Pour Michael Dowling et Helmi Hammami, l’intelligence artificielle représente pour l’Europe en général et la France en particulier un vaste champ d’opportunités face aux monopoles technologiques constitués par les plateformes internet américaines.
La décennie qui s’achève est marquée par un transfert massif de revenus de l’Europe vers les États-Unis, déplacement financier qui résulte d’un volume, en constante hausse, de commissions récoltées par les compagnies technologiques américaines offrant des services à une population de consommateurs un peu partout dans le monde et, entre autres, en Europe.
Avez-vous besoin d’un hôtel à Paris ? Expedia est là. Envie d’un sushi chez soi ? 10 % pour UberEats et vous êtes servi. Un taxi, un morceau de musique, un film pour la soirée ou une réservation d’avion ? Une entreprise américaine que vous choisissez vous facilite la vie, moyennant toutefois une commission (10 % ou équivalent). Ces firmes américaines possèdent un quasi-monopole dans le secteur lucratif des services en ligne. Les firmes européennes transfèrent quotidiennement des millions d’euros à San Francisco, tout simplement parce qu’elles passent par les services de géants comme Google par exemple.
Dans son livre Zero to One, Peter Thiel rapporte que les États-Unis ont opéré le choix d’établir des monopoles technologiques modernes : des plateformes technologiques qui touchent des millions d’utilisateurs et qui deviennent, au fil du temps, incontournables. Aujourd’hui, quelle est la probabilité que vous passiez du temps à scruter la liste des annonces de votre agent immobilier pour louer votre chalet de vacances dans le sud de la France plutôt que d’aller directement sur AirBnB ou d’autres plateformes similaires pour trouver l’endroit idéal ? AirBnB l’emporte forcément. Ces plateformes représentent des mines d’or intarissables.
Ces plateformes américaines constituent de véritables monopoles technologiques qui ont pris et ne cessent de prendre de l’ampleur.
En effet, elles offrent une expérience sur mesure avec des avantages de flexibilité tant pour le lieu que pour le calendrier. Même pour les plus nostalgiques d’entre nous, voila.fr, le moteur de recherche français, a fait son temps. Qui songerait sérieusement à l’utiliser aujourd’hui ? Une réponse positive devient de moins en moins probable : Google fait bien l’affaire et certainement mieux. Se positionner sur des niches où des monopoles technologiques américains dominent représenterait une perte de temps et d’argent, tout simplement parce que Google et d’autres se révèlent meilleurs.
Loin de nous l’idée de nous positionner comme les partisans d’une fatalité et d’un pessimisme qui favorisent le statuquo sans proposer des pistes de réflexion et des alternatives à examiner. Une opportunité pour l’Europe, et certainement pour la France, serait de regarder de près le marché évolutif de l’intelligence artificielle (IA) et, pourquoi pas, de tirer une leçon de l’approche des 10 %, versés aux entreprises américaines évoquées, pour prendre une place dans ce marché fort prometteur.
L’intelligence artificielle offre un champ d’opportunités dans lequel l’Europe peut exceller.
En particulier, la France possède des atouts non négligeables pour réussir et se positionner sur le devant de la scène.
L’intelligence artificielle suppose que les ordinateurs soient capables d’imiter l’humain dans son comportement intelligent. C’est une reproduction de l’intelligence humaine par les machines. À ses débuts, l’intelligence artificielle se voulait très généraliste mais, avec le temps, elle est devenue de plus en plus spécifique. Aujourd’hui, les ordinateurs sont capables de jouer contre l’humain, et de le battre, dans des jeux aussi complexes que le GO. En effet, les machines peuvent déceler des combinaisons dans les données, les chiffres ou le texte que l’humain ne pourrait imaginer. Les machines se révèlent aptes à lire des textes et à en extraire le contenu le plus approprié à la situation, par exemple dans le domaine législatif. Ceci dit, l’IA demeure limitée lorsqu’il s’agit de décisions complexes où le cerveau humain l’emporte haut la main, par exemple dans un domaine comme celui d’un audit où la personne doit trancher pour approuver, ou non, une situation à caractère unique.
Un récent rapport de McKinsey Global Institute sur l’IA estime que, d’ici 2030, 30 % des professions, surtout celles comportant des tâches répétitives qui nécessitent peu d’efforts cognitifs, sont vouées à disparaître au profit d’algorithmes et de systèmes intelligents. Dans ce genre de changements, certes inévitables, il y aura certainement des pertes mais aussi beaucoup d’opportunités.
Dans une entreprise, un élément de gain majeur serait la réduction des coûts de main-d’œuvre au profit de robots intelligents moins coûteux. L’investissement initial serait rapidement amorti. La suppression d’un tiers des postes entraînerait d’énormes économies. Cependant, les avantages liés à ces changements ne profiteraient pas à tous de la même manière. En effet, les premiers arrivés seraient les grands gagnants. En revanche, les derniers à se positionner pourraient tout perdre. La logique du pionnier prévaudrait.
