Une lecture trop rapide de la récente enquête[1] réalisée par le Cevipof et l’Association des maires de France, a pu laisser penser que ces derniers vivaient de plus en plus mal leur fonction élective[2]. La réalité paraît pourtant plus complexe et moins propice aux titres accrocheurs. D’abord, seulement un peu plus de 10 % de la totalité des maires ont répondu au questionnaire et, surtout, ce pourcentage tombe à 4,5 % pour les communes de plus de 9 000 habitants ; autant dire que l’enquête ne fournit qu’une vision très partielle de la situation.
Décidément, la matière échappe à l’analyse statistique pour autant qu’elle relève plus de la sociologie, voire de la psychologie. Ceux qui connaissent de près la vérité de l’action publique parce qu’ils la vivent, qu’elle soit locale ou nationale, savent combien les faits sont divers et contrastés. Pourtant, une tendance majeure traverse le temps et l’espace : des élus s’affranchissent du plus élémentaire respect humain, notamment à l’encontre de leurs collaborateurs : les démêlés judiciaires de plusieurs parlementaires, ministres ou maires sont là pour en attester depuis quelques années et ces faits n’illustrent que ce qui apparaît de l’iceberg, à la surface. Il n’y a donc rien d’étonnant que les mauvais exemples ainsi fournis par certains élus, trouvent un écho tout aussi détestable parmi leurs concitoyens.
Déjà, Saint-Exupéry alertait sur les conséquences de la dégradation morale publique qui avait, entre autres causes, entraîné la défaite de 1940 : » Nous tenons certains propos, et prétendons croire à certaines choses, mais ce que nous disons ne se traduit pas dans nos actes. Et l’action est coupée de la Foi et du Verbe. Et comme nous avons failli dans nos institutions, alors nous sommes des âmes divisées dans une société divisée. Être libre, c’est être digne de confiance. Autrement, nul, dans un régime de liberté, n’est en sécurité. Une démocratie doit être une fraternité. Sinon, c’est une imposture.«
L’avertissement résonne malheureusement dans le brouhaha médiatique et électronique contemporain et de récents événements, quoique de natures fort différentes, illustrent cette dégradation.
D’abord, la présentation que fit la presse nationale de l’annulation de la délibération de la ville de Strasbourg[3] par laquelle une importante subvention avait été accordée pour financer la construction d’une mosquée, pouvait faire croire que la question fondamentale était celle de l’irrespect du principe de laïcité. Cela aurait été particulièrement significatif, surtout dans une région encore régie par les restes du Concordat ! Mais voilà, là encore une lecture attentive du jugement amène à tirer bien d’autres enseignements de cette affaire. En premier lieu, par trois arguments difficilement contestables en appel – si les faits sont bien établis -, les juges de Strasbourg adressent une rude leçon à la maire du lieu, à savoir :
– seul le conseil municipal dispose du pouvoir de retirer une de ses propres délibérations et non pas la maire seule, par une déclaration publique ;
– certes, les notes explicatives qui doivent accompagner la convocation des conseillers municipaux, pour leur permettre de se faire une opinion avant la séance, peuvent être les projets de délibérations – comme c’est le cas au Parlement et, déjà depuis longtemps, dans bien des collectivités – mais encore faut-il que ces textes comprennent les informations « adéquates », ce qui, en l’espèce, ne fut pas le cas ;
– enfin, si le règlement intérieur du conseil de Strasbourg autorise la maire à présenter, en séance, des amendements à ces projets encore faut-il qu’elle recueille – c’est bien le moins ! – l’accord de la majorité de cette assemblée pour ce faire ; ce qui n’a pas été prouvé dans l’affaire en cause.
Pour compléter le raisonnement qui a conduit le juge à annuler cette délibération, il faudrait évoquer aussi les faits que le conseil municipal n’a ni examiné si l’octroi de la fameuse subvention revêtait un minimum d’intérêt local et ne s’est pas préoccupé de l’absence de plan de financement de cette importante opération.
