Avec son partenaire l’École des Hautes Études Internationales et Politiques (HEIP), la Revue politique et Parlementaire fournit à ses lecteurs une nouvelle livraison consacrée au soft power et dont il faut constater qu’elle ne pouvait pas avoir meilleur et plus opportun co-signataire que cet établissement d’enseignement supérieur, l’un des tous premiers de sciences politiques et de relations internationales, né en France à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion d’une femme, tout à la fois romancière, féministe et esprit curieux aussi qu’encyclopédique, Dick May pour son nom d’auteure ou Jeanne Weil pour l’état civil.
À n’en pas douter cette pionnière des sciences sociales et de leur diffusion dans l’Hexagone eut sans doute apprécié notre sujet tant, à la pointe des innovations intellectuelles, elle se fit l’une des meilleures introductrices de tout un ensemble de disciplines et de métiers qui allaient révolutionner l’espace public : la sociologie, les sciences électorales, mais aussi le journalisme qu’elle dota de sa toute première école de formation au monde. À sa façon, Dick May, fondatrice de l’HEIP, fut tout autant une défricheuse qu’une formidable « influenceuse », contribuant en dehors des sentiers académiques à poser les fondements du renouveau des sciences humaines en France : Durkheim, Siegfried, et bien d’autres comme Péguy ou Rolland enseignèrent dans un établissement dont l’histoire prestigieuse témoigne de l’empreinte.
Car en effet l’HEIP, comme la Revue Politique et Parlementaire et ce au même moment, à la fin d’un XIXe siècle abrasif pour la République malmenée, fut tout à la fois l’expression d’un endiguement et d’une reconquête.
Il fallait non seulement contrer les adversaires déclarés de l’esprit républicain qui en pleine Affaire Dreyfus expectoraient leur détestation du régime, mais aussi créer les conditions d’un renouveau. De ce point de vue, la belle école naissante s’y attela en impulsant, parmi d’autres, une capacité d’influence qui quelque part nous ramène au sujet de ce numéro.
C’est à Charles Zorgbibe, dont la contribution introduit la problématique, que nous devons peut-être la question clef : peut-on imaginer une « manière douce » de se mouvoir sur l’échiquier international qui ne serait pas adossée à la puissance d’un État gladiateur ?
Le soft power, théorisé par Joseph Nye en 1990, n’est pas chose nouvelle comme le rappelle, à travers plusieurs exemples historiques, notre talentueux contributeur. Il prend des formes diverses, des plus ludiques aux plus normatives. Il peut s’exprimer ainsi sur un mode quasi intrinsèque par la valorisation patrimoniale, géographique et culturelle d’un pays ; le tourisme, cette invention de la modernité et sa démocratisation depuis la seconde moitié du XXe siècle, en est l’un des vecteurs dont la France constitue l’un des leaders. Dans l’interview qu’elle nous accorde, la ministre en charge de ce secteur, Olivia Grégoire, énumère les atouts hexagonaux qui font de la destination française un levier de notre destinée en tant que puissance attractive, rappelant quelque part que notre histoire et nos paysages résultent tant d’une heureuse providence que du génie d’un peuple.
C’est le travail des hommes en effet, leur imagination créative qui rive comme une ancre les grands paquebots nationaux aux cieux des civilisations.
