Chaque vendredi tout au long de l’été, la Revue Politique et Parlementaire publie « Parole publique », une fiction de la fabrique de la présidentielle 2022, adaptée du roman à paraître de Pierre Larrouy Et un jour, il monta les marches jusqu’à demain. Aujourd’hui le premier épisode.
La fiction retient un scénario fictif dans lequel on peut être tentés de reconnaître des acteurs politiques majeurs et une société de communication politique référence. Il va de soi que le récit prend toute liberté avec les faits réels et ne saurait se prévaloir d’aucun accord de ces personnages.
Analyse psycho-sociologique de la société actuelle et processus de fabrication stratégique des campagnes accompagnent ce scénario fictif.
La fiction débute un an avant la présidentielle 2022. L’agence des gourous de la communication politique (Parole Publique) a représenté au scalpel son contexte. L’évolution de la pandémie décidera du sort du Président en exercice. Un sentiment d’euphorie et il l’emportera, un retour d’inquiétude et il ne pourra pas s’en relever.
L’extrême-droite traditionnelle est en tête des sondages mais plane toujours le « plafond de verre » et un plan B (Général Du Tirrier) fourbit ses armes. Il vient de groupes de presse, de capitaines d’industrie, de généraux et des soutiens du candidat LR malheureux de l’élection précédente.
L’agence parie sur une « extrémisation » des thèmes et de la campagne qui ouvrira la porte à un regain républicain alliant la gauche de gouvernement et les héritiers du chiraquisme, entre autorité entendue comme un rapport retrouvé entre l’individu et le collectif et une vision essentiellement répressive et de repli identitaire.
Le terrain est mouvant. La pandémie a accentué les crises psychologiques individuelles, en particulier chez les jeunes : rixes, meurtres, harcèlement qui existaient de manière latente sont accentués par le contexte et amplifiés par la désinhibition de médias d’extrême-droite.
Mais l’enjeu principal pour cette équipe de « spins doctors » est leur responsabilité face à une situation du pays qui court à sa déségrégation.
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Les personnages principaux :
– Pierre : le narrateur
– Bertrand Borde : patron et fondateur de l’agence « Parole Publique », référence en stratégie de communication politique et en analyses projectives, ayant conçu et dirigé, avec succès, deux campagnes présidentielles.
– Paul : élève de Lacan, directeur des études, animateur et analyste des groupes projectifs.
– Olivier Constant : ancien Président, ayant recours, s’il se représente, aux compétences de Borde et de son équipe.
– Claire Caland : fille d’un autre ancien Président, contactée et pressentie par Borde pour se présenter à la présidentielle en binôme dans le cadre d’un scénario salvateur pour la France.
– Virginie : psychologue et psychanalyste, entrée depuis peu à « Parole Publique ».
– Le Général du Tirrier : militaire se disant « homme providentiel » de droite, candidat à la présidentielle dans le but de « redresser le pays » et l’autorité
Pierre et Paul, amis d’enfance, travaillent en relation complémentaire et complice à l’agence « Parole Publique ».
Episode 1
Nous sommes au Pont de l’Alma à Paris, les bureaux de l’agence Parole Publique. Borde, le patron de la société, décrit le cadre de la campagne présidentielle qui s’annonce dans son vaste bureau dépouillé. Seuls quelques paperboards, retournés à moitié pour se préserver de regards non validés, pendent sur les murs depuis ses corniches.
Le récit commence par un document archive en noir et blanc, projeté sur un écran :
Camus monte à la tribune pour prononcer son discours de remise de son prix Nobel, Musique, le son arrive au moment où il dit la phrase clé qui est un fil conducteur de ce qui va suivre :
« Chaque génération sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est encore plus grande ; elle consiste à empêcher que le monde se défasse »
(Camus : Discours de remise du prix Nobel, 1957)
Ma tâche consiste à empêcher que le monde se défasse
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Nous sommes dos au mur !!!
