Bien que l’état du monde soit souvent un « état de nature » comme le pensait Raymond Aron lorsqu’on l’interrogeait sur l’aptitude de la scène internationale à se réguler pacifiquement, force est d’observer que la géopolitique est traversée aussi par des courants où l’influence sous des formes douces et séduisantes peut rythmer les relations entre les nations et les civilisations. Tout n’est pas que chocs, fracas et rapports de forces entre ces dernières ; il s’y glisse également des dispositifs dont l’usage consiste à entretenir des jeux de séduction, en quelque sorte, afin de parvenir par la méthode douce à faire rayonner la puissance des uns ou des autres et surtout des uns sur les autres.
Lorsqu’il conceptualise cette notion au début des années 1990, Joseph Nye, professeur à Harvard, ancien membre des administrations Carter et Clinton, non seulement décrit une réalité historique aussi ancienne que l’humanité mais il le fait dans un contexte singulier.
Depuis 1989, le monde a basculé, l’improbable pour toute une génération s’est produit, la guerre froide s’est diluée dans les limbes d’une subite euphorie.
L’espace d’un instant, le fond de l’air s’est empreint d’une douce promesse comme si le modèle occidental l’avait emporté de manière définitive, une irréversibilité à laquelle cotise pour un temps le néo-hégélien Francis Fukuyama avec sa thèse de « la fin de l’histoire ». Beaucoup de « soft » dans cette espérance, puisque sans guerre les démocraties libérales se seraient ainsi imposées mais avec toutefois un peu de « hard » car économie et course à l’armement ont essoufflé in fine le bloc soviétique.
Tout ne saurait se réduire au seul travail du lobbying suggestif à base de culture et de consommation entre autres, et bien évidemment l’histoire, malgré la chute du mur de Berlin, ne s’est pas, loin s’en faut, arrêtée à l’épiphanie « fukuyamesque » pour laquelle son auteur reconnaîtra quelques années plus tard sa part de naïveté.
Il n’en demeure pas moins que la fragmentation post-guerre froide a servi d’incubateur à nombre de formes de soft-power, où s’intriquent tout à la fois divertissements et normes, publicités et sports, médias et propagandes subliminales…
In fine cette technique qui charrie autant de visions du monde qu’il existe de puissances passées, présentes ou à venir vient de loin – ce que rappelle dans son article introductif l’incomparable et talentueux Charles Zorgbibe ; mais à l’heure de toutes les incertitudes jamais n’a t-elle été si présente, active, pour ne pas dire inventive.
De Netflix à la Hallyu sud-coréenne en passant par le droit souple et le « Brussels effect », sans oublier la gastronomie et les médias, la cartographie des influences ne cesse de se démultiplier et de se fractionner à l’instar de ce rhizome dont Gilles Deleuze et Félix Guattari firent en leur temps la métaphore agissante de la post-modernité. Mais cette arborescence continue ne peut dissimuler que la compétition des États suit son cours et que c’est bien de la recherche d’un leadership dont elle est d’abord l’expression. La post-
modernité a toujours ses limites que la politique ne manque jamais de rappeler : si le « soft » est la continuation du « hard » par d’autres moyens, ce dernier ne manque jamais de réapparaître par la fenêtre de l’histoire. La guerre en Ukraine en constitue de ce point de vue l’énième répétition…
Arnaud BENEDETTI
Rédacteur en chef