Pas d’aura sans création, pas de prestige sans aptitude à susciter des récits. C’est à partir de l’industrie de ces derniers que Virginie Martin et Michaël Darmon invitent à penser le rôle des séries : narration, anticipation, dissémination… Les fictions sont, depuis Hollywood, aujourd’hui via les plateformes, des instruments de séduction, véhiculant et fabriquant des univers, des valeurs, des contre-sociétés, des sensibilités. Leur démultiplication dessine les contours de nouvelles géopolitiques. Pierre Mourlevat et Jasmine Ben Lahcene décrivent comment la Corée du Sud avec la Hallyu (« vague coréenne ») a généré une industrie culturelle qui s’impose tant sur Netflix que dans le domaine de la pop ou du e.sport. Cette réalité participe au développement économique et au rayonnement politique coréens, érigeant Séoul comme une puissance qui compte entre la Chine et le Japon, mais dont les produits de divertissement ne sont pas sans poser un certain nombre de problèmes en raison notamment de l’acculturation frénétique à laquelle ils soumettent leurs acteurs et leurs consommateurs. La propagande ainsi que la communication dans sa forme publicitaire sont comptables également du processus. David Colon retrace la genèse du fait communicant dans son acception professionnelle qui active toutes les gammes des jeux d’influence tout en s’intriquant dans des visions du monde qu’il contribue par ailleurs à fabriquer et à vectoriser. C’est un autre registre, gastronomique en l’occurrence, qu’aborde Jean-Robert Pitte qui nous dit comment ce dernier s’articule à la diplomatie, relatant dans un texte savoureux et instructif la genèse de l’art de la table qui prend en France au cours des temps une dimension éminemment politique, de la Monarchie jusqu’à nos républiques les plus contemporaines. À coté de ces formats, d’autres supports, plus austères, comme le droit, configurent les règles du jeu, les relations entre États et aussi le fonctionnement des entreprises. Noëlle Lenoir pénètre les arcanes qui progressivement enserrent de leurs rets les institutions politiques.
Le « droit souple » tend à devenir une composante à part entière de l’ordre juridique, tant sous la pression d’autorités indépendantes que d’instances privées.
Erwan Le Noan, à la suite de l’ancienne ministre des Affaires européennes, s’interroge sur le levier normatif bruxellois, le « Brussels effect » théorisé par la professeure américaine Anu Bradford qui y voit l’un des attributs de la puissance européenne sur la scène internationale. Cette dimension européenne est également fouillée avec précision par Pascal Griset dans son analyse de l’Office européen des brevets (OEB), acteur administratif depuis bientôt cinquante ans du système international de la propriété intellectuelle. Reste à savoir si cette caractéristique n’avoue pas en creux les fragilités du continent en matière de hard power mais également de production et d’innovation… De son côté, Jean-Baptiste Léger dissèque l’enjeu montant de la responsabilité sociétale d’entreprise, conceptualisée aux États-Unis sous l’influence du protestantisme, mais qui trouve en France aussi des racines insuffisamment revendiquées au travers d’une vision plus régulée et redistributive de l’économie. L’Europe pourrait y trouver là une nouvelle frontière à conquérir en faisant évoluer les référentiels de la RSE. Simon Woillet et Adrien Saint-Fargeau, quant à eux, se penchent sur le sujet hautement inflammable de ces derniers mois : les cabinets conseil dont la proximité avec la sphère publique peut participer à l’infléchissement et à la reconfiguration d’un certain nombre de règles et de décisions.
Au-delà de ses outils, les usagers du soft power sont nombreux, aussi diversifiés qu’il existe d’organisations étatiques et de causes à défendre, soulevées tant par des mouvements politiques que par des puissances instituées ou en voie d’institutionnalisation.