Le propos est sec, cinglant. Les mots sont précis. Sur un grand écran accroché au mur, des images viennent le nourrir. Elles sont autant de taches protéiformes, colorées ou incandescentes comme un pare-brise qui viendrait d’imploser ! Incroyable assaut de personnages aussi burlesques que violents du Congrès américain ! Images mortes d’avenues de grandes capitales européennes, vidées de toute population par la pandémie qui sévit ! Flammes dévorant la Californie ou l’Australie, ramenant les doudous de nos enfants, les koalas, à des cathares dans le brasier de l’anthropocène. Gens dignes, des « comme nous », piégés sous les eaux furieuses de la vallée de la Roya…
Pièces d’un puzzle, signe d’une civilisation décadente ?
– Aujourd’hui, la démocratie n’est plus une évidence. Si nous ne faisons rien, si nous ne trouvons rien, il ne restera plus que le choix entre quelques formes de tyrannie.
Aujourd’hui la démocratie n’est plus une évidence
Celui qui s’exprime ainsi, Bertrand Borde, est reconnu partout comme un gourou de la communication politique. Il dirige la société Parole Publique.
Dans son grand bureau de l’Alma, à Paris, ils ne sont que quatre autour du grand plateau noir amovible. La préparation de l’élection présidentielle a toujours été vue ici, comme une opération commando, avec sa violence naturelle.
C’est devenu une tradition, deux paperboards sont déployés. Les scotch double face prêts pour les affichages sur les murs. Ils seront repliés, artisanalement, quand un intrus aura accès à la salle. Seule concession, un grand écran mural fait pénétrer l’image, la quintessence du sens dans les éthers de la discussion qui va s’engager.
L’équipe est discrète voire secrète. Cela ne fait que renforcer le mystère de ces experts qui viennent de participer à trois élections présidentielles gagnantes.
Le directeur des études, à l’époque où c’était plus détendu, on le surnommait « Black Box », on lui prêtait, d’ailleurs, d’être le Fort Knox des humeurs de l’opinion, a fait une présentation rapide et trash de ces humeurs cachottières. Ce vigile de la société, c’est Paul, à une place qui lui va comme un gant et constitue l’aboutissement d’une carrière mais surtout d’une forme de vie.
Cette présentation de Paul est un rituel. Normalement, cela agit comme un phénomène chimique enclenchant sur des processus qui déboucheront, dans quelques temps, sur une stratégie et un lexique résumé sur une simple page A4. Ils vont se faire violence pour comprendre, construire, déconstruire pour faire rendre gorge à cette société qu’ils dissèquent.
Mais quelque chose est cassée, on le sent bien. C’est Bertrand Borde qui va servir de révélateur. Rompant avec les habitudes, il se lance dans un discours liminaire, un brief qui n’en est pas un, l’ouverture des portes d’une dramaturgie.
– Il n’y a plus d’appétence pour le politique… tout tourne autour d’une expression : la « chute molle ». Cette chute molle n’est pas foudroyante, on se sent tomber, c’est comme un vertige, on cherche à se raccrocher, mais on ne trouve pas de prise et la peur ne fait qu’amplifier le mouvement. Des images très populaires renvoient à une telle situation. La chute d’une société qui, post Résistance et sa référence d’unité nationale, n’a fait que lentement se désagréger, où la confiance s’envole, l’individualisme du chacun pour soi règne. L’incompréhension est partout et le sens nulle part. Ce sont des douleurs cachées, pour la plupart de celles-ci, et pour la plupart des gens. Mais elles sont les symptômes qui imprègnent tous les instants de vies qui se sentent incomprises. Une déprime collective sourde signe le déni de la plainte de marqueurs du quotidien qui s’estompent. Un rendez-vous médical compliqué en raison du départ à la retraite du médecin de famille – « de famille », ce surnom a-t-il un sens aujourd’hui ? Un enfant en proie aux violences modernes des harcèlements des réseaux sociaux ou des tentations des dealers locaux ? Sa propre précarité ressentie comme une sensation, comme une menace même si on n’a pas vu l’arme ? Jusqu’où se sentir invisible, fragile et sans véritable espérance dans un futur inquiétant ?
L’incompréhension est partout et le sens nulle part
Sur l’écran, un lieu mémoire, l’Arc de Triomphe à Paris, De Gaulle et la Libération puis le choc de la charge quasi militaire de gens de ces douleurs-là, en Gilets jaunes fluo d’exigence d’être vus, identifiés.