Historiquement, l’évolution technologique a transformé des industries entières. Dans le transport aérien, par exemple, Ryanair constitue un cas d’école à étudier. Le succès de cette firme s’explique en grande partie par sa maîtrise des technologies nouvelles au moment où les autres compagnies fonctionnaient avec un modèle économique dépassé. Ryanair a vu venir les changements technologiques et a commencé à remplacer les agences de voyage par des réservations en ligne. La réduction des coûts intermédiaires s’est véritablement concrétisée sur les prix proposés à la clientèle. Aujourd’hui, avec ses 150 millions de voyageurs par an, Ryanair devance largement Air France-KLM de 50 millions de passagers. À l’horizon 2030, la compagne irlandaise vise les 250 millions de passagers. Ryanair est l’une de ces nombreuses entreprises qui investissent dans la veille technologique et qui conservent un avantage compétitif par rapport aux autres concurrents.
La même recette est applicable en matière d’IA. Les premiers arrivés profiteront certainement des fruits mûrs avant les autres. La France possède sa propre stratégie nationale d’IA. En mars 2018, lors de la conférence AI for Humanity, Emmanuel Macron a prononcé un discours politique pour annoncer la constitution d’un portefeuille de 1,5 milliard d’euros afin d’appuyer le développement du secteur de l’IA en France. E. Macron a déclaré que la France développerait l’IA au profit de la société et éviterait le risque de « dystopie ». Des objectifs clairement dignes d’être atteints, si cela est possible…
Dans le domaine de la robotique, la France est un pays en pointe dans les secteurs de la recherche et du développement en IA. Grâce à des formations de très haut niveau en mathématiques appliquées et en ingénierie qui s’expliquent par l’existence de très bonnes universités et d’un réseau de grandes écoles d’ingénieurs, la France s’est dotée d’un savoir-faire reconnu au plan mondial. Tout cela présente un avantage fondamental qui donne à la France un vivier de qualité pour pourvoir percer dans le domaine scientifique de l’IA. Toutefois, est-ce suffisant ?
En réalité, ce n’est pas assez. La France a beau héberger les meilleures écoles qui produisent la crème des scientifiques et des chercheurs, la boucle n’est pas pour autant fermée.
En effet, la science n’aura vraiment de valeur effective que si elle quitte les laboratoires au bon moment pour mettre au point un produit qui servira la société, l’économie et les stratégies nationales.
Or, pour cela, il faut des entrepreneurs, des hommes d’affaires et des stratégies économiques.
La Silicon Valley constitue aujourd’hui une marque de fabrique : l’Inde a ses propres Silicon Valley ; de même pour les Émirats… Leur modèle est simple : les meilleures entreprises emploient les meilleurs ingénieurs. Ce sont ces entrepreneurs qui font sortir les idées de l’ombre des laboratoires au soleil du marché. Ce sont ces entrepreneurs qui prennent les risques pour imaginer un concept, élaborer un prototype ou, encore, réaliser un produit fini dont les qualités permettront d’effectuer une percée révolutionnaire sur les marchés. Les ingénieurs créent le savoir et les entreprises le transforment en une force nationale afin qu’il devienne un atout qui crée de la valeur.
E-bay, AirBnB et autres doivent certainement leurs réussites à des plateformes technologiques très sophistiquées et à un savoir-faire technique de très haut niveau. Toutefois, de l’autre côté, transformer ces idées en modèles économiques réussis est le pas supplémentaire qui a permis à ces entreprises de devenir ce qu’elles sont aujourd’hui. Les ingénieurs lancent les idées et les entrepreneurs bâtissent les industries nécessaires pour la fabrication des produits.
Dans cette perspective, Ki-Fu Lee a bien noté, dans son livre AI Superpowers, que la Chine a vite compris qu’obtenir de l’argent avec l’IA est une affaire économique plus qu’une question de technologie. Certes, les géants chinois de la technologie comme Baidu, Tencent, Ali-baba et Byte-dance se révèlent bien ancrés dans la maîtrise de leur savoir technologique, mais ils mettent les besoins des consommateurs dans leurs viseurs afin d’assurer la continuité de leurs activités et leur développement.
Aujourd’hui, le défi est de taille pour les entreprises françaises mais aussi, à leur suite, pour le positionnement de la France dans le monde. Si ce n’est pas aux entreprises américaines que les consommateurs français verseront les 10 %, ce sera probablement aux entreprises chinoises dans un avenir proche en cas de valorisation insuffisante de la recherche et du savoir-faire français en matière d’IA. Pratiquer la science pour l’amour de la science est une condition nécessaire mais plus suffisante.
Il faut être pragmatique, regarder vers l’avant et travailler à valoriser le savoir-faire français et en tirer profit.
Dans ces perspectives, du côté français, les écoles d’ingénieurs et les grandes écoles de commerce doivent joindre leurs efforts et combiner la richesse de leur savoir-faire technique et managérial afin de capitaliser sur cette vague porteuse, celle de l’IA. Ce ne sont pas les opportunités qui manquent, mais encore faut-il agir au bon moment pour prendre sa place et la conserver. La France a tout pour pouvoir prétendre à ses 10 % pour les entreprises françaises. Encore doit-elle le vouloir et mettre en œuvre les moyens pour parvenir à cette fin.
Michael Dowling est professeur de finance et directeur du centre d’excellence – « AI Business » à la Rennes School of Business. La mission du centre est de proposer des solutions et conseil aux entreprises intéressées par le développement de leurs activités autour de l’intelligence artificielle
Helmi Hammami est professeur de comptabilité et Senior Advisor au doyen à la Rennes School of Business pour les questions stratégiques de l’école. Helmi est aussi membre du centre IA et s’intéresse à l’intégration de l’intelligence artificielle dans les domaines de la comptabilité et de l’audit