En cinq jours à peine, le Rassemblement national a détruit cinq années de patiente notabilisation. La condamnation de Marine Le Pen à quatre ans de prison, dont deux ferme, assortie de cinq années d’inéligibilité avec exécution provisoire, aurait pu donner lieu à une réponse sobre, politique, digne d’un parti qui prétend gouverner. Il n’en a rien été. Le RN a préféré réactiver ses réflexes anciens : se victimiser, crier au complot judiciaire, dénoncer un “scandale démocratique” et appeler ses électeurs à “défendre la République” — contre ses propres institutions.
Une crise mise en scène
Il n’y a pourtant ici ni scandale, ni crise démocratique. Il y a une décision de justice, dans une affaire documentée, grave, et une ligne de défense particulièrement bancale : refus d’assumer les faits, dénonciation de la justice, contradictions des prévenus et demande de clémence dans le même souffle. Tout cela aurait pu — aurait dû — être l’occasion d’un basculement vers la maturité. Au lieu de quoi, le RN s’est offert une crise. Car il ne la subit pas : il la met en scène. Il l’organise, la scénarise, l’exporte même, à coups de tweets indignés, de meetings en préparation et de messages de soutien venus de l’“internationale réactionnaire”.
De Trump à Bolsonaro, de Poutine à Orban, en passant par Salvini et Wilders, toute une galaxie de dirigeants populistes s’est empressée de dénoncer une prétendue “violation de la démocratie” française. Ces soutiens ne sont pas seulement encombrants, ils sont révélateurs. C’est le récit du martyre qui est activé, le retour en force du mythe fondateur du FN : être persécuté, c’est être pur.
Une marche vers le pouvoir piétinée en direct
Cette stratégie n’est pas neuve, mais elle contredit brutalement ce que le RN avait méthodiquement construit depuis 2017. Car il y avait bien une trajectoire de normalisation : une candidate assagie, une posture parlementaire maîtrisée, une respectabilité tacite acquise dans les arcanes du pouvoir. Ce mouvement de notabilisation s’effondre dans l’instant. Le RN redevient un parti de protestation. Ce n’est pas une évolution, c’est une rupture. Et cela ne doit rien à l’injustice ou à la fatalité : c’est un choix.
L’ombre portée d’un plan B tabou
La suite de l’histoire est tout aussi révélatrice. Jordan Bardella, président du parti, était depuis des mois présenté comme une alternative crédible, le fameux “plan B”. Un plan parfait, tant qu’il restait virtuel. Dès lors que l’hypothèse devient concrète, elle devient taboue. Bardella soutient, mais se tait. Il est encensé, mais tenu à distance. Il faut maintenir l’illusion que le “plan A” — celui de Marine Le Pen — reste intact, quitte à priver le RN de toute lisibilité stratégique.
Le paradoxe est frappant : Bardella rassure tout le monde tant qu’il est une promesse. Il inquiète dès qu’il devient une solution. La mécanique interne du RN, patrimoniale et verticale, empêche toute anticipation structurée. Marine Le Pen semble vouloir tenir jusqu’au bout, quitte à enchaîner les recours et les incertitudes. Et personne ne semble oser dire qu’un parti réellement prêt à gouverner aurait su pivoter. Ici, on bloque. On sacralise. On dramatise.
Un retour au mythe, pas à la République
Ce que nous observons n’est donc pas une crise de la démocratie, mais une régression narrative. Au lieu d’assumer sa condamnation, de proposer une relève, de se hisser à la hauteur de ses ambitions, le RN retourne à ses fondamentaux : la plainte, la défiance, l’opposition absolue entre “eux” et “nous”. Ce vieux scénario, que l’on croyait dépassé, refait surface dans une mise en scène savamment orchestrée.
Mais ce retour au mythe pourrait bien lui coûter cher. Car à force de jouer la persécution, le RN pourrait perdre ce qu’il croyait avoir conquis : la légitimité à exercer le pouvoir. Ce moment, loin de le renforcer, l’expose. Il révèle que derrière la façade républicaine, le logiciel n’a pas changé.
Virginie Martin
Politologue, Conseil scientifique de la Revue Politique et Parlementaire, professeure à Kedge Business School
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