Ce dossier n’a pas la tentation de l’exhaustivité mais il jette quelques coups de projecteur sur des situations qui illustrent une géopolitique bouleversée, à commencer par celle du continent africain. Richard Amalvy explicite les stratégies à vocation culturelle des États qui entendent agir en Afrique, en complément de leur diplomatie économique ; il souligne par ailleurs que les dirigeants africains ont su parfaitement s’approprier les codes de l’influence dont ils peuvent être la cible pour en user à leur profit et redistribuer ainsi les cartes sur la scène diplomatique. Pierre Haski nous fait entrer dans les intermittences du soft power à la chinoise dont les limites sont indissociables de la nature profonde d’un régime qui « antithétise » de manière ontologique son entreprise de séduction : « c’est sans doute le jugement le plus sobre possible après bientôt trois décennies de tentatives de créer un soft power chinois : à l’arrivée c’est l’échec au Nord, alors que dans les pays du sud, on a un peu de « soft » et beaucoup de « hard », en investissements ou en achats de relais d’opinion. » José Garson questionne la stratégie d’un petit État dont la visibilité va au-delà de la géographie, le Qatar, pays dont l’exiguïté contraste avec l’incommensurable richesse mais qui par ailleurs se heurte à un hiatus endogène entre l’attrait qu’il entend susciter et la réalité du peu de cas qu’il fait d’un grand nombre de droits considérés comme fondamentaux en Occident. Notre analyste insiste par ailleurs sur les limites de la diplomatie qatarie à un moment où la guerre en Ukraine réinstalle l’idée de force comme élément générique des relations internationales. Fouad Nohra, pour sa part, s’intéresse à l’évolution politique de la Turquie sur vingt ans et d’un régime qui sous Erdogan vise à se penser comme un modèle pour le monde arabe, nécessitant inexorablement l’usage du hard power. Le directeur des études du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques pointe cependant que « le recours à ce dernier n’a pas anéanti le soft power, mais l’a seulement transfiguré en le déplaçant vers un autre discours, cette fois-ci axé sur la rhétorique démocratique, et en dessinant de nouveaux espaces d’influence au Moyen-Orient, en Afrique subsaharienne, en Europe balkanique et avec les BRICS, à un moment où la majorité des Turcs perçoivent l’intégration européenne comme un objectif inaccessible. » Sans doute faudrait-il se pencher sur la dimension subversive et parfois violemment subversive d’Ankara, notamment lorsqu’elle se manifeste entre autres à l’encontre de l’Arménie. S’il est un pouvoir étatique sans autres ressources que l’art de la persuasion et de l’argumentation patiente, n’est-ce pas celui du Vatican ? Philippe Portier expose les éléments juridiques, symboliques, institutionnels qui assurent au Saint-Siège sa capacité à peser sur un échiquier planétaire afin d’y décliner sa « politique de la bienveillance ». Régis Passerieux instruit une relation des plus complexes et totémiques, celle structurant historiquement France et Allemagne et dont l’après-guerre, soldant trois conflits meurtriers, en rebâtit les fondements non sans ambiguïtés, même si comme l’explique Maurice Gourdault-Montagne, Français et Allemands sont les propriétaires indivis de l’héritage des Lumières, nonobstant les tragédies du passé. Mais l’Allemagne, arrimée au soft power depuis des décennies, n’est-elle pas en passe d’y hybrider un progressif hard-power ? Ce dernier au demeurant n’est-il pas sous certaines conditions une forge du premier ? Bruno Tertrais en investigue l’hypothèse à partir de l’analyse de l’arme nucléaire, instrument des grandes puissances principalement : la « bombe » décuple et optimise les stratégies d’influence mais aussi, en raison de l’ordre préventif qu’elle projette, elle restreint l’usage et l’engagement de la force. Il y aurait dès lors selon cet angle, très stimulant analytiquement, une extension du domaine du « soft » à partir du « hard ».
Les grandes arènes internationales où se négocient entre autres les accords relatifs au climat et aux diverses protections environnementales sont peut-être le lieu où in fine les petits pays et les sociétés civiles peuvent au mieux faire valoir leur point de vue.
C’est la thèse mise en avant par Bettina Laville à partir de son analyse des grands rounds de négociation autour de la question climatique et de la défense de la biodiversité.