Bref, la maire de Strasbourg a été rappelée à respecter quelques-unes des règles élémentaires du fonctionnement démocratique d’un conseil municipal, à moins que la suite éventuelle donnée à ce jugement infirme ces faits, patents en l’état actuel du dossier. Qu’une très grande ville, dotée de services évidemment compétents, puisse commettre de telles erreurs fait craindre que, comme sur le plan national, le respect des règles ne soit plus considéré que comme accessoire par rapport à ce qui serait devenu l’essentiel « quoi qu’il en coûte », à savoir le résultat. On sait trop, hélas, à quelles extrémités a déjà conduit une telle attitude au cours de l’Histoire…
En second lieu, engoncées dans la présentation technocratique de leurs opinions, les associations d’élus locaux n’ont pas su mobiliser l’appui des citoyens pour résister efficacement à la réduction du pouvoir fiscal des collectivités. Au fil des années, ils ont fini par tolérer, bon gré mal gré, la réduction puis la quasi suppression de la liberté de vote de l’impôt direct local, laquelle ne réside plus que dans la taxe foncière sur les propriétés bâties et encore…Leurs avis, voire leurs protestations policées, n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu politique qui a permis à l’État de gommer l’essentiel de l’autonomie locale, donc du pouvoir politique, à savoir le vote de l’impôt. Empêtrés dans de sourdes luttes d’influence au sein des associations nationales, trop influencés par une vision managériale de la « gestion » des affaires locales, ces élus se sont éloignés de leur base populaire ; ce que les scrutins locaux n’ont pas cessé de mettre en évidence depuis la fin des années ‘90.
Et puisque toute la vie publique semble subordonnée dorénavant à l’intérêt porté par le microcosme médiatique parisien à tel ou tel fait, si anecdotique soit-il, il a fallu que s’approche le vote d’une augmentation importante de la taxe foncière parisienne, pour qu’enfin, « on » s’intéresse à la question…au moins pendant quelques jours.
Encore a-t-il fallu que soient assenées des contre-vérités résumées dans des titres accrocheurs du genre : « Hidalgo augmente finalement la taxe foncière à Paris » ; comme si, pas plus à Paris qu’à Strasbourg, c’était la maire qui prenait seule ce genre de décision ! On ne dénoncera jamais assez le mal commis par la presse dans la présentation erronée de la vie publique, notamment locale, comme si les journalistes d’aujourd’hui n’avaient suivi aucune initiation au droit et se contentaient de répéter des inepties échangées devant la machine à café.
Certes, une augmentation envisagée de plus de 50 % du taux de cette taxe a de quoi attirer l’attention mais encore faudrait-il rappeler à cette occasion, qu’elle n’est, pour partie, qu’une des résultantes de la perte de pouvoir fiscal sur tout le reste de la fiscalité locale[4] : taxe d’habitation et ancienne taxe professionnelle, notamment. Le fait n’a rien de nouveau puisque, ici ou là, cette seule ressource encore à la disposition presque libre des localités a connu des hausses semblables mais sans trop attirer l’attention de la presse nationale[5]. Pas plus n’a retenu l’attention le vif et long débat à l’Assemblée nationale à propos de l’actualisation de la valeur locative, base d’imposition de cette taxe foncière.