– Nous sommes au bout de cette longue chute. Le sol est là. Cette campagne ne peut être comme les autres et ce sera la dernière qu’on pourra aborder avec des grilles classiques. Comment sortir par le haut ? Nous sommes engagés dans cette mécanique inexorable sans notre véritable consentement. Qu’avons-nous le droit de faire encore ? Existe-t-il encore des mots qui guérissent à ce point de la violence et de l’isolement ? Je vois le candidat demain. Je vais savoir s’il est raccord avec ce qu’on pense… voir s’il a le courage et les moyens de se départir de ses schémas de pensée… et d’aller à la baston. On ne se décidera sur la stratégie qu’après. Plus jamais il ne faudra travailler dans ces conditions. On n’a pas le choix. C’est une campagne pour nos gosses, pour ce qui nous a toujours animés. C’est, peut-être, tout autant, se retourner sur nous-mêmes, nos certitudes, nos arrogances et le bordel qu’on a semé. On se croyait « dandy » de la révolution, ne finissons pas Gandhi de notre incurie… Je reste sur mes bases, la violence quand il le faut !
Depuis longtemps, rivé sur les tendances d’opinion et leurs expressions déroutantes, sur la violence qui gagne, je partageais avec Paul la perception de la montée exaspérée d’une demande d’autorité assortie d’une absence de repères. En France, on le sait, nous avons des représentations symboliques pour venir combler ce manque d’autorité qu’on n’ose exprimer pour ce qu’il est, en fait, un manque d’espérance et une frilosité envers le futur.
Je savais, nous savions, que ce besoin portait les germes de tout ce que nous avions honnis.
Charles, avec qui j’en parlais, me le dit au scalpel : « Trop de particulier conduit au général ».
Trop de particulier conduit au général
La sentence me frappa, sans gants, et le boxeur – c’était le pire – avait la douceur d’une inquiétude maîtrisée depuis si longtemps que je n’avais pu y trouver ni impuissance ni révolte.
La fermeté rhétorique associée à cette disponibilité affectueuse était la bande annonce d’une campagne politique dont ces souvenirs veulent restituer les germes solides.
Charles avait produit un essai qui bousculait les grilles d’analyse habituelles. Le succès de l’ouvrage fut progressif. Il semblait épouser la courbe de l’évolution des troubles de la société. Son corpus psychanalytique lui permettait de cerner au plus près les nouvelles douleurs contemporaines. Il vit monter en puissance des liens paradoxaux d’individualisme revendicatif et une perte de repères se traduisant par une demande d’autorité. C’était cette base qui lui permit ce terrible raccourci entre les exigences particulières et la référence, très française, à l’homme au képi qui marquait toujours l’imaginaire français. L’homonymie du Général et du général constituait un éclairage violent.
J’en parlais à Paul. Il fit la grimace.
– Fais « chier » ! Oui, je vois.
Il griffa plus qu’il ne griffonna le carnet bleu Klein qu’il avait toujours dans sa poche. Paul était un visuel. Les mots écrits le projetaient dans des enchaînements inattendus. Cela faisait, souvent, le succès de ses analyses prospectives.
Voilà comment, chacun, avec sa singularité, venait apporter sa pierre à l’édifice de compréhension que nécessite l’écriture stratégique d’une campagne présidentielle. Cette méthode, que Borde développait en marchant, lui faisait dire qu’elle était celle d’artisans.
Je n’avais pas quitté mon attachement pour le romantisme. Simplement, j’avais compris que c’était le mot et non le mouvement philosophique qui me retenait ainsi.
Par provocation, je continuais à l’utiliser comme un mot totem. Ça provoquait un consensus pour me railler amicalement, Charles comme Paul. Je crois que Borde s’en foutait. Si un jour ça devenait une piste, pourvu que ce soit opérationnel, ça lui irait.
J’étais persuadé que les mots ont des saisons. Celui-là, « romantique », un jour, serait le fruit attendu comme la saveur de la cuisine en mutation. Le fruit d’une appropriation illicite mais qui résonnerait comme un signe des temps. Romantique ne serait plus que ce qu’on en ferait : une radicalité romantique.
Pierre Larrouy
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Toute ressemblance avec des personnages réels ne pourrait être que fortuite.