Montée de l’euroscepticisme, du souverainisme et des nationalismes, jamais le projet européen n’a paru aussi en crise. 28 ans après sa signature, Jean-Louis Bourlanges, député MoDem, vice-président de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, tire un bilan du traité de Maastricht.
Revue Politique et Parlementaire – 28 ans après, quel bilan tirez-vous du traité de Maastricht ?
Jean-Louis Bourlanges – Maastricht était un traité réaliste mais ambitieux. L’ambition était dictée par la volonté d’exploiter la fin de la guerre froide pour permettre à l’Union de franchir la porte sacrée du politique. Il s’agissait d’en finir avec une construction hémiplégique fondée sur l’économie et le droit mais laissant à la communauté atlantique le soin des grandes affaires politiques, c’est-à-dire d’abord de la sécurité face à l’Union soviétique. L’irruption de la politique a pris trois formes. D’abord celle d’une démocratisation très profonde, et encore aujourd’hui traitée avec une condescendance injustifiée, des institutions communes. La Commission est alors devenue une instance politiquement responsable et le Parlement un co-législateur de plein exercice. On est ainsi sorti du fédéralisme technocratique inventé par Monnet, mais le saut qualitatif a été sous-estimé par l’opinion publique car le modèle retenu pour faire tourner une aussi vaste machine était évidemment celui de la démocratie représentative. Or ce modèle est devenu au même moment l’objet de dénonciations populistes de plus en plus véhémentes. On a donc continué de crier au déficit démocratique sans voir que celui-ci s’était puissamment réduit ou à tout le moins avait changé de nature.
Le deuxième saut dans la politique, ce fut évidemment l’aventure de la monnaie unique. Drôle de saut d’ailleurs car l’idée dominante, en Allemagne en tout cas, c’était moins de bâtir une politique économique commune que de dépolitiser la gestion monétaire. Le résultat est à cet égard contrasté. Les euro-tièdes qui ont pris le pouvoir un peu partout au milieu des années quatre-vingt-dix, ont longtemps veillé à ce que l’Union monétaire ne débouche pas sur une véritable union économique. La crise a toutefois consacré le rôle de régulateur économique central de la BCE et il est singulier d’observer que l’appartenance à la zone euro est devenue l’un des principaux ciments de l’Union puisque de Tsipras à Le Pen les adversaires initiaux ont tous fini par rendre les armes.
La troisième percée politique majeure, c’était l’ébauche d’une politique extérieure et de sécurité commune. La déception, concrétisée lors de la guerre d’Irak, par un déchirement sans précédent des gouvernements, était sans doute prévisible car rien ne peut marcher dans un cadre strictement inter-gouvernemental mais elle a été forte et durable.
Au total, je dirais que le bilan de Maastricht est aux deux tiers positifs : des institutions démocratiques et l’euro, ça n’est pas rien.
RPP – Que répondez-vous à ceux qui estiment que la promesse de protection et de puissance dont le traité se voulait porteur n’a pas été à la hauteur des attentes suscitées à l’époque de sa signature ?
Jean-Louis Bourlanges – Dans le traité de Maastricht la puissance était assurément davantage une promesse qu’une
réalité. Et cette promesse n’a pas été tenue. Les institutions strictement inter-gouvernementales ont joué leur rôle dans cet échec mais l’essentiel est à chercher ailleurs, dans la contradiction de la situation géopolitique de l’époque. D’un côté, la chute de l’Union soviétique devait amener les Américains à un certain désengagement en Europe et justifiait que les États du vieux Continent entreprennent de prendre la relève de leur grand allié. De l’autre toutefois, l’effondrement de la menace à l’Est démobilisait en profondeur les Européens devenus de plus en plus désireux de percevoir ce que Laurent Fabius nommait « les dividendes de la paix ». En fait, ceux-ci ont préféré penser qu’ils avaient gagné la guerre froide pour l’éternité. L’annonce de la fin de l’histoire aidant, c’était vraiment « la der des der » qu’ils estimaient avoir livrée et remportée. Cruelle illusion !
