« Peut-on sauver le capitalisme de lui-même » ? Une question fondamentale que pose d’emblée l’économiste Joseph E. Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2001). De notoriété internationale, l’un des fondateurs les plus connus de la « nouvelle économie keynésienne », Joseph E. Stiglitz nous livre dans cet essai les idées fortes qu’il a développées tout au long d’une carrière économique et politique bien remplie. Il s’est engagé notamment auprès de Bill Clinton comme président du Council of Economics Advisers et comme conseiller de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle. Il est connu pour ses violentes critiques émises à l’encontre du FMI et de la Banque mondiale, peu après son départ mouvementé de celle-ci en 2000, alors qu’il y exerçait la fonction d’économiste en chef.
Il obtient le prix Nobel d’économie pour sa contribution, en collaboration avec George Akerlof et Michael Spence, à la théorie de « l’asymétrie d’information sur les marchés ». C’est le processus de « screening » : façon d’extraire des informations privées d’un agent économique, limitant ainsi l’efficacité du marché. On lui doit également sa théorie du salaire d’efficience et de nombreuses études sur l’économie du développement.
Ses multiples essais – La Grande Désillusion (Fayard, 2002), Quand le capitalisme perd la tête (Fayard, 2003), Un autre monde (Fayard, 2006) et Pour un commerce mondial plus juste, avec Andrew Charlton (Fayard, 2007), Le triomphe de la cupidité (LLL, 2010), publié deux ans après le début de la crise ses subprimes, et Le prix de l’inégalité (LLL, 2012) – sont de véritables réquisitoires contre le capitalisme néolibéral qui a tablé sur l’économie de l’offre et a conduit au « fanatisme du marché », à l’extrême financiarisation de l’économie, aux dérives de la finance, provoquant des crises à répétition. Un capitalisme qui a favorisé la formation de monopoles dont la stratégie consiste à accroitre leurs profits au détriment des salariés et des consommateurs, alimentant la cupidité, favorisant le pouvoir de l’argent, faussant la démocratie et aggravant les inégalités et la paupérisation.
Son dernier essai Peuple, pouvoir et profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale reprend ses principales critiques à l’égard de l’économie politique pratiquée aux États-Unis et dans le monde occidental. En virulent opposant à la spirale infernale du pouvoir et du profit et en défenseur d’un « capitalisme progressiste », il rejette la fameuse théorie de la croissance « même si on ne peut se passer encore de cet indice », tout comme celle du « ruissellement » qui n’a fait que creuser les inégalités : en quelques années les 2/3 de la croissance ont bénéficié seulement aux 1 % les plus riches aux États-Unis et les disparités ne font qu’augmenter entre les 1 % les plus riches et les 90 % les plus pauvres. Le taux d’investissement est de plus en plus bas alors que le taux de profit ne cesse d’augmenter. La question est de savoir comment corriger ce phénomène.
La réponse à donner commence par la critique des politiques économiques libérales basées sur l’économie de l’offre, d’abord aux États-Unis avec Reagan et en Angleterre avec Thatcher et sa devise « There is no alternative ».
Cette politique a montré que le capitalisme n’était ni efficace ni stable : la libération des marchés financiers a provoqué la crise financière de 2008. Alors que des dizaines de milliers de personnes perdaient leur emploi « Aucun des hauts dirigeants des sociétés financières qui avaient conduit l’économie mondiale au bord du gouffre n’a eu des comptes à rendre […] Au contraire, ils ont eu des méga-bonus. Les banquiers prédateurs ont été renfloués par leurs victimes » écrit Stiglitz ajoutant : « se focaliser sur la richesse financière a été contre productif. Celle-ci a grandi au dépens des richesses réelles du pays et s’est concentrée entre les mains des plus riches des riches, au lieu de créer une économie plus humaine à même d’assurer à l’immense majorité des citoyens cette vie de « classe moyenne » à laquelle ils aspirent mais qui continuent de leur échapper ». Le prix Nobel d’économie fustige aussi la puissance des grands groupes et le système des monopoles. Le modèle concurrentiel, tant vanté par les manuels d’économie, n’est plus de mise. Peter Theil, l’un des grands entrepreneurs de la Silicon Valley qui a été aussi brièvement conseiller de Trump, le dit sans détour « la concurrence c’est pour les perdants ». Le néolibéralisme thatchérien et reaganien, aggravé avec Donald Trump, est un échec. Il a conduit à un accroissement des inégalités, à un ralentissement de la dynamique économique et à de lourds dégâts environnementaux. Ardent opposant à Donald Trump, Joseph Stiglitz rappelle la régression sociale inédite dans laquelle le président a plongé son pays : « Durant plus de deux siècles, nous avions eu trois avancées majeures celle de la science, celle de l’organisation sociale, et celle de l’autorité de la loi qui permet des états de droit. Mais Donal Trump pulvérise tout ça en quelques années. En un seul mandat, il crée une société qui ne sert pas la majorité soit les 90 % les plus pauvres. Jusqu’à l’espérance de vie qui décroit alors qu’elle augmentait jusqu’en 1999 ».
