Pour Régis Passerieux, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes Internationales et Politiques (HEIP), il n’y a pas de solution à la crise sans refondation de l’Etat. Dans cette première partie, il nous livre un diagnostic des dysfonctionnements de l’Etat. Ce constat l’amène, dans une seconde partie publiée demain, à explorer les pistes pour repenser l’Etat.
Le constat
Au point focal de toutes les récriminations des « gilets jaunes », territoires, injustices, fiscalité, prélèvements, services publics, mépris des élites, sous tous les angles, on retrouve une mise en cause de l’État. A l’issue du grand débat, l’État est à la fois bousculé dans sa légitimité et si attendu par la Nation.
Il est en crise d’impuissance : l’édiction des normes européennes, la pression à l’ajustement de la mondialisation, la crise des ressources et les règles de l’orthodoxie économique et financière, écrites et non écrites, semblent depuis plusieurs décennies le ligoter.
Il est pourtant en surrégime et en position de boulimie bureaucratique et normative : il multiplie les injonctions, les prescriptions, les lois et règlements.
Il paraît autiste aux doléances quotidiennes des citoyens et des élus.
Il fait peser ses prélèvements, de manière ressentie injuste et opaque, pour toujours moins de services et plus d’impôts, et de dette.
Jamais la France n’a été si riche en termes de PIB, dotée en agents publics et pourtant chacun a le sentiment, et beaucoup vivent la réalité, d’une rétractation de services publics qui abandonnent les territoires, en matière de santé, de dessertes, des services du quotidien.
Un diagnostic franc s’impose. Comment en est-on arrivé là ? La France prélève plus de 53 % de sa richesse pour les budgets publics (en incluant les cotisations sociales) et manque d’infirmières, dessert de moins en moins bien ses zones rurales, laisse des déserts ruraux de santé, ferme des postes, paie parmi les moins bien en Europe ses professeurs.
Une revue des dépenses et des recettes, ainsi que des choix économiques généraux, et des modes de gestion, s’impose.
Avant de valider un discours appelant à la rigueur, voire à la diète, il faut faire l’examen d’une autre réalité :
- Un État appelé à jouer les roues de secours d’une société qui a perdu ses réflexes de solidarité, avec une précarité érigée en système économique. La puissance publique répare les brèches, en prélevant sur des classes moyennes harassées pour assurer la survie quotidienne de classes littéralement expulsées du système économique, tout en épargnant les plus aisés.
- Un recours à la dette privée qui depuis le milieu des années 80, après avoir été amorcé dans la doctrine de Bercy dès les années 70, nous livre pieds et poings liés aux marchés financiers et internationaux. Ceux-ci ont trouvé là une source de croissance rentable autorisant et poussant même à une absence de rigueur des hauts fonctionnaires dans la gestion de leurs budgets. La dette et l’impôts sont, au prix d’un épuisement de la classe moyenne, mis au service depuis plusieurs décennies de la croissance de ce marché financier. Auparavant les moyens financiers et monétaires de la Nation étaient mis au service de l’impulsion de l’État.
- Une rigueur irrationnelle et de façade, avec un discours incantatoire et nominal de gestion des dépenses mais sans modification des pratiques de gestion et sans responsabilité personnelle des directeurs d’administration centrale. La « rationalisation des dépenses » s’est faite selon un schéma toujours descendant, par rabotage aveugle sans révolution du management ni prise en compte des réalités de terrain, au prix d’une réinjection de dépenses à chaque urgence.
La théorisation et la pratique de la dépense publique n’opèrent pas de distinction entre le financement des dépenses d’investissement, des dépenses de fonctionnement, des dépenses sociales ou de celles qui répondent à l’urgence environnementale. Pourtant, tous ces besoins méritent des solutions différenciées : recourir à la dette pour financer des rustines sociales ne peut mener bien loin. Mais supprimer à court terme des dépenses d’investissement sans se soucier des retours futurs, c’est avoir l’assurance d’une hausse des dépenses et de la dette sur le long terme (pour ne parler que des aspects purement financier).
L’obsession comptable conduit à des situations comptablement catastrophiques !
- Une articulation manquée entre la déconcentration et la décentralisation, avec des doublons, une hypertrophie des échelons centraux, une gestion des élus locaux qui reproduit désormais le plus souvent les strates excessives et les dérapages des administrations centrales. Notre système administratif est devenu un dédale, et les coûts de relations sont considérables.
- La privatisation et l’externalisation non maîtrisées de pans entiers de services publics ou de fonctions support, qui se traduisent à la fois par une perte d’efficacité et par un alourdissement de la facture, mais qui permettent de distribuer des contrats juteux à un réseau prédateur : les gains sont privatisés, le contribuable assume les pertes.
- Enfin, la crise financière de 2008, dont l’État comme les citoyens ont été victimes, en coûtant une part de PIB considérable, a fait exploser la dette, passant d’environ 60 % à 100 % du PIB, et sa facture aujourd’hui est le poids le plus lourd qui pèse sur la dépense.
Toute rigueur aveugle organisée par des enveloppes rigides et gelée, ou en diminution selon des masses forfaitaires, n’ajouterait que de la crise à la crise.
Mais à ce diagnostic des dysfonctionnements fonctionnels, il faut ajouter et peut-être commencer par une observation plus fondamentale : notre État a fait fausse route dans ses principes d’organisation même. Il libéralise et affaiblit la société en jouant les supplétifs de la mondialisation hyperlibérale qui déstabilise, affaiblit la société et l’économie nationale. Par une part de ses hauts fonctionnaires, qui partage l’idéologie de cette « mondialisation heureuse », notamment à Bercy, il s’en fait même complice ; et en renvoie aux citoyens la facture, et l’imputation du péché, par la dette et l’impôt, dans un discours culpabilisateur. Il n’est pas au service d’une société qu’il doit stimuler, servir, accompagner et d’une économie qu’il doit protéger et mettre en position de conquête stratégique. Mal géré, l’État se fait donneur de leçon et prend prétexte du peu de passion qu’il a pour lui-même pour privatiser les services, en lien avec l’idéologie de la Commission européenne. En contrepartie, il multiplie des normes couteuses sans exiger de lui-même la réforme qu’il a imposée à la société depuis plusieurs décennies.
Régis Passerieux
Professeur à l’Ecole HEIP