RPP – N’y avait-il pas une contradiction entre renforcer l’intégration – ce qu’impliquait la dynamique de Maastricht – et l’élargissement, lequel résultait de l’effondrement du communisme ?
Jean-Louis Bourlanges – Il faut distinguer élargissement et élargissement. Il était parfaitement légitime d’ouvrir l’Union européenne aux anciens États neutres ou satellisés du centre et du nord de l’Europe. L’erreur dénoncée par nombre d’entre nous à l’époque aura été toutefois de ne pas faire précéder cet élargissement d’une réforme institutionnelle en profondeur car il était, et il est toujours, illusoire de prétendre faire fonctionner à vingt-sept ou à vingt-huit une Europe conçue pour tourner à six. Il eût été utile également de clarifier le projet : ses buts, son périmètre ultime, ses compétences futures et ses institutions et procédures. Indépendamment de ces carences, il était carrément téméraire d’accueillir aussi rapidement des États gangrenés par la violence, la corruption et le crime organisé sous toutes ses formes comme la Roumanie et la Bulgarie. Il était enfin totalement irresponsable d’engager, sans aucune réflexion sur la nature et l’avenir de l’Union, des négociations d’adhésion avec la Turquie dont l’aboutissement aurait chamboulé l’ensemble du projet.
À la fin du siècle dernier, l’Union européenne s’est engagée sur deux voix contradictoires, celle de l’union sans cesse plus étroite avec l’euro et celle d’une union sans cesse plus large et plus lâche, réduite à une super zone de libre-échange.
Les crises institutionnelles, internationales, monétaires et économiques ont fait éclater la contradiction et failli emporter l’Union tout entière. Il n’est pas inutile de rappeler que pendant ces années folles et nulles à la fois, c’étaient les euro-tièdes qui menaient bien entendu la danse devant le regard médusé des euro-fervents qui avaient tous quitté la scène de façon quasiment simultanée, dans la dernière décennie du siècle passé.
RPP – La montée des populismes en Europe, n’est-ce pas l’échec de l’esprit de Maastricht ?
Jean-Louis Bourlanges – La montée des populismes, c’est beaucoup plus que la remise en cause de Maastricht, même si l’Europe est l’une des cibles préférées de la contestation populiste, de celles des « gilets jaunes » en particulier. Les populistes s’en prennent à l’Europe mais aussi aux nations, aux États, à la démocratie représentative et aux partis politiques. À travers la mise en cause des élites, du partage et du long terme, ce à quoi nous assistons, c’est à une désagrégation de toutes les formes de solidarité, dans l’espace et dans le temps, constitutives du lien politique. Le terme logique de cette décomposition, c’est la ZAD, la zone à défendre, et même au-delà, l’individu sacré monarque absolu. Il est très significatif que la dénonciation de l’Union européenne par les Britanniques, loin de faire flamboyer les valeurs et les fiertés du Royaume-Uni, s’accompagne d’une crise générale de l’identité britannique, crise à la fois nationale avec le séparatisme écossais et politique, institutionnelle, sociale et morale. Quand l’Europe va mal, les nations ne sont pas pour autant à la fête.
RPP – Pour sauver l’UE, quels sont les leviers institutionnels qu’il convient, selon vous, de réformer et comment ?
Jean-Louis Bourlanges – La question institutionnelle – entendez celle des compétences dévolues à l’Union et des procédures en permettant l’exercice dans des conditions satisfaisantes de démocratie et d’efficacité – est la grande mal-aimée du débat européen. Personne ne souhaite en parler par peur de raser les gens avec des abstractions ou, pire encore, par crainte de les effrayer en accréditant l’idée que l’avenir de l’Union ne pourra être que « fédéral », un terme étrangement considéré comme injurieux dans la mesure où il impliquerait la disparition de la France comme État indépendant. Du coup, il y a au cœur du projet européen, un immense non-dit : l’Europe comme le soleil et la mort chez La Rochefoucauld ne se peut regarder en face.
L’on fait comme si on pouvait à la fois bâtir une Europe forte et garantir à chaque État-membre une absolue liberté vis-à-vis de ses partenaires et de Bruxelles.