Il s’agit donc, pour Stiglitz de faire l’expérience de nouveaux modèles économiques en vue de diminuer les inégalités. Il convient donc de pratiquer une autre politique économique pour « vaincre l’anémie de l’économie, le pouvoir des monopoles, la mauvaise gestion de la mondialisation, la financiarisation abusive, le changement technologique mal maîtrisé ». Autrement dit « sauver le capitalisme de lui-même » en changeant de type de capitalisme. Joseph Stiglitz plaide pour un « capitalisme progressiste » qui met l’économie au service du plus grand nombre, réduit l’inégalité, protège la santé, investit dans le domaine éducatif et la recherche fondamentale et pratique une plus grande régulation du secteur financier « en le mettant hors d’état de nuire », encadre mieux la mondialisation, intervient pour promouvoir la lutte contre le changement climatique ; la prospérité économique et la lutte contre le changement climatique ne doivent pas être opposées : en choisissant de réaliser des actions préventives, des emplois seront créés rendant l’économie beaucoup plus prospère. C’est « un nouveau contrat social » que propose Joseph Stiglitz avec de nouveaux liens entre le marché, l’État et la société civile. Il n’est plus question d’un capitalisme sans entraves qui donnerait aux marchés toute latitude de régler les problèmes. Il cherche plutôt à rendre à l’État sa fonction première de protecteur des ressources naturelles et de l’environnement et de garant de la cohésion sociale et de la solidarité.
Il prévient notamment « qu’aucun des changements économiques ne sera réalisable sans une démocratie forte, capable de faire contrepoids à la puissance politique de la fortune concentrée ».
Reconstruire la politique et l’économie aux États-Unis exige, en effet, d’abord la restauration de la démocratie, en régulant l’influence politique de la fortune au sein de la démocratie, la promotion
d’ un système de contrôle et l’assurance d’un véritable contre-pouvoir et d’un pouvoir judiciaire impartial. « Nous devons faire davantage pour limiter l’influence de l’argent mais nous devons aussi réduire les inégalités de fortune sinon nous ne parviendrons jamais à juguler comme il convient le pouvoir de l’argent dans le système politique américain » écrit Joseph Stiglitz.
« Si nous ne réformons pas les règles de notre vie politique nous faisons de notre démocratie une farce car nous allons vers un monde mieux défini par la règle « un dollar une voix » que par le principe « une personne, une voix » », recommande l’auteur. L’argent n’a pas seulement contaminé la politique, il a contaminé les esprits ; « la science et le débat argumenté ont été remplacés par l’idéologie celle-ci est devenue un instrument au service de la cupidité capitaliste ».
Le livre de Jozeph Stiglitz peut être considéré comme une arme contre Donald Trump et un programme à la disposition des démocrates pour la prochaine campagne présidentielle aux États-Unis : « Je crois que les candidats démocrates vont faire valoir les priorités que je décris dans mon livre. Il y a un consensus, non seulement chez les démocrates, mais dans la population américaine, sur un certain nombre de questions clés. Notamment l’accès au système de santé pour tout le monde qui est un droit fondamental ».
Sur les 400 pages de cet essai, une centaine est consacrée aux notes et références bibliographiques, c’est dire l’importance de la documentation fournie.
Peuple, pouvoir et profits
Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale
Joseph E. Stiglitz
LLLL. Les liens qui libèrent, 2019
408 p. – 24 €
Katia Salamé-Hardy