Il y a peu, un hebdomadaire faisait sa Une sur la question suivante : comment Amazon, Google et les autres achètent la France. Le constat vaut-il pour l’avenir ? Il est de bon ton de déplorer un retard français (et européen) qui serait impossible à combler. C’est précisément contre ce fatalisme que j’ai pris la direction d’Inria1 car il justifie les lâchetés d’hier et les tentations de renoncement. En appui d’une politique volontariste pour le numérique et l’innovation (du Plan de relance à France 2030, du lancement du Conseil Européen de l’Innovation à Scale-up Europe), j’ai la conviction qu’on peut inventer un futur numérique à visage humain, en se dotant d’un agenda d’actions pour ne pas laisser à d’autres le soin de réinventer le monde.
Le potentiel de transformations du et par le numérique est (presque) illimité : IA, jumeaux numériques, Internet des objets, sans parler du renversement de table qu’occasionnerait l’ordinateur quantique. Il touche tous les domaines (santé, industrie, administration, éducation, etc.). Cette révolution s’accompagne de menaces : pour les États, celle de perdre la maitrise de leurs domaines régaliens, pour le corps social, celle de subir les transformations sans débat public. Le risque est en effet grand de concentrer le gouvernail dans les mains de quelques groupes affranchis de tout cadre et auxquels le lapidaire « the winner takes all » s’applique.
Pour conjurer ce double risque de vassalité et de vulnérabilité, il faut retrouver une souveraineté technologique, garantie de l’autonomie des politiques publiques et réponse à nos concitoyens qui enragent contre l’impuissance des Etats.
Pour ce faire, l’agenda d’actions repose sur des ingrédients éprouvés.
Investir encore et encore dans l’innovation. Et d’abord dans une recherche publique d’excellence qui doit savoir évoluer pour nous préparer aux fronts de demain. C’est toute l’ambition de France 2030 de donner une ambition, un cadre et des moyens, en plaçant le numérique comme un socle transverse. L’audace de France 2030 est aussi d’assumer qu’il faut risquer la fausse piste, sans s’y enferrer pour justifier son existence ou préserver des financements et des positions acquises. Encourager la prise de risque, dans le privé et, surtout, dans le public, n’est pas un vain mot. Cela signifie ne pas décourager les parcours qui ne satisfont pas aux critères usuels de la consécration académique et cela vaut pour la prise de risque tant scientifique qu’entrepreneuriale. Ce point est crucial pour répondre aux enjeux devant nous.
Réguler, en se donnant les moyens opérationnels de mettre en œuvre le droit: il faut du numérique pour réguler le numérique ! L’élaboration des bons cadres juridiques est clé mais, pour veiller au respect des règles, il faut disposer d’outils technologiques à l’état de l’art. C’est ce que nous faisons avec le projet-pilote régalIA, en appui du régulateur numérique.
Proposer des alternatives, au sein de coalitions d’acteurs : il faut être alignés pour construire des alternatives aux solutions non souveraines. Cela ne peut se faire qu’avec des partenaires, au sein de coalitions souveraines : c’est ce qu’Inria fait, en appui de la Direction générale de la Santé, avec le consortium TousAntiCovid. C’est le sens de notre partenariat avec La Poste, engagée dans une transformation numérique structurante, ou encore avec l’ANSSI, pour construire le cadre scientifique et technologique d’une société numérique de confiance.
Former plus et plus vite : le numérique exige des compétences, qui se renouvellent vite. La bataille pour les talents fait rage et il faut continuer à augmenter l’attractivité du numérique français. Une politique de formation robuste commence par l’amont – faire en sorte que nos jeunes choisissent beaucoup plus les sciences et technologies – et se poursuit par la formation continue. C’est pourquoi nous avons lancé l’opération de sensibilisation en milieu scolaire « Chiche ! » et conçu Inria Academy pour des publics déjà en activité.
Inventer un futur numérique souhaitable, c’est d’abord s’assurer qu’il est conforme avec le socle de valeurs de nos sociétés.
La France a été à l’initiative avec le Canada du partenariat mondial sur l’intelligence artificielle qui rassemble 18 pays et dont le sommet se tient les 11 et 12 novembre à Paris. Les experts internationaux qui y contribuent construisent un consensus sur les bonnes pratiques et les règles d’une IA éthique, responsable et durable. Il faut œuvrer et veiller à garantir un tel cadre multilatéral dans tous les domaines du numérique, de l’IA au web, par exemple avec le W3C, la communauté de standardisation du Web, dont j’ai l’honneur de présider le pilier européen.
Bruno Sportisse
PDG d’Inria
- Inria est le seul organisme national de recherche totalement dédié au numérique, né en pleine guerre froide de la volonté du général de Gaulle d’assurer une autonomie stratégique à la France. ↩