Ne dites pas à nos compatriotes qu’en souhaitant combiner une France aux mains totalement libres et une Europe-puissance, ils veulent le beurre et l’argent du beurre, ils ne vous croiront pas et vous diront que cette double attente est parfaitement légitime. Et pourtant aussi longtemps que nous n’aurons pas résolu cette contradiction, l’Union européenne continuera de balbutier et de bricoler.
Je crois qu’il faut rentrer dans ce chantier à la fois par la grande porte des idées et par la petite porte des aménagements. Côté principes, nous devons réfléchir à ce que peut-être un système démocratique associant plusieurs dizaines d’États souverains. Quatre idées :
- le « déficit démocratique européen » dont on nous rebat les oreilles n’est pas là où on le dit. Sauf à considérer que la démocratie représentative est un leurre, il faut admettre que ce n’est pas le « demos », le rapport aux citoyens, qui fait problème dans l’Union car tous les pouvoirs sont directement ou indirectement issus des peuples, mais le « cratos », c’est-à-dire l’effectivité d’un pouvoir paralysé par les capacités de blocage dont disposent de toutes petites minorités. L’urgence c’est de permettre au système de fonctionner car il n’y a pas de démocratie quand les représentants élus des États et des citoyens sont obstinément tenus en échec.
- le système doit être dual (c’est-à-dire fédéral) et reposer sur l’accord permanent entre les États au sein des Conseils et les représentants des citoyens au sein du Parlement européen. C’est le cas dans le système actuel. Ceux qui redoutent la perspective fédérale devraient s’aviser que nous y sommes depuis le premier jour, c’est-à-dire depuis le traité de Paris instituant la CECA en 1951.
- l’Union est un système fédéral mais n’est pas un État fédéral. Elle n’a pas « la compétence de la compétence » caractéristique d’un État. Je ne sais pas très bien de quoi parle Emmanuel Macron quand il évoque la « souveraineté européenne ». Ce sont les États qui sont souverains et qui délèguent des compétences à un système qui, lui, est fédéral dans la mesure où c’est une machine à fabriquer un droit dérivé qui s’impose à chaque État-membre. Jean-Claude Juncker n’est pas un second Lincoln et d’ailleurs chaque État a le droit de faire sécession.
- l’Union européenne est faite d’une très grande diversité de peuples, de références culturelles et d’intérêts plus ou moins divergents. Elle est soumise à trop de forces centrifuges pour ne pas être fragile. Elle ne pourrait pas supporter d’être régie par une démocratie majoritaire de confrontation, opposant le Sud et le Nord, l’Est et l’Ouest, les pauvres et les riches, les socialistes et les libéraux. Ce qui lui faut, c’est une démocratie de négociation et de compromis fondée sur des majorités qualifiées qui conjurent le double risque de blocage et d’affrontement. C’est bien ce système, qui doit plus à Montesquieu qu’à Rousseau, qui cherche à se mettre en place. Il faut inventer la Demoïcratie, la démocratie à plusieurs démos.
Il faudra bien finir également par lever le voile noir sur ce que nous voulons ou non partager en termes de compétences et d’argent. Nous devons réfléchir à ce que nous souhaitons à terme décider ensemble et gérer séparément. Aujourd’hui, l’Union, contrairement aux idées reçues, a très peu de compétences politiques. Essentiellement la monnaie, la concurrence, le commerce international, les normes techniques, et bien entendu, notre bonne vieille agriculture. Ce n’est pas rien mais c’est peu au regard des compétences politiques massives qui restent celles de chaque État, compétences économiques, fiscales, sociales, scolaires, judiciaires, diplomatiques et militaires qui portent sur presque tout ce qui intéresse vraiment les Français. L’Union reste un acteur politique très marginal et est d’ailleurs dotée d’un budget dérisoire (1 % du produit intérieur à comparer aux 56 % des dépenses publiques en France).
Ne cherchez pas ailleurs la cause première de l’abstention aux élections européennes : personne ne sait vraiment à quoi ça sert, l’Europe !