Or, si l’on considère simplement le complexe sujet du calcul de l’impôt, il se résume à l’équation suivante : base d’imposition x taux = impôt. Ce calcul rappelle évidemment aux anciens écoliers celui du volume d’un liquide dans un récipient. Si le volume augmente, c’est que, soit la base a été élargie, soit que le taux a augmenté…ou les deux. Pour que la « base » s’élargisse il est habituel que la trop vieille valeur locative soit actualisée chaque année par la loi de finances, pour tenir compte de l’inflation…laquelle, faut-il toujours le rappeler, ne reflète que la progression des prix pour un « ménage » et non pas celle enregistrée par les collectivités, dont la structure des dépenses est tout autre – la preuve en étant malheureusement rappelée, cette année-. Il fut significatif de noter que le Gouvernement a estimé que cette inflation avait été de 7 % et nécessitait donc une augmentation identique de la valeur locative, alors que peu de temps auparavant, les mêmes considéraient qu’on ne pouvait pas raisonnablement accorder une révision supérieure à 3,5 ou 4 % aux fonctionnaires et aux retraités…Et c’est justement ce taux de 3,5 % qui a été au cœur de la discussion parlementaire à l’Assemblée. Des amendements au défunt « projet » de loi de finances (imposé par le gouvernement grâce à l’article 49-3) avaient été déposés lors des travaux de la commission des finances en vue de limiter cette révision à ce plus faible taux. Il est d’ailleurs plaisant de remarquer que cette proposition, contraire à la volonté gouvernementale, avait d’abord été signée par le rapporteur général, avant que son nom ne disparaisse de la version ultérieure, finalement adoptée par la commission ; l’intéressé avouant plus loin : « Je comprends parfaitement tous les arguments avancés, et je suis moi-même partagé. »
L’intérêt majeur en l’espèce ne réside pas dans le texte tel qu’adopté aux forceps par l’Assemblée, mais dans le raisonnement développé par certains parlementaires tel que celui-ci : « cette augmentation drastique des bases [de 7%], qui conduira, j’en suis certain, des dizaines de personnes à envahir nos permanences pour nous demander pourquoi leur taxe foncière a autant augmenté en 2023. Nous devons écrêter cette augmentation, et le taux de 3,5 % me semble raisonnable. »
Ce faisant, l’honorable parlementaire, entre autres intervenants, faisait comme s’il ne savait pas que les conseils locaux pouvaient encore, décider de diminuer le taux de la taxe, afin que l’augmentation de son volume à recouvrer reste, par exemple, égal ou inférieur à 3,5 %.
Là réside le pouvoir politique, celui de voter l’impôt même malgré les manipulations gouvernementales pesant sur les finances locales. Mais voilà, reconnaître officiellement le fait reviendrait à tirer un trait sur les discours municipaux convenus, tenus depuis des lustres, selon lesquels si les impôts augmentent chaque année (sans modification de leurs taux) : « c’est à cause du vote de la loi de finances ! » ; alors qu’il suffit de faire une simple règle de trois pour compenser, par une baisse des taux, la progression des bases votée au plan national…Encore faudrait-il alors, avoir le courage politique de s’en expliquer devant les citoyens.
Si le problème a pris une telle ampleur cette année, cela est dû principalement à la forte progression des dépenses locales imposées par les circonstances économiques ; mais tout au long des années pendant lesquelles l’inflation locale a été plus limitée, beaucoup d’élus ont engrangé la progression du produit fiscal dû à la revalorisation nationale, en déclarant « qu’ils n’augmentaient pas les impôts », sous-entendu…les taux, mais pas les volumes !
Qu’importe finalement, puisque c’est la revalorisation de 7 % qui sera intégrée dans la loi de finances, comme l’a annoncé la Première ministre aux maires, le 24 novembre : « J’ai souhaité, à la demande de l’AMF et de plusieurs associations d’élus, préserver le mécanisme d’évolution des bases fiscales. Il permettra à vos recettes d’évoluer à hauteur de 7%, l’année prochaine, à taux inchangé. », après leur avoir assurer qu’elle entendait « vos préoccupations, nous en tenons compte. » Sans doute que la parole des maires entendue par certains parlementaires n’est pas la même ?
Enfin, si l’enjeu du pouvoir fiscal cristallise, depuis des siècles, l’essentiel des rapports souvent tendus entre l’État, les élus et les citoyens-contribuables, il perdure et, c’est à souhaiter, continuera tant qu’un semblant de démocratie pourra résister à la force des contraintes économiques et financières internationales.
