa plume pour corriger, sur le fond comme sur la forme, la critique baverezienne. Michel Richard s’est en effet indigné de la condamnation sans appel du Président prononcée par l’éditorialiste une semaine auparavant : « Jamais, sauf erreur, je n’ai lu sous votre plume pareille démolition à son endroit, intuitu personae. La vraie nature du macronisme ? « La prise du pouvoir par une coterie d’aventuriers à la faveur de la défaillance de François Hollande et de François Fillon, puis sa conservation grâce au coup de dés (lancés par qui ?) de la guerre en Ukraine », écrivez-vous. » Une irritation qui fait écho à celle qu’a dû ressentir la classe bourgeoise à la lecture de cet édito dévastateur. Car s’il y a, au Point comme au Figaro, aux Echos, dans L’Opinion, etc., des « déçus » relatifs du bilan macroniste, ceux-ci veulent néanmoins continuer de croire au mythe de la supériorité intellectuelle et politique de leur champion, à sa capacité à réformer le pays, à le faire entrer dans ce fameux « nouveau monde » promis en 2017.
Nicolas Baverez ne l’entend pas de cette oreille. Il n’entend pas non plus se laisser sermonner. Il a donc répliqué, touché au cœur son adversaire, et emporté la victoire dès la semaine suivante : « Au moment où la démocratie affronte une crise existentielle, prise en étau entre les empires autoritaires, les djihadistes et les populistes, au moment où la France approche d’un point de rupture, se rassurer à bon compte n’est pas seulement une erreur mais une faute. » Baverez refuse de sombrer dans un optimisme béat à l’endroit d’Emmanuel Macron, de souffrir de l’aveuglement politique auquel est sujette une bourgeoisie française aussi déconnectée du réel que politiquement désorientée.
Dès lors, il tacle sans relâche : « Emmanuel Macron s’est fait élire en 2017 sur la promesse de relever notre pays en éradiquant les dirigeants et le système de la Ve République. Il a systématiquement démantelé les pôles d’excellence qui formaient l’armature de la Ve République et dont il était le produit : les lycées d’élite, l’ENA, les grands corps de l’État. Mais pour ne rien reconstruire. Son nihilisme ne laisse que le vide. » Également :« Alors qu’il s’est présenté comme un nouveau de Gaulle, Emmanuel Macron se révèle l’émule d’Albert Lebrun. » Et puis : « Emmanuel Macron portait des espoirs de réforme de notre pays qui recoupent les valeurs fondatrices du Point : le libéralisme, l’économie de marché, la construction de l’Europe, la méritocratie républicaine. Il les a tous trahis. » Et encore : « Loin de convertir le modèle économique et social de décroissance à crédit, il l’a poussé à la rupture en portant les dépenses publiques à 58 % du PIB et en accumulant 700 milliards d’euros de dettes publiques supplémentaires en six ans.
La France figure désormais en dernière position dans la zone euro et a perdu toute crédibilité en Europe » A la fois l’édito initial et la réponse au chroniqueur constituent un désossage magistral, voire l’acte de révolte de la bourgeoisie intellectuelle contre ce qui est probablement la pire imposture politique de la Ve République.
Dès lors qu’on a pris acte du constat implacable qui a été posé par le libéral aronien sur la politique présidentielle, il faut nous poser la question suivante : Quelle alternative ?
L’alternative, nous la connaissons tous. Elle a pris progressivement le visage de la France périphérique, des classes populaires, d’un national-populisme teinté d’illibéralisme, qui se traduit par un Jordan Bardella caracolant à 32% dans les sondages à moins d’un mois des élections européennes quand une Valérie Hayer plafonne à 16, et par une Marine Le Pen annoncée vainqueur du second tour à la présidentielle 2027 quelle que soit la configuration au centre : Attal, Darmanin, Philippe, etc.
Conclusion : Le « populisme » est à nos portes aujourd’hui comme les chars soviétiques l’étaient la veille de l’élection de François Mitterrand.