La grande porte, celle des débats d’idées, devrait permettre d’éveiller les consciences mais c’est la petite porte, celle des aménagements pratiques, qui devrait nous permettre de déboucher sur une réforme stratégiquement décisive : faire passer un certain nombre de compétences à la majorité qualifiée. C’est la clé de tout : à l’unanimité, tout est bloqué. À la majorité qualifiée, tout peut bouger. Et si nécessaire, faisons-le à quelques-uns, par exemple dans le cadre de la zone euro. C’est ainsi par exemple qu’on pourrait faire une avancée décisive sur la fiscalité des entreprises. Le grand soir institutionnel n’est pas pour demain mais il faut marcher ou périr. La bicyclette ne tiendra pas en équilibre si elle n’avance pas.
RPP – Le couple franco-allemand, au regard des difficultés internes des deux partenaires, peut-il encore être un moteur ? La réponse de la CDU à l’adresse du président Macron aux Européens, via la presse européenne, n’est-elle pas une fin de non-recevoir ?
Jean-Louis Bourlanges – Il est clair que les responsables allemands et français ne sont pas vraiment en phase sur les développements potentiels de la construction européenne. Les premiers sont heureux dans l’Europe telle qu’elle est, les seconds pas vraiment. Les Allemands veulent vivre en paix et en sérénité dans une Europe qui leur a donné tout ce après quoi ils avaient vainement couru des siècles du-rant : la liberté, la sécurité, la prospérité et l’unité. Ils souhaitent que ça dure. Les Français ne se satisfont pas du statu-quo : soit ils rejettent l’idée européenne, soit ils veulent aller plus loin car ils pensent leurs intérêts, leur influence et leurs valeurs potentiellement menacés dans le monde nouveau qui nous défie. « Leurs » , c’est-à-dire indissolublement ceux de la France et de l’Europe. Notre alarmisme est justifié et l’inertie n’est pas de mise. Malheureusement, nous avons fait trop de bêtises et trop peu de réformes pour être entendus de notre grand partenaire. Pour l’instant, le couple est encalminé. Tant qu’il le restera, l’Union n’avancera pas vraiment car le franco-allemand n’est peut-être pas suffisant mais il demeure nécessaire.
RPP – Plus largement, l’erreur n’a-t-elle pas été de réduire l’Europe à une affaire d’ingénierie institutionnelle, économique, etc. ? Ne fallait-il pas d’abord réfléchir à un grand récit européen susceptible tout simplement de renforcer l’adhésion et le sentiment d’appartenance des opinons au projet des Pères fondateurs ?
Jean-Louis Bourlanges – Je me méfie des récits des ancêtres bricolés par les descendants. Je crois en revanche que les Européens doivent faire un vrai travail sur eux-mêmes pour prendre conscience de leur identité historique, et de l’exacte nature de ce qu’ils s’efforcent aujourd’hui de fabriquer ensemble.
Les Européens ont eu trop tendance à se prendre pour l’humanité tout entière et à oublier qu’ils étaient dépositaires d’une histoire particulière et qui n’appartient qu’à eux.
L’Europe est fille d’une histoire originale même si elle cultive des valeurs à vocation universelle. Elle est née au Ve siècle de la rencontre entre Loire et Rhin, sur les décombres d’un Empire romain devenu asiatique deux siècles plus tôt, de deux cultures, gréco-romaine et judéo-chrétienne. Ce qui fait le trésor européen, la liberté, la laïcité, la solidarité, la croissance et le progrès, descend en droite ligne de la séparation chrétienne du temporel, du spirituel et du rationnel, les trois ordres de Pascal. Comme l’avait relevé le grand Jacques Le Goff, il y a sur ce point capital continuité et non rupture entre Europe chrétienne et Europe laïque. Aujourd’hui, cet héritage est sérieusement menacé. Les Européens ne peuvent ignorer que ce qu’ils ne feront pas pour le préserver et l’enrichir, personne ne le fera à leur place.
Jean-Louis Bourlanges
Député, vice-président de la Commission des affaires européennes
Propos recueillis par Arnaud Benedetti