N’est-ce pas à cela que pensait le Président de la République lorsqu’il a déclaré récemment à des maires : « Donc la décentralisation, ça marche. Si on a la compétence, la responsabilité, le pouvoir normatif et le financement. Et s’il y a une responsabilité que les gens se disent « quand je vote à telle échéance, c’est pour cette question-là », c’est cette personne-là et son équipe qui en sont seules responsables et ils en ont la responsabilité intégrale et ils ne peuvent s’en dédire en quelque sorte à personne d’autre. » Mais il faut pondérer « en même temps » cette déclaration de principe par la précédente selon laquelle « La décentralisation, c’est le mot depuis des décennies qu’on emploie, quand on veut séduire les élus locaux pour régler des problèmes. Et l’expérience montre que la décentralisation n’a jamais réglé aucun problème. » Le doute plane…une décentralisation qui fonctionnerait mieux que la précédente ? Est-ce le but ? Laquelle comprendrait la disponibilité des impôts sous la responsabilité intégrale des élus ? Qu’en est-il concrètement ?
Une étape cruciale pourrait consister à rendre, enfin, aux collectivités, donc à leurs élus « responsables » devant les citoyens, le pouvoir de voter le volume et le taux de l’impôt. Or, à quelques jours de là, le Parlement a eu à débattre du projet gouvernemental de supprimer définitivement ce qui reste de l’ancêtre patente-taxe professionnelle-CVAE etc. D’après le ministre délégué chargé des comptes publics devant l’Assemblée nationale, « Nous abordons l’un des débats majeurs de ce projet de loi de finances ». Il ne s’agissait pas de s’engager dans la toujours attendue réforme de fond des finances locales, mais de « renforcer notre industrie et inverser la tendance à la désindustrialisation. Cela passe par une plus grande compétitivité et une moindre pression fiscale sur l’industrie, même s’il y a aussi des enjeux de formation et d’investissement. » Inutile de chercher, rien dans les paroles du ministre ne fera allusion à l’exercice du pouvoir politique local par le vote de l’impôt. De même, la Première ministre déclara-t-elle aux maires « Je connais également vos préoccupations concernant la suppression de la CVAE sur deux ans. J’entends que nous aurions pu retenir d’autres voies pour alléger la fiscalité des entreprises ; mais ce choix vise à cibler au mieux cette baisse sur notre industrie, que nous avons tant besoin de conforter et de redévelopper. »
Tout juste, au Sénat notamment, se trouvèrent quelques parlementaires attentifs aux principes de la République pour rappeler que « Sans ressources affectées aux collectivités, point de libre administration des collectivités territoriales. »
Las, c’est à la santé économique des entreprises que pensent les initiateurs de la mesure dont le coût serait d’environ 8 milliards par an, financés par la TVA, payée, elle, par les consommateurs.
Ironie de l’Histoire, ce même montant est celui que coûte annuellement, depuis treize ans, la réforme de la taxe professionnelle, soit 104 milliards auxquels il convient d’ajouter, selon les statistiques présentées aux parlementaires, le coût de la seconde étape de cette réforme, soit 10 milliards en 2021 et 2022. Au total, les allègements d’impôts économiques locaux de toutes sortes accordées aux entreprises depuis 2010, se sont donc élevés à 124 milliards d’euros. Pour quels résultats, puisqu’il apparaît indispensable d’aller encore plus loin à présent, toujours sans aucune contrepartie, ni en termes d’investissements, ni en terme d’emplois ou de salaires ?
Ce sont toutes ces dérives qui ont engendré et accroissent, sournoisement, la dégradation de la vie publique bien plus que les discussions stériles et vaines sur les sujets « d’actualité ». Et tant que la parole publique ne sera pas marquée par une réelle volonté de vérité et de courage, la société continuera à se déliter.
Hugues Clepkens
[1]Enquête 2022 sur les maires de France
[2]Voir par exemple Le Monde du 21/11/2022
[3]TA Strasbourg 10/11/2022
[4]Voir rapport d’activité de la CRC d’Île-de-France pour 2021, p. 14
[5]https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/09/30/en-beauce-l-augmentation-de-l-impot-foncier-transforme-un-ecologiste-en-bouc-emissaire_6143843_823448.html