Dès lors, Baverez s’interroge : Quelle alternative à cette alternative ? L’unique réponse à ses yeux, après l’échec du social-libéralisme, semble être : une autre forme de libéralisme, un libéral-conservatisme. Libéral économiquement, conservateur sur le plan sociétal, et plutôt europhile, – même si en faveur une refonte de l’UE suivant un autre axe que l’axe PPE-sociaux-démocrates actuel.
A ce titre, Meloni donne des gages : Elle a su se faire bien voir du « très respecté » président italien, Sergio Mattarella ; elle a su faire alliance avec Ursula von der Leyen ; elle a « repris à son compte la stratégie économique de Mario Draghi » ; elle a « montré une détermination sans faille pour renforcer l’Otan, endiguer l’impérialisme russe, aider l’Ukraine, soutenir Israël face au Hamas ». Les gages de bonne conduite sont bel et bien présents ! Dès lors, son projet : « concilier le conservatisme sur les valeurs, l’intransigeance dans la lutte contre l’immigration clandestine, l’encouragement de la libre entreprise, le recours au protectionnisme, la solidarité occidentale, le projet d’une Europe des patries privilégiant la défense de ses frontières extérieures » devient un recours acceptable face à l’hydre populiste dont « le basculement dans la violence illustré par l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, puis celui de Brasilia par ceux de Jair Bolsonaro » est peut-être le symbole le plus manifeste et le plus terrifiant de la menace intérieure qui pèse sur nos démocraties.
Quid de la France ? Car, Nicolas Baverez, dans cette chronique, nous parle-t-il seulement de l’Italie ? Le groupe ECR auquel appartient Fratelli d’Italia au parlement européen, et que compte éventuellement rejoindre Viktor Orban au mois de juin, est aussi celui que vise la liste conduite par Marion Maréchal en France. Dans la chronique, pas un mot sur elle, ni sur Reconquête ; cependant, le conservatisme des valeurs, le libéralisme économique, la lutte contre l’immigration sont largement commun aux deux partis transalpins.
Un satisfecit déguisé ? Non ! Mais le projet « d’union des droites » cher à Meloni comme à Maréchal ne saurait laisser l’éditorialiste indifférent.
Car il signifierait, pour la France, une rupture au sein de la majorité présidentielle entre centre gauche et centre droit, ce dernier retrouvant le chemin d’une alliance avec une droite plus forte, comme à l’époque du couple RPR-UDF, sur le mode du : Si ça marche en Italie – laboratoire politique de l’Europe – pourquoi pas en France ? De nombreuses questions se posent à ce sujet, bien évidemment : Qui pour rassembler Philippe, Bayrou, Ciotti et Zemmour en vue de 2027 et damer le pion à Marine Le Pen ? Comment harmoniser les programmes et lisser les aspérités nauséabondes ? Ou encore : Et si Jordan Bardella, bien plus libéral économiquement que sa patronne, était celui qui, dans l’après Le Pen, allait porter cette voix qualifiée de post-populiste ? La sortie du populisme français serait alors davantage une question de timing que d’accords partisans : pour en sortir, il faudrait donc préalablement y être entré…
Mais le point important n’est pas là. Le point important est que cette chronique, sans le dire officiellement, marque un tournant magistral dans l’optique baverezienne. Après avoir acté la rupture avec le macronisme en juillet 2023 dans Le Point, un des principaux représentants du courant intellectuel libéral français affirme dans Le Figaro désaxer politiquement son regard, pour la France et pour l’Europe. Qui en parle, de cette chronique, dans les partis politiques ou sur les plateaux TV ? Qui s’en émeut, s’en félicite ou s’en inquiète ; qui y réfléchit, bruyamment ou posément ? Personne ! Et pourtant, le coup de tonnerre est assourdissant.
Frédéric Saint Clair,
Politiste, auteur de L’extrême droite expliquée à Marie-Chantal (Editions de la Nouvelle Librairie)