Bien que d’inspiration initialement étatique, la problématique est multiforme. Le rôle des diasporas n’est pas sans intérêt, loin s’en faut, car à partir des États certaines d’entre elles sont d’efficaces relais pour ceux-ci et en dehors des États elles constituent un robuste levier pour faire accéder des peuples à une reconnaissance institutionnelle. Fernanda Mora-Canzani, se penchant sur le phénomène diasporique à l’échelle de l’Amérique latine, étudie comment celui-ci peut influer tant sur les sociétés d’accueil que d’origine. Dans l’interview qu’il nous accorde, le Président autonomiste de l’exécutif de la Collectivité de Corse, Gilles Simeoni, note l’importance de la diaspora insulaire dans la réappropriation identitaire et politique des années 1960 et 1970 tout en dessinant le rôle à venir de ces Corses de l’extérieur qu’il entend renforcer à l’heure où l’île négocie avec Paris son destin futur. Le soft power n’est-il pas aussi entre des mains prosélytes la figure recommencée de la subversion ? L’article du politologue et député honoraire égyptien, Abdelrahim Ali, éclaire à l’épreuve de l’expérience égyptienne cette face pernicieuse en se penchant sur le travail de sape minutieux opéré par les Frères musulmans dans nombre de pays ; l’ex-parlementaire avertit : « L’Europe a tort de donner sur un plateau d’argent l’islam de l’immigration continentale aux leaders de la confrérie qui combattent les valeurs de cette même Europe qui les accueille ».
Le sujet du « soft » doit se penser aussi au miroir des technologies qui par leurs applications potentielles peuvent évidemment orienter les conduites et les comportements.
Pauline Elie et Pierre-Antoine Chardel, à partir de l’exploration de l’implémentation du crédit social chinois, alertent sur les risques qu’encourent les Européens à l’heure où la Commission planche sur un dispositif si ce n’est identique mais proche, quand bien même celui-ci se voudrait non-punitif mais incitatif. Par-delà la question des contextes d’usages, les deux chercheurs estiment que le projet mis en chantier en Europe ne garantit pas l’étanchéité des données et leur utilisation par les pouvoirs publics à des fins coercitives. À ce stade sous les radars du débat démocratique, la menace pourtant n’est pas à négliger. Il y a là à n’en pas douter un sujet pour les parlements. Ceux-là ne sont pas pour autant absents du terrain diplomatique comme le rappelle Benjamin Morel qui se plonge dans les arcanes de la diplomatie parlementaire en France, fortement contrainte par un exécutif tout puissant en cette matière, particulièrement sous la Ve République.
Soft-power, certes, mais aussi smart power rappelle Alain Meininger qui, s’appuyant sur la formule forgée par Suzanne Nossel dans un article fondateur de 2004, décortique cette notion en s’interrogeant avec pertinence sur ses limites : « Fragmentation de la mondialisation, cristallisation des grandes zones de civilisation repliées sur leur identité éternelle : quelle pourra être l’utilité d’une « puissance intelligente », risquant de n’avoir pour champ d’application que le monde occidental ? ».
C’est comme souvent, en creux, qu’un concept dévoile la profondeur de ses questions. Le soft power au fond révèlerait peut-être un rêve, porté tant par des théologies messianiques que par la modernité de la rationalité issue des Lumières, celui d’un monde sans contraintes et rapports de forces autres que ceux d’ensembles humains consentant à leur influence réciproque.
Le problème est vraisemblablement dans l’irénisme d’une réciprocité impossible et dans l’usage encore moins irénique de cette « fabrique du consentement » pour reprendre la formule de l’un des éditorialistes les plus célèbres de la presse américaine du XXe siècle, Walter Lippmann, l’homme à qui l’on doit aussi le concept de « guerre froide ». Car chacun sait que de la séduction à la manipulation, la frontière est ténue, tant les mécanismes de l’influence ne sont jamais neutres et encore moins angéliques. C’est justement tout le défi et l’intérêt de ce dossier que d’en cartographier les reliefs et contours…
Arnaud BENEDETTI
Rédacteur en chef
Laetitia HELOUET
Directrice générale d’HEIP
Directrice générale du CEDS
Vincent DUPY
Directeur de publication
Asma MHALLA
Enseignante à Sciences Po et